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19 Les horizons intérieurs et extérieurs : double in(dé)fin

Dans le document La conception phénoménologique de l'espace (Page 152-156)

Chaque donation actuelle est accompagnée de possibilités de donation sous d’autres perspectives. Ces perspectives sont soit extérieures, accessibles aux cours de variations non-invasives, soit intérieures, accessibles des points de vue qui coïncident avec l’étant lui- même et donc inaccessibles sans violer l’intégrité corporelle de l’étant. Dans les deux cas, il s’agit d’une pluralité inépuisable de perspectives qui permettent d’autres donations de l’étant et ainsi, constituent ensemble sa profondeur ; en même temps, ces donations possibles et latentes restent indéterminées par rapport à la donation actuelle. Une telle conception nous mène vers la notion d’horizon, qui est, selon Patočka, justement la « présence de ce qui n’est pas présent, donation du non- donné »243. L’horizon, c’est « la présence en personne de ce qui n’est pas

présent en personne ; il en est la limite, montrant en même temps, de façon indubitable, que ce qui n’est pas présent en personne est néanmoins là »244.

Il n’est nullement nécessaire de rappeler que le terme d’horizon est d’origine husserlienne ; selon un résumé de Merleau-Ponty, « Husserl a parlé de l’horizon des choses – de leur horizon extérieur, celui que tout le monde connaît, et de leur ‘horizon intérieur’, cette ténèbre bourrée de visibilité dont leur surface n’est que la limite »245. Merleau-Ponty reprend

et repense ce motif en caractérisant l’étant corporel comme ce qui est délimité des deux côtés par des horizons extérieurs et intérieurs : « Un

243 J. Patočka, [Leçons sur la corporéité], pp. 63–64. 244 J. Patočka, [Leçons sur la corporéité], p. 63. 245 M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, p. 1773.

visible n’est pas un morceau d’être absolument dur, insécable, offert tout nu à une vision qui ne pourrait être que totale ou nulle, mais plutôt une sorte de détroit entre des horizons extérieurs et des horizons intérieurs… »246 Jan Patočka, pour sa part, exprime la même idée, en

utilisant des termes similaires : « Les horizons, ce ne sont pas seulement ceux qu’on peut qualifier d’externes, le monde et ses grand domaines […] Chaque chose singulière, chaque réalité individuelle est elle aussi donnée avec un horizon interne, car elle n’est jamais présente d’un seul coup, tout entière dans la donation actuelle, mais toujours dans des perspectives possibles. »247

La notion d’horizon met en relief que les perspectives qui constituent l’être-apparaître de l’étant s’ouvrent vers l’indéfini et vers l’infini. Comprendre l’être en tant qu’apparaître, c’est accepter qu’il n’y a rien dans l’être des étants qui soit un mystère principiel, un « centre » dur et à jamais caché, situé en dehors de la sphère de toute donation possible. En même temps, c’est accepter aussi que la pleine apparence, l’apparence complète, est un point de fuite réalisé à l’infini, donc irréalisé et irréalisable aux cours des expériences perceptives, partielles et limitées : l’étant peut toujours se donner encore autrement, indéfiniment. D’ailleurs, il n’est pas exclu que l’on touche sur ce point un fondement phénoménal de l’idée de l’infini ; selon Renaud Barbaras, « l’infini est synonyme de cette transcendance qui habite le fini en tant que paraissant »248. Si nous sommes capable de saisir de façon

conceptuelle l’idée de l’infini, il est possible que nous devions cette capacité au fait que nous pouvons continuer toujours nos expériences

246 M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, p. 1758.

247 J. Patočka, [Leçons sur la corporéité], p. 64, nous soulignons. 248 R. Barbaras, Dynamique de la manifestation, p. 35.

grâce à l’étant qui n’y pose pas d‘obstacles et ne limite pas la continuation des donations dans les deux directions, vers le dehors et vers le dedans.

(1) Quant à la direction au dedans et les horizons intérieurs, l’intervention du moi dans l’intégralité de l’étant peut être comprise comme une réaction à la tension qui existe entre, d’un côté, le fait éprouvé qu’il y a des perspectives internes et des points de vue possibles même à l’intérieur de l’étant et, de l’autre côté, l’impénétrabilité propre au corps. Néanmoins, il découle précisément du fait de l’impénétrabilité corporelle de l’étant que celui-ci ne peut pas, et cela en principe, être donné au moi du dedans, à savoir des points de vue qui coïncident avec cet étant lui-même. L’étant corporel ne peut être donné que du dehors ou en perspectives extérieures. La variation invasive transforme en extérieur cette partie de la profondeur qui jouait le rôle d’intérieur caché au cours des variations non-invasives ; ainsi, l’intérieur devient extérieur et son envers irrévocable, c’est de nouveau l’intérieur, un intérieur qui permet une extériorisation suivante…

De cette façon, la variation perspective ouvre l’abîme où est fondé le concept de l’infini en tant que divisibilité illimitée. Selon les mots de Renaud Barbaras : « En montrant que l’apparaissant n’est inépuisable […] qu’à la condition de ne pas être autre que ces apparitions et de demeurer ainsi celé en elles comme leur abîme intérieur ou leur profondeur native, nous découvrons une nouvelle figure de l’infini. »249 Il n’y a pas une limite

d’expérience, inhérente à l’étant – il n’y a pas un non-donné interne qui se présenterait en tant qu’inconvertible en donné. Même l’intérieur est présent comme une promesse de donation, mais une donation telle qu’elle ne pourrait être complétée qu’à l’infini. Là, on aborde le sens

propre de l’impénétrabilité de l’étant corporel : malgré toutes les interventions qu’il permet, son être est structuré par la différence entre l’extérieur et l’intérieur ; même en état fragmentaire, l’étant n’expose pas tout ce qu’il est et garde les vestiges de son intégrité originelle. Ni même la variation la plus invasive ne peut extérioriser entièrement l’intérieur de l’étant – ce point, qui serait égal à l’annihilation de toute différence, ne pourrait être atteint que par l’actualisation hypothétique simultanée de toutes les perspectives imaginables, ce qui n’est pas possible au cours des expériences perceptives principiellement partielles. Aussi longtemps qu’il y aura l’être corporel et transempirique, il y aura aussi une multiplicité de perspectives ou l’horizon interne qui s’écarte de plus en plus dans la profondeur pendant l’extériorisation de l’intérieur, en demeurant inattingible et en conservant ainsi l’intégrité corporel de l’étant.

(2) Pour ces raisons principielles, ce n’est que le domaine externe qui est accessible à notre expérience et qui peut donc être décrit et analysé – l’intérieur de l’étant n’est jamais donné in concreto comme tel, il reste caché tant qu’il n’est pas extériorisé et intégré ainsi dans le contexte des perspectives extérieures. De cette façon, les horizons externes ouvrent une scène de perspectives et de points de vue qui rendent accessible l’étant comme il est, en son intégrité corporelle, en présentant la souveraineté qui caractérise son être propre et indépendant. Ce n’est qu’en tant que l’extérieur est comme un revers de l’intérieur de l’étant que c’est le domaine où la continuation de l’expérience est possible : il y a toujours d’autres perspectives externes parce que l’étant est aussi un intérieur latent.

En même temps, les points de vue, malgré ce titre, ne sont pas à proprement parler des « points » abstraits, mais une pluralité

simultanément déployée de places qui créent l’entourage réel de l’étant donné. L’extérieur peut donc être caractérisé comme un domaine de relations et de liaisons entre l’étant donné et son entourage co-donné. Nous pouvons ajouter qu’ainsi, la continuabilité de l’expérience comporte aussi les possibilités des donations des autres étants environnants : les expériences des étants différents s’enchaînent.

Pour l’instant, il faut souligner que si le moi peut passer de l’un à l’autre, à savoir d’un étant donné à un autre étant émergeant de son entourage, ce n’est que grâce à ces liaisons de nature originellement perspective qui constituent le contexte externe de chaque donation particulière. Ces perspectives qui s’ouvrent toujours de nouveau avec la donation de chaque étant, nous pouvons les comprendre comme un fondement phénoménal de l’idée de l’infini au sens de prolongement

illimité. Plus le contexte perspectif des renvois s’éloigne de l’étant donné

actuellement, moins il est déterminé, avec moins de détails il nous est donné. Mais à la fois, ce contexte est sans limites principielles : le moi peut toujours continuer son expérience et suivre toujours plus loin les donations s’enchaînant des étants, et ainsi ouvrir de nouveaux horizons.

§20.

Le monde en tant qu’horizon unique des horizons extérieurs

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