• Aucun résultat trouvé

Nature transempirique de l’étant donné

§5 Percevoir comme comprendre : la structure etwas als etwas de la donation selon Martin Heidegger

II. Nature transempirique de l’étant donné

§6.L’étant est donné comme quelque chose de différent du moi

Après ces clarifications préliminaires, revenons à la dualité du moi qui fait expérience et de l’étant qui y est donné108. Concentrons-nous

d’abord sur le pôle de l’étant qui apparaît. En procédant ainsi, nous suivons une directive méthodique de Merleau-Ponty : « Il faut bien fixer d’abord le regard sur ce qui nous est apparemment donné. »109

Au cours de l’expérience perceptive, l’étant est donné au moi comme quelque chose de différent en son être. Merleau-Ponty a formulé très clairement ce point décisif déjà dans Le Métaphysique dans l’homme (1947) : « Mon expérience, justement en tant qu’elle est la mienne,

m’ouvre à ce qui n’est pas moi. »110 Mais ce n’est que dans Le Visible et

l’invisible (1964, post mortem) que ce fait, apparemment évident, a été

questionné avec une grande radicalité philosophique : « Nous interrogeons notre expérience, précisément pour savoir comment elle

nous ouvre à ce qui n’est pas nous. »111 Les objets de l’expérience

quotidienne ne peuvent pas être pris « comme s’ils allaient de soi », mais

108 La problématique de ce chapitre a été élaborée dans l’article E. Luhanová, « La non-présence présente: Structure de l'expérience chez Merleau-Ponty et Patočka », in: Chiasmi International, No. 15, 2013, pp. 61–74 (voir Annexe A).

109 M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, p. 1783–1784.

110 M. Merleau-Ponty, Le Métaphysique dans l’homme, p. 1343–1344, nous soulignons.

111 M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 1783, nous soulignons. Cf. aussi M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, p. 1757: « Quel est ce talisman [...] du visible qui fait que, tenu à bout de regard, il est pourtant bien plus qu’un corrélatif de ma vision, c’est lui qui me l’impose comme une suite de son existence souveraine? »

il faut redécouvrir « leur étrangeté fondamentale pour moi et le miracle de leur apparition ».112 Patočka aussi, pour sa part, souligne le moment

de l’étrangeté des étants donnés par rapport au moi : « La réception doit être réception de quelque chose d’extérieur, qui ne provient pas de moi. Ce que je vois, ce que j’entends, etc. doit être [...] quelque chose qui

m’est, par sa nature, par son mode d’être, étranger. »113

D’ailleurs, le fait phénoménal qu’au cours de la perception, l’étant m’est donné comme quelque chose qui a son propre être, représente un critère constitutif de la différence entre ce que je conçois comme réel (les étants) et les entités irréelles, objets des souvenirs ou produits de l’imagination pure par exemple. Les entités irréelles en ce sens ne sont pas tout à fait dépourvues d’être, mais elles n’ont pas d’être propre : elles sont issues d’une activité productrice du moi qui les engendre. Ainsi, au cours de la donation, le moi esquisse toujours de nouveau la frontière qui sépare et lie le réel et l’irréel ; cette distinction n’est pas rigide, mais fluide et variable.

Il s’agit plutôt d’une différence phénoménale de degré. D’un côté, il y a des perceptions quotidiennes sans aucun doute liées à des étants qui se donnent à nous ; de l’autre côté, il y a par exemple les pseudo- hallucinations produites pendant les séjours de longue-durée dans l’obscurité complète ; bien que ces perceptions apparentes ne soient pas moins vives que les vraies perceptions, le moi ne les confond pas normalement avec des donations d’étants. Néanmoins, les cas de ce type sont plutôt rares, liés le plus souvent à des conditions de privation

112 M. Merleau-Ponty, Le Métaphysique dans l’homme, p. 1344, nous soulignons. 113 J. Patočka, [Corps, possibilités, monde, champ d’apparition], p. 120, nous soulignons.

sensorielle importante. Les cas bien plus fréquents sont ceux qui se trouvent à mi-chemin entre les deux pôles : par exemple, quand je vois une figure humaine éloignée dans la brume et lorsque je m’approche, je vois un arbre au lieu d’un homme. Est-ce qu’il s’agit encore de perception ? De notre point de vue, il est important qu’au cours de ce type d’expérience, la structure générale de la rencontre perceptive « quelque chose m’est donné comme différent du moi » reste intacte et valable, malgré les modifications plus ou moins importantes de la donation au cours de mon expérience continuelle. Dans ce cas, l’homme vu n’était pas irréel en bloc ; c’était une manière de donation d’un arbre qui s’est montré plus tard comme bien réel. Au cours de telles variations de donation, la structure générale de l’expérience perceptive n’est donc pas compromise comme telle.

En fait, la distinction entre la composante perceptive et imaginative ou créatrice n’est pas du tout stricte, ni toujours phénoménalement évidente dans notre expérience ; les deux sont compatibles et se complètent mutuellement en proportion variable. Néanmoins, une différence de degré entre le moi et ses produits d’un côté et un non-moi de l’autre est constitutive de notre expérience perceptive. La perception nous ouvre à l’autre, elle nous donne quelque chose de différent de nous- mêmes et ce n’est qu’au cours de telles expériences que nous esquissons et ré-esquissons toujours de nouveau la frontière fluide entre ce qui est pour nous réellement est ce qui est irréel. Plus tard114, nous allons

montrer que la réalité de l’étant donné comporte non seulement son étrangeté par rapport à l’être du moi, mais encore un moment intersubjectif important : le fait que l’étant se donne comme lui-même,

comme ayant son propre être, veut dire qu’il peut se donner encore à d’autres moi ; ainsi, le réel peut être un domaine partagé et non purement subjectif.

§7.L’étant est donné comme indépendant par rapport au moi et à