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12 Le champ de possibilités

Dans le document La conception phénoménologique de l'espace (Page 125-128)

Le champ de possibilités est une structure originelle où le moi, caractérisé par les possibilités de percevoir, et l’étant, caractérisé par les possibilités de se donner, se dessinent comme deux pôles également originaires, différenciés, mais liés en même temps par des renvois mutuels. Cette structure de l’apparaître comme tel n’est rien d’autre que le champ phénoménal dont parle Patočka : « Les possibilités originaires (le monde) ne sont rien d’autre que le champ dans lequel le vivant existe et qui en est co-originaire ; le déterminer comme champ d’apparition, c’est une définition qui n’est peut-être pas exhaustive, mais qui n’est pas non plus erronée. »196 La donation de l’étant ne se passe donc pas

simplement dans le moi, mais dans ce réseau relationnel de possibilités de donation qui est le milieu du partage entre le moi et l’étant : « La chose ne peut pas m’être donnée en moi, car elle est foncièrement différente

195 Sur ce point, cf. Dragos Duicu, Phénoménologie du mouvement : Patočka et

l’héritage de la physique aristotélicienne, Paris : Hermann, 2014, p. 103–124 ; sur

l’exemple de Merleau-Ponty, l’auteur montre comment l’utilisation du vocabulaire du possible peut mener vers l’impasse du dualisme que Patočka a réussi à éviter grâce à sa conception d’un champ phénoménal unitaire (qui trouve sa légalité dans le mouvement ontogénétique universel).

par son mode d’être ; elle doit donc être avec moi dans un champ de

possibilités originellement commun. »197

Les deux derniers fragments cités sont également assez importants du point de vue historique, parce qu’ils attestent comment Patočka a réussi à s’éloigner, dans sa pensée tardive198, de la phénoménologie

heideggérienne. Nouas avons vu plus haut199 comment, chez Heidegger,

si l’être de l’étant était l’être pour…, ce n’était pas parce que l’étant pouvait lui-même servir, mais parce qu’il pouvait être utilisé. Au sens strict, il ne s’agissait pas de possibilités de l’étant, mais de possibilités qui appartenaient au Dasein, à savoir à l’homme : ses possibilités d’utiliser les étants à portée de sa main de telle ou telle façon. Il s’ensuit que dans l’univers heideggérien, toute la cohérence des étants dépend entièrement de la structure existentielle de l’homme : en tant que celui- ci s’occupe de son propre être, les autres étants peuvent jouer le rôle ontologique des utiles et créer les chaînes croisées de liaisons pragmatiques. Mais cet ensemble de relations dotées de sens entre les étants n’est rien d’autre que le monde ; le monde résulte donc chez Heidegger du pouvoir existentiel du Dasein, d’une « projection (Entwurf) de possibilités » qui caractérise l’existence comme le mode d’être du

moi200.

197 J. Patočka, [Corps, possibilités, monde, champ d’apparition], p. 119, nous soulignons.

198 Selon la notice bibliographique d’Erika Abrams (J. Patočka, Papiers

phénoménologiques, p. 294), le manuscrit de travail qu’elle intitule « Corps, possibilités,

monde, champ d’apparition » date probablement de 1972.

199 §5. Percevoir comme comprendre : la structure etwas als etwas de la donation selon Martin Heidegger.

Dans les fragments cités, Patočka se distancie résolument d’une telle attitude. Non seulement désigne-t-il le sujet de l’apparaître, existant dans le monde des possibilités, simplement comme « vivant » et pas forcément comme « homme », mais ce qui est encore plus important, il comprend le champ de possibilités comme une structure commune au

moi et à l’étant donné201. Ainsi, là où Heidegger parle d’une « projection

de possibilités » qui est l’œuvre du Dasein, Patočka insiste au final que « ce n’est pas moi qui projette le monde des possibilités mais, comme je suis un être ‘du’ possible, je suis interpellé par la possibilité, par le champ de possibilités du monde »202.

Si les étants comportent les « appels à la réalisation », l’œuvre du

moi est précisément une réalisation sélective de certaines possibilités

pré-données dans le monde : « Les possibilités sont dans le monde : je suis leur réalisation et l’ordre sélectif qui s’y manifeste, le cercle de mes

propres possibilités ».203 En d’autres mots, l’expérience actuelle avec

l’étant particulier et concret semble être une réalisation ou une actualisation particulière de la structure des possibilités multiples de la donation, de la configuration des possibilités de se donner et d’être données aux diverses expériences possibles. Ce n’est qu’en ce sens qu’on

notamment l’Être et temps, §18).

201 Si l’on compare le manuscrit mentionné, par exemple avec le cours universitaire de Patočka des années 1968–69 intitulé Corps, communauté, langue,

monde (voir J. Patočka, Tělo, společenství, jazyk, svět), il devient manifeste qu’il s’agit

d’une ligne de critique nouvelle. Dans le cours mentionné, Patočka parlait aussi de Heidegger, mais il critiquait l’Être et temps notamment en ce qui concerne les questions sous-estimées de la corporéité et d’autrui, tandis que l’idée heideggérienne de la « projection de possibilités » du Dasein était acceptée sans réserve. Voir aussi les notes manuscrites préparatoires pour ce cours, traduites et publiées en français : J. Patočka, [Leçons sur la corporéité], notamment p. 92.

202 J. Patočka, [Corps, possibilités, monde, champ d’apparition], p. 123–124. 203 J. Patočka, [Corps, possibilités, monde, champ d’apparition], p. 125.

pourrait parler d’une projection de possibilités : le moi s’approprie des possibilités pré-données en en sélectionnant et réalisant quelques-unes ; ce n’est qu’ainsi qu’elles deviennent ses propres possibilités. On pourrait ajouter qu’au cours du processus de réalisation, d’autres possibilités s’ouvrent, possibilités entre lesquelles le moi sélectionne encore quelques-unes pour une réalisation nouvelle… C’est un peu comme si à travers ce processus continue d’appropriation sélective, le moi projetait son ombre variable sur le champ ouvert des possibilités (le monde), en y délimitant toujours de nouveau une région de ses propres possibilités : « Le projet des possibilités propres n’est pas une création originaire de possibilités, il n’est pas un projet de monde, mais simplement le projet de

mon existence sur le fond du monde. »204

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