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25 Le moi comme corps extérieur ou comme chose parmi les choses

Dans le document La conception phénoménologique de l'espace (Page 183-187)

Au niveau de la description phénoménologique, nous devons insister sur le fait que le moi ne peut pas être identifié en bloc avec le corps propre ; que le moi est un corps propre, ce n’est qu’une moitié de la vérité. Selon les mots de Jan Patočka : « Je ne suis pas pour moi-même uniquement sujet, mais aussi, en tant que corps, objet : je me vois, je me touche moi-même. »301 Le moi corporel est donc corps propre en tant que

corps percevant et à la fois corps extérieur en tant que corps perçu qui

n’est pas donné de façon absolue : simultanément à la donation aperspective, son corps lui est donné aussi de l’extérieur, de façon perspective et partielle, selon la différence entre surface et profondeur. Alors bien qu’il soit son propre corps, il se donne en tant qu’impénétrable à sa perception et inépuisable au cours de ses donations externes : mon corps en tant que corps perçu, malgré le fait qu’il est mien, est toujours plus que ce que j’en aperçois. Il s’ensuit que le moi est forcé d’examiner et de découvrir son corps extérieur continuellement, au cours d’une multitude d’expériences qui ne sont jamais complétement satisfaisantes.

Il est crucial qu’au cours des expériences externes, le moi se donne à lui-même exactement de la même manière perceptive que se donnent à lui les autres étants corporels. C’est ce que Patočka a remarqué lui aussi : « Chacun est, non seulement pour les autres, mais encore pour lui-

même, un objet corporel visible au même titre que les autres choses, accessible dans des perspectives, qui se situe, au principe, sur le même plan que les autres choses. » 302 Le fait que mon point de vue vis-à-vis de

mon corps n’est pas unique et fixe, que je peux explorer mon corps tactilement de façon successive et l’observer sous des angles différents en changeant la position de ma tête et même en utilisant un miroir pour voir ma tête de derrière n’est point contingent, mais tout à fait constitutif. En tant que corps perçu, le moi partage la même nature transempirique que les autres étants perçus de l’extérieur : il se donne à lui-même comme quelque chose qui dépasse toute expérience actuelle et qui peut se donner toujours encore à d’autres expériences possibles, grâce à la différence entre surface et profondeur. Sur ce fond, Jan Patočka a pu conclure : « Je suis donc également, pour moi-même aussi, chose parmi d’autres choses. »303 Merleau-Ponty, pour sa part, est arrivé à la même

conclusion : mon corps en tant qu’un perçu « qui a une face et un dos » est « au nombre des choses, il est l’une d’elles »304.

S’il en est ainsi, la spécificité du moi doit donc être décrite de telle façon que c’est un corps extérieur capable en plus de percevoir, donc un corps extérieur dans lequel les perceptions sont localisées et qui s’éprouve ainsi en percevant. Selon Patočka : « Mon corps propre est ainsi, d’une part, une chose comme les autres. D’autre part, il est ressenti intérieurement, par des sensations localisées. »305 Le moi corporel, c’est

302 J. Patočka, [L’Homme et le monde], p. 100. 303 J. Patočka, [Leçons sur la corporéité], p. 77. 304 M. Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, p. 1595. 305 J. Patočka, [L’homme et le monde], p. 88.

donc – selon une expression husserlienne – une « chose sentante »306.

Merleau-Ponty aussi a pu dire du corps du moi : « C’est donc une chose, mais une chose où je réside. »307

§25.1. La dimension extérieure du moi comme condition de possibilité de rencontre avec les autres étants extérieurs

Si nous prenons notre expérience perceptive avec les autres étants comme point de départ, le fait phénoménal élémentaire que le moi est également une chose parmi d’autres choses se montre comme absolument nécessaire : il en est la condition sine qua non. Le moi ne peut rencontrer les autres étants extérieurs qu’en tant qu’il est lui aussi un corps extérieur, en tant qu’il fait partie de l’extérieur où la rencontre entre lui et les autres étants a lieu. Déjà dans le Préface à Signes, Merleau- Ponty s’est exprimé sur ce point de façon très claire : « On ne saurait toucher ou voir sans être capable de se toucher et de se voir. »308

Néanmoins, c’est notamment dans le passage crucial du Visible et

l’invisible, intitulé L’interlacs – le chiasme309, qu’il a élaboré cette liaison

en profondeur. Il y souligne que si le moi peut toucher et voir les étants, « c’est seulement qu’étant de leur famille, visible et tangible lui-même, il use de son être comme d’un moyen pour participer au leur »310. Quand

je touche un étant, « ceci ne peut arriver que si, en même temps que

306 J. Patočka, [L’homme et le monde], p. 88. 307 M. Merleau-Ponty, Préface à Signes, p. 1563. 308 M. Merleau-Ponty, Préface à Signes, p. 1563.

309 M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, notamment pp. 1756–1764. 310 M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, p. 1763.

sentie dedans, ma main est aussi accessible du dehors, tangible elle- même, par exemple, pour mon autre main, si elle prend place parmi les choses qu’elle touche, est en un sens l’une d’elles, ouvre enfin sur un être

tangible dont elle fait aussi partie. »311

Donc selon Merleau-Ponty, ce qui est crucial pour la possibilité de perception, c’est que le perçu n’est qu’un, dans le cas du moi comme dans le cas des autres étants, c’est-à-dire que le moi est perceptible pour lui- même comme sont perceptibles pour lui les autres étants. Ce qui est donc phénoménalement originaire et fondamental pour la possibilité de rencontre perceptive, c’est l’« ouverture à un monde tactile »312 qui

caractérise également l’être corporel du moi et des étants qui se donnent à lui. Si le moi peut être ce à quoi quelque chose est donné, ce n’est que grâce au fait qu’en même temps il est ce qui se donne lui aussi de la même façon que les choses, autrement dit que le moi en tant que corps « appartient à l’ordre des choses »313. S’il en est ainsi, c’est notre corps

en tant qu’il est lui aussi un corps extérieur, qui représente le lien

fondamental entre nous et les autres étants : il « n’est rien de moins, mais rien de plus que condition de possibilité de la chose »314. Ainsi, grâce au

fait que le corps propre a une dimension extérieure identique à l’extériorité des autres étants, la rencontre entre le moi et les autres étants est possible.

311 M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 1759, nous soulignons. 312 M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, p. 1759.

313 M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, p. 1763.

314 M. Merleau-Ponty, Le philosophe et son ombre, p. 1274. Cf. aussi M. Merleau- Ponty, Le philosophe et son ombre, p. 1279 : « Mes sensibles, par [...] leur texture

charnelle, réalisaient déjà le miracle des choses qui sont choses du fait qu’elles sont

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