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16 La donation en perspectives : donation du dehors

Dans le document La conception phénoménologique de l'espace (Page 143-152)

La corporéité de l’étant, sa différenciation en surface et en profondeur, va de pair avec le fait que l’étant corporel n’est donné au moi que d’un certain point du vue. En d’autres mots, l’aspect différentiel et partiel de la donation correspond au fait que l’étant est perçu d’un point de vue concret, propre au moi. En même temps, si l’étant peut se donner toujours encore autrement, c’est qu’outre le point de vue actuel, il y a d’autres points de vue, caractéristiques pour d’autres donations possibles. Ainsi, la donation différentielle de l’étant implique une pluralité simultanée de points de vue et en ce sens, il s’agit d’une donation

perspective230. Nous pourrions dire aussi que c’est comme si l’étant

transempirique qui surpasse chaque donation actuelle « étalait » autour de lui-même la multiplicité des points du vue ; donc l’étant ne se donne qu’avec son entourage. Selon les mots de Renaud Barbaras : « En tant que le perçu est le dépassé, il dessine toujours un au-delà de lui-même. »231

230 L’aspect perspectif de la donation perceptive est liée au fait que les étants transempiriques sont donnés à distance, au sens précis de ce terme ; il n’est donc pas accidentel que la perspectivité se trouve quasiment annulée dans le cas du goût où il n’est plus évident que ce que le moi rencontre est un étant différent, extérieur et indépendant par rapport au moi percevant : en le goutant, le moi fait littéralement

fondre cette différence constitutive.

Donc le moi, en réalisant une des perspectives ainsi étalées, fait partie de ce « au-delà » de l’étant.

De plus, nous pouvons ajouter que le terme de profondeur désigne de telles parties de l’étant qui sont perceptibles d‘autres points de vue, c’est-à dire, des parties qui seraient présentes à l’expérience sous d’autres perspectives et qui y joueraient le rôle de surface. Nous voyons maintenant avec plus de précision en quoi consiste la multiplicité des donations dans le champ de possibilités : les donations possibles diffèrent l’une de l’autre précisément en tant qu’elles démarquent autrement la frontière entre la surface et la profondeur. Les donations possibles des autres points de vue, en perspectives distinctes, re-esquissent de nouveau la différence constitutive entre la surface et la profondeur de l’étant donné. Au cours des expériences, cette différence cruciale est donc essentiellement variable : quand une possibilité se réalise, ce qui était caché en profondeur se transforme en une surface nouvelle et ce qui jouait le rôle de surface actuellement donnée retourne à la latence indéterminée. Évidemment, ce qui est donné actuellement, ce n’est jamais la profondeur comme telle, mais la profondeur en tant que transformée partiellement en surface nouvelle.

Une telle variation, nous la réalisons au cours de nos expériences continuelles ; cependant, ce qui est très important dans la structure de l’apparaître, c’est que les variantes perspectives de la donation sont présentes simultanément en tant que possibles. Cela va de pair avec le fait que bien que les faces de l’étant se dévoilent au moi à travers la suite des expériences continues, les parties de l’étant sont présentes d’un seul coup de façon différenciée (la surface donnée plus la profondeur actuellement non-donnée, mains néanmoins présente en tant que latence). Jan Patočka a exprimé cette idée en utilisant un vocabulaire

plutôt husserlien : « La chose ‘là-bas’ est insaisissable en totalité d’un seul coup ; sa saisie requiert une synthèse successive […]. La succession est un

mode de donation qui présuppose la simultanéité de toutes les faces de l’objet. Cette totalité est apprésentée dans chaque intuition unilatérale,

si bien que la donation intuitive se rapporte à la chose présente, et non pas seulement à telle ou telle de ses faces. »232 Alors, chaque donation

particulière rend présent le champ des possibilités de la donation de façon concrètement indéterminée, mais tout d’un seul coup – ce n’est qu’ainsi que l’étant lui-même est présent et non seulement sa surface actuelle. Merleau-Ponty aussi a également dit de la profondeur que « c’est la dimension par excellence du simultané »233.

Donc la donation actuelle, réalisant une des possibilités selon sa propre perspective, étale une pluralité actuellement non-réalisée d‘autres donations possibles et donc d‘autres perspectives selon lesquelles l’étant peut être donné. Tous ces points de vue existent en tant que possibles simultanément, bien que le moi ne puisse les varier que successivement. Cette structure où figure en même temps (1) le moi auquel l’étant est donné, (2) l’étant donné in concreto de façon différencié et (3) son « au-delà » ou la pluralité des points de vue et des perspectives, présentes en tant que possibles, est une structure spatiale élémentaire. La co-donation simultanée des perspectives variables non- réalisées actuellement n’est possible que dans l’espace ; en d’autres mots, le spatium qui rend possible la coexistence de ces moments – distincts, mais liés par les rapports mutuels – c’est l’espace

232 J. Patočka, L’espace et sa problématique (annexes), p. 267, nous soulignons. 233 M. Merleau-Ponty, Notes de travail, p. 273. Cf. aussi Fabrice Colonna, « Merleau-Ponty et la simultanéité », in: Chiasmi International, No. 4, 2002, p. 212 : « ’Simultanéité’ est le nom merleau-pontien pour dire la réalité de ce qui n’est pas actuel. »

phénoménalement originaire, l’espace qui s’ouvre justement à partir de l’étant transempirique donné de façon différentielle et perspective.

La donation perspective des étants, le fait qu’ils se donnent d’un certain point de vue concret et différenciés en surface actuellement donnée et profondeur non-donnée, nous allons la désigner comme la donation du dehors ; les étants qui ne se donnent au moi que du dehors, ce sont les étants extérieurs par rapport à ce moi. Dans le paragraphe à venir, nous allons définir avec plus de précision le sens de l’extériorité des étants donnés. Nous allons montrer comment distinguer sur le fond phénoménal les notions d’extérieur (de surface) et d’intérieur (de profondeur).

§17.

L’extérieur et l’intérieur de l’étant donné : l’intégrité du corps

La profondeur est cette partie de l’étant qui échappe à la donation actuelle et qui se rend co-présente comme non-présente. Si l’on comprend l’être de l’étant comme apparaître, alors en principe, la non- présence latente peut être convertie en présence (ce n’est pas simplement le non-donné, mais le donné-possiblement). En fait, au niveau phénoménal, les étants ne se manifestent pas en tant que dotés d’un secret qu’on ne pourra jamais dévoiler ou d’un cœur mystérieux qui échappe à toute donation possible. C’est plutôt le contraire qui est vrai : la profondeur de l’étant est comme une promesse de nouvelles révélations, elle nous invite à continuer nos expériences, à varier les perspectives et dévoiler ainsi des aspects nouveaux – et cela sans limites principielles234.

Néanmoins, il s’ensuit du fait que l’étant corporel se donne comme impénétrable, que les points de vue possibles ne sont pas tous immédiatement appropriables de manière égale. En tant que l’étant se donne comme un corps qui ne permet pas de coïncidence avec le moi corporel, le moi ne peut pas adopter les points de vue qui sont déjà occupés par l’étant lui-même et pénétrer ainsi sous la surface. Pour que certaines perspectives s’ouvrent, il faudrait compromettre l’intégrité

corporelle de l’étant, rompre l’unité ou la continuité de l’étant en tant que

corps. En d’autres mots, il n’est pas vrai que tout le non-donné peut être converti en donné de la même façon, avec la même facilité, le champ phénoménal n’est donc pas homogène : les possibilités de donation diffèrent quant à leur réalisabilité autant que les perspectives diffèrent quant à leur accessibilité.

En éprouvant la limitation des possibilités découlant de l’intégrité corporelle de l’étant, nous dévoilons une autre différence au sein de la différence générale entre surface et profondeur : la différence entre l’extérieur et l’intérieur de l’étant donné. Si la profondeur est ce qui est non-donné actuellement ou donné possiblement, alors l’intérieur est une telle partie de la profondeur, qui ne peut pas être convertie en surface nouvelle sans compromettre l’intégrité corporelle de l’étant donné. Et si la surface de l’étant est ce qui est donné actuellement, alors son extérieur peut être délimité comme la surface plus ces parties de la profondeur non-donnée qui peuvent être transformées en surface nouvelle, en perspectives réalisables au cours de variations non-invasives, respectant l’intégrité du corps donné. Ainsi, c’est dans l‘hétérogénéité du champ phénoménal, liée à l’impénétrabilité de l’étant corporel, que la différence entre l’extérieur et l’intérieur est enracinée.

Les variations perspectives non-invasives sont caractérisées par une attitude de « laisser-être » du moi vis-à-vis de l’étant : en regardant, palpant ou contournant l’étant, en lui laissant sa place, nous renonçons volontairement à certaines perspectives, nous acceptons qu’une certaine partie de sa profondeur reste cachée. L’intérieur de l’étant est cette épaisseur latente qui ne s’extériorise pas sans que l’on viole la souveraineté de ce qui se donne. Cependant, l’intégrité de l’étant, reliée à l’impénétrabilité du corps donné, peut être violée : le moi intervient dans la donation et pousse l’étant à se donner encore plus en désintégrant sa surface ou la couche extérieure et en essayant de pénétrer dans son intérieur et de le rendre présent. Une telle variation

invasive rend accessibles des perspectives qui traversent et sillonnent

l’étant comme il était originellement : elle extériorise ce qui était caché à l’intérieur et convertit ainsi l’intérieur en extérieur. Sous certaines circonstances, ce processus permet au moi de s’approprier même un point de vue qui était occupé auparavant par l’étant lui-même.

L’intérieur de l’étant est donc l’envers ou le négatif de son extérieur, à savoir l’intérieur est ce qui ne peut se donner qu’après avoir été transformé en extérieur. Il s’ensuit que l’extérieur, pour sa part, peut être compris comme l’expression de l’intérieur, comme la manière dont l’intérieur se rend présent : ce qui est dedans se donne en présentant ce qui est dehors. En fait, le dedans ne se donne que de telle manière : c’est- à-dire, l’intérieur est par principe ce qui se co-donne concurremment avec l’extérieur. L’intérieur renvoie vers l’extérieur, et vice versa, ce qui veut dire qu’au sens originel, l’« extérieur » et l’« intérieur » représentent un couple essentiellement relationnel.

L’intérieur de l’étant est donc donné comme non-donné, il n’est présent qu’en tant qu’absent. Sur ce fond, nous pouvons dire avec toute

rigueur que l’étant sensible qui se donne au moi en tant que différent et indépendant quant à son être, c’est-à-dire l’étant transempirique, est un étant extérieur par rapport au moi auquel il se donne. C’est ce que Jan Patočka a souligné : « La réception doit être réception de quelque chose d’extérieur, qui ne provient pas de moi. […] Ce sont les choses extérieures qui sont données. »235 Si l’étant transempirique peut être désigné comme

corps extérieur, c’est en tant qu’il ne se donne principiellement que du

dehors, à savoir qu’il ne montre que sa face extérieure en dévoilant à la

fois qu’il a aussi des autres faces, ses faces intérieures, qui restent cachées236. Une telle donation du dehors qui caractérise le corps

extérieur est donc profondément liée à la nature perspective de la donation ; cela nous aide aussi à éclaircir le sens phénoménalement originaire de la distance qui existe entre le moi et l’étant donné237 : se

donner en restant à distance par rapport au moi, c’est précisément se donner en perspectives variables.

§18.

L’étant comme individu : continuité propre à l’étant donné

Ce double fait que l’extérieur de l’étant est une expression de son intérieur et que l’intérieur n’est pas simplement le caché, mais qu’il se donne à travers l’extérieur ou en tant qu’intérieur extériorisé, est crucial pour la compréhension de l’unité et de l’individualité de l’étant. Ce n’est qu’ainsi que l’étant dépasse chaque expérience et permet la continuabilité de l’expérience. En même temps, l’étant lui-même se

235 J. Patočka, [Corps, possibilités, monde, champ d’apparition], p. 120.

236 Voir notamment §17. L’extérieur et l’intérieur de l’étant donné : l’intégrité du corps.

montre comme un individu doté de continuité, au sens spatial et temporel.

L’intégrité corporelle de l’étant, unie à son impénétrabilité, n’est réalisable que de façon spatiale, à savoir en tant que l’étant se différencie en surface et profondeur et à partir de là, en extérieur et intérieur. Le sens phénoménalement originaire de l’extension spatiale de l’étant, c’est précisément cette différenciation, profondément liée à sa nature charnelle. En même temps, la différenciation dynamique au cours des expériences continues montre l’étant en tant que lui-même continuel au cours du temps : ce qui est donné actuellement, c’est ce qui était non- donné auparavant et le non-donné actuel peut se donner dans le futur. Si l’extérieur est ainsi une expression concrète de l’intérieur et si l’intérieur se rend présent en s’extériorisant, il devient plus clair comment s’exprime l’unité de l’étant au cours des donations changeantes : l’extérieur nouveau est identique à l’intérieur caché auparavant. Même si au cours des variations invasives, l’intégrité corporelle de l’étant est rompue de telle façon et dans telle mesure que l’étant perd son unité, les vestiges de cette unité subsistent au cours des donations continuantes, au moins pendant un certain temps : après que l’étant se soit décomposé, les résidus se donnent en tant que fragments de l’ensemble original.

L’étant qui ne peut pas être réduit au donné, mais qui a une certaine profondeur et qui garde son intérieur dans cette profondeur, est donc un étant qui est détenteur de sa propre histoire. Dans ce qui suit, nous allons montrer comment un tel étant déploie aussi les contextes

spatiaux dans lesquels il est inséré et lesquels il co-constitue. Pour

l’instant, nous pouvons ajouter qu’il y a des indices que même Jan Patočka a reconnu l’importance de la temporalité propre aux étants corporels. Quand il radicalise l’approche d’Aristote par rapport à la

question du mouvement et esquisse sa propre conception du mouvement ontogénétique universel (le mouvement comme « facteur

ontologique fondamental »), il reprend aussi la formule aristotélicienne

qui comprend le mouvement comme « la vie des choses »238. Et Patočka

va jusqu’à remarquer que conformément à une telle philosophie du mouvement, tous les étants, même les choses, sont d'une certaine manière vivants : « Le mouvement est ce qui fait que les choses sont, ce qui fait en même temps que leur être est vivant, qu’il est quelque chose de l’ordre de la vie, une unité, un sens compréhensible, un cheminement ‘de… vers…’. »239

Nous ne pouvons pas suivre cette idée plus loin240. Néanmoins,

nous voyons que l’étant transempirique ne peut pas être compris comme un morceau d’être indifférent : il a son individualité et son originalité propres, son histoire et son contexte relationnel. C’est ainsi qu’il peut jouer le rôle d’un vrai partenaire du moi241 et que l’expérience peut être

une véritable rencontre. Plus tard, nous nous appuierons sur cette idée pour éclaircir comment il est possible qu’il y ait des étants qui se donnent à nous comme d’autres moi242.

238 J. Patočka, La conception aristotélicienne du mouvement : signification

philosophique et recherches historiques, in : J. Patočka, Le monde naturel et le mouvement de l'existence humaine, Dordrecht : Kluwer, 1988, p. 129.

239 J. Patočka, La conception aristotélicienne du mouvement : signification

philosophique et recherches historiques, p. 129.

240 Pour une élaboration systématique de ce sujet philosophique, voir R. Barbaras,

Dynamique de la manifestation, notamment la deuxième partie (Cosmologie).

241 Cf. aussi J. Patočka, L’espace et sa problématique, où l’étant donné au moi est désigné comme le tu.

242 Voir VI. L’extérieur comme domaine partagé : autrui dans le champ phénoménal.

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