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La spatialité du moi corporel

Dans le document La conception phénoménologique de l'espace (Page 160-164)

§20 Le monde en tant qu’horizon unique des horizons extérieurs et intérieurs

V. La spatialité du moi corporel

§21.

L’être du moi auquel l’étant corporel est donné

Plus haut, nous avons décrit comment la partialité de la donation perceptive est liée à la nature corporelle de l’étant qui se donne de façon spatiale, à savoir différencié en extérieur et intérieur et également en perspectives. Nous avons pu citer sur ce point la remarque déjà mentionnée par Husserl que même un moi divin ne pourrait percevoir les étants corporels que de façon perspective, caractéristique pour leur donation257. Maintenant, il est temps de se demander si cette manière de

donation est due seulement à la nature des étants donnés et s’il n’y pas

dans l’être du moi aussi quelque chose qui co-conditionne la partialité de

l’expérience perceptive. S’il est vrai que les étants ne se donnent que de façon perspective en tant que corporels, n’est-il pas possible que seulement un moi d’un certain type ontologique puisse jouer le rôle de destinataire d’une telle donation ?

Au préalable, nous pouvons annoncer que la réponse sera positive. À proprement parler, il n’est pas précis de dire que même un moi divin, supposément un être non-corporel, percevrait les étants sensibles de façon perspective – l’analyse des conditions de possibilité de la donation perceptive montre qu’en vérité, un moi incorporel ne percevrait pas du

tout. La donation perspective de l’étant présuppose un moi capable de

prendre part aux rapports spatiaux et la spatialité du moi ne peut se réaliser qu’à travers sa nature corporelle – comme nous avons déjà pu

l’observer dans le cas de l’étant donné, au niveau phénoménal, la spatialité et la corporéité sont rattachées l’une à l’autre.

Pour dévoiler le conditionnement ontologique de l’expérience perceptive du côté du moi, la méthode phénoménologique exige que nous soumettions cette expérience à l’examen en se demandant ce qu’il y dans l’être du moi qui lui permet d’être le destinataire de l’apparaître et de rencontrer les étants sensibles ; ce n’est qu’ainsi que nous pourrions découvrir les conditions de possibilité de l’expérience perceptive dans la manière d’être du moi. S’il en est ainsi, il devient inévitable de traiter la problématique que nous avions laissé volontairement à part jusqu’à ce moment : l’expérience du moi avec lui-même.

Dans ce qui suit, nous allons montrer comment le moi est co-donné dans l’expérience avec les autres étants et que son rapport à son propre être ne s’établit pas comme un acte de conscience réflexive pure, mais sur le fond de sa corporéité. Ainsi, la réflexivité au sens d’une attitude positionnelle du moi où le sujet se saisit en tant qu’objet de ses propres actes258 se trouve dépassée au profit d’une conception où le moi

percevant (le moi en tant que ce à quoi quelque chose est donné) et le moi perçu (le moi en tant que ce qui se donne) sont strictement

identiques au cours de l’expérience259.

258 Cf. par exemple la caractéristique de la réflexion donnée par E. Husserl,

Recherches logiques, tome II. Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance, vol. I, Introduction, §3.

259 Voir notamment §24.1. L’expérience de soi-même et §26.1. Le dualisme du

§22.

L’être-situé de l’étant donné et du moi : le moi comme corps

Clairement, la partialité propre à l’expérience perceptive et sa nature perspective ne peuvent pas être expliquées seulement à partir de l’étant donné ; si l’étant se donne de façon perspective et se situe ainsi par rapport au moi, le moi, pour sa part, est lui aussi nécessairement situé par rapport à l’étant. Cette relation réciproque dans le champ des possibilités est unique, parce que l’être-situé représente un rapport singulier entre le moi et l’étant donné : la différence actuelle entre surface et profondeur est liée uniquement au point de vue concret qu’occupe le moi260. Nous pouvons citer Merleau-Ponty sur ce point :

« S’il faut que les objets ne me montrent jamais qu’une de leurs faces, c’est parce que je suis moi-même en un certain lieu d’où je les vois. »261

Donc corrélativement au fait que l’étant se donne de façon perspective, le moi perçoit d’un certain point de vue, sous un certain angle ; et bien que le moi puisse changer son point de vue, il ne lui est principiellement pas possible de percevoir de plusieurs points de vue simultanément. Merleau-Ponty a exprimé cette idée en soulignant la connexion principielle qui existe entre le fait que l’étant donné a une profondeur non-donné et le fait que le moi perçoit d’un point de vue concret : « Il faut qu’il y ait profondeur puisqu’il y a point d’où je vois, – que le monde m’entoure. »262

De plus, l’être-situé des étants et du moi n’est pas possible sans que le moi soit lui aussi corporel. Sur ce point, nous pouvons citer une

260 Cf. §16. La donation en perspectives : donation du dehors.

261 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, in : M. Merleau-Ponty,

Œuvres, Paris : Gallimard, 2010, p. 771.

formulation très claire de Jan Patočka : « Pour autant que je suis, il me faut être quelque part. Or, je ne peux être quelque part en tant que moi purement spirituel. […] On ne peut guère dire d’un moi purement spirituel où il est, ni en général qu’il soit quelque part. »263 L’être quelque

part, à savoir l’être situé par rapport aux étants qui se donnent, revendiqué par le moi, renvoie au fait que le moi doit exister de façon

spatiale ou dans l’espace au sens qu’il est soumis aux relations spatiales ;

et comme Patočka souligne, « ce qui est alors à proprement parler dans l’espace, c’est le corps »264. Pour résumer, nous pouvons donc dire que

l’étant se donne de façon perspective en tant qu’il est corporel ; de même, la réponse perceptive du moi vis-à-vis de l’étant corporel dépend du fait que le moi est, lui aussi, un étant corporel.

Il s’ensuit alors que le corps propre au moi apparaît au cours de la perception de façon tout à fait constitutive et non comme un « supplément » aléatoire. C’est ce qu’accentue Renaud Barbaras : « Le corps ne vient pas s’adjoindre au vécu : il est fondamentalement corps propre au sens où il est une dimension du propre, celle qui lui permet de se situer. »265 En même temps, au niveau de la description

phénoménologique, le corps du moi émerge de l’être-situé qui caractérise la donation, il en est comme un résultat. Au cours des expériences où l’étant se donne en tant que situé par rapport au moi, le

moi se rend présent à lui-même en tant que situé vis-à-vis de l’étant et

c’est sur ce fond que le moi s’éprouve aussi en tant qu’être corporel.

263 J. Patočka, [Leçons sur la corporéité], p. 60. 264 J. Patočka, [Leçons sur la corporéité], p. 60.

265 R. Barbaras, L’Ouverture du monde : Lecture de Jan Patočka, Chatou : Les éditions de la transparence, 2011, p. 149.

Selon les mots de Renaud Barbaras : « Ce n’est donc pas parce que j’ai un corps que mes vécus sont situés ; c’est au contraire parce qu’il y a des vécus qui, par essence, se situent eux-mêmes et me situent par là même, que je peux dire que j’ai un corps. »266

Plus tard, nous allons élaborer de plus près la structure spatiale de l’apparaître et l’être-situé relatif du moi et de ce qui se donne à lui. Pour l’instant, dans les paragraphes qui vont suivre, nous allons nous concentrer sur la corporéité du moi et sur les manières par lesquelles son corps se rend présent au cours des donations. Ainsi, nous décrirons le fond phénoménal sur lequel il deviendra possible d’éclaircir en quel sens et comment le corps participe fondamentalement à l’être-situé du moi.

§23.

Le corps du moi comme ce dans quoi les perceptions des

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