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Spéciation et quantification des flux de P

4.7.2 Zone de transition redox de la colonne d’eau

5.5   Spéciation et quantification des flux de P

5.5.1   Effet des poisons et flux de P

À l’intérieur d’un piège à sédiments immergé depuis plusieurs jours, le métabolisme des microorganismes présents conduit à la minéralisation de la matière dans un processus mécanique et chimique complexe (trituration et digestion) où les grandes molécules organiques et inorganiques (fraction particulaire) sont hydrolysées et décomposées en formes plus simples (fraction dissoute) (Lee et al., 1992).

Il existe actuellement différentes manières de préserver la matière récoltée par des pièges à sédiments. Toutes les méthodes ont en commun le principe d’ajouter un composant chimique capable de fixer l’état des microorganismes sédimentés ainsi que de limiter le grazing du plancton vivant à la profondeur où le piège a été installé. Dans deux études réalisées par Paytan et al. (2003) et Faul et al. (2005) l’utilisation de trois poisons différents (formaline, chlorure de mercure et azoture de sodium) n’a pas montré d’effet significatif sur les quantités de P mesurées. D’autre part, Cade-Menun et al. (2005) ont analysé par 31P RMN l’impact des conditions de stockage des échantillons sur la spéciation du P en se basant sur d’autres études qui montrent que la congélation et le séchage des échantillons de sédiments (deux des manières les plus répandues de stocker les échantillons) produisent la lyse des cellules (Turner et Haygarth, 2001 ; Turner et al., 2003). Leurs résultats de la spéciation du P montrent des différences minimes dans le type et la quantité des molécules phosphorées mesurées en fonction du traitement choisi. Toutefois, ils concluent que le séchage produit une plus importante hydrolyse de certaines molécules que la conservation des échantillons par le froid, particulièrement des pyrophosphates. En outre, d’après Lee et al. (1992) le traitement avec de l’azoture de sodium a été très peu efficace pour inhiber les activités microbiennes en comparaison avec les traitements effectués avec de la formaline, le chloroforme ou le chlorure de mercure.

Nous avons ajouté à l’intérieur des pièges un poison (NaN3 ou CuCl2) qui était censé fixer l’état des cellules et donc arrêter tout métabolisme microbien dans le contenant. Or, nous avons trouvé plus de phosphore particulaire en absence de traitement qu’en présence d’azoture de sodium. À toutes les profondeurs analysées, la préservation du P particulaire est

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inférieure dans la série NaN3 que dans celle avec du CuCl2, et ceci pour le même contenu de matière récoltée (en moyenne 0,1 g ± 0,003). Vraisemblablement, le NaN3 n’empêche pasla décomposition de la matière sédimentée dans le piège, comme le montrent les valeurs de P dissous mesurées (bien supérieures aux concentrations de la colonne d’eau).

Les fortes concentrations de P dissous mesurées peuvent être également liées en partie au mouvement induit par le transport depuis le site d’échantillonnage jusqu’au laboratoire, auquel s’ajoute le temps de stockage jusqu’au moment de l’analyse des échantillons. Les deux premières semaines semblent être particulièrement décisives dans la perte d’une partie importante (jusqu’à 30 %) du P particulaire qui devient partie du pool de P dissous (O’Neill et al., 2005). Dans notre cas, malgré le soin que nous avons prêté aux échantillons, ceci a pu avoir lieu bien que le biais serait équivalent pour les trois séries de pièges et par conséquent ce phénomène ne peut expliquer à lui tout seul les fortes concentrations de TDP mesurées dans les pièges traités avec NaN3.

La décomposition qui a vraisemblablement eu lieu à l’intérieur des pièges a pu commencer dès les premiers jours après leur installation de la façon suivante : 1) des molécules phosphorées complexes (ex. cellules mortes et agglomérats de débris cellulaires) correspondant à la fraction particulaire sédimentent dans le piège ; 2) les microorganismes voisins, actifs en absence d’effet inhibiteur du poison ajouté, dégradent ces molécules et/ou en absence de fixation le contenu intracellulaire des microorganismes sédimentés est libéré de manière passive dans le milieu après leur mort ; 3) le ratio final TPP/TDP est altéré vers une majoration de la fraction dissoute ; 4) cette tendance continue pendant toute la période d’immersion des pièges au fur et à mesure que la matière particulaire phosphatée sédimente à l’intérieur.

En plus de la consommation des particules sédimentées dans le piège, les « swimmers » (zooplancton capable de se déplacer à volonté dans la colonne d’eau) peuvent être à l’origine d’une augmentation du contenu total en P (Lee et al., 1992). En rentrant dans le piège, ils meurent en contact avec les poisons, réduisant progressivement leur effet et produisant une surestimation de la matière sédimentée (la quantité de swimmers récoltée est en principe proportionnelle à l’efficacité du poison ajouté dans le piège). De ce fait, les fortes concentrations de P dissous que nous avons dosées dans le surnageant ne procèderaient pas seulement de l’hydrolyse de la matière sédimentée mais aussi de la lyse des swimmers qui libèreraient leurs fluides intracellulaires riches en orthophosphates dans le milieu du piège

(Bodungen et al., 1991). Toutefois, l’impact de ce processus est à ce jour impossible à quantifier précisément du fait de l’inexistence de méthodes de séparation des swimmers ou de leur P du reste de l’échantillon (O’Neill et al., 2005).

Malgré les biais introduits dans la mesure par l’ajout de poisons, la plupart des études coïncident sur la nécessité de fixer les cellules dans les pièges même si une quantité variable de matière sera inévitablement incorporée à la valeur du flux de phosphore. Seules certaines études n’ajoutent pas de poisons, soit parce que la période d’immersion est très courte (moins de 72 h) ce qui évite la décomposition de la matière sédimentée (Peterson et al., 2005 ; Diaz et al., 2008 ; Martin et al., 2014), soit parce c’est la dynamique des populations microbiennes colonisatrices du piège qui est analysée (LeCleir et al., 2014).

Lors de la décantation des surnageants des pièges, nous avons remis dans les sédiments l’immense majorité des swimmers flottant morts à la surface. Ces microorganismes ont été visuellement identifiés comme copépodes mais il pourrait également s’agir de cladocères et de rotifères, très présents dans le lac Pavin (Véra, 2001). Nos résultats représentent donc des valeurs approximatives de la quantité de matière et du P particulaire sédimentés.

En ce qui concerne le traitement avec CuCl2, nos résultats montrent que le contenu en P particulaire est pratiquement le même dans les pièges non traités que dans les pièges empoisonnés, et ce pour une quantité de matière récoltée semblable (en moyenne 0,1 g ± 0,016). Cependant, entre les deux séries, les proportions de PIP vs. POP par rapport au total sont complétement différentes. Ainsi le contenu en POP est supérieur dans les pièges non traités pour toutes les profondeurs. Nous constatons qu’à 30 m la différence entre le POP des deux séries est faible (6 %) tandis qu’à 40 m elle atteint son maximum (32 %) pour ensuite diminuer à 50 m (12 %). À 40 m la proportion du POP dans le piège sans traitement correspond à 44 % du total contre 12 % dans le piège empoisonné. Puisque le contenu en TPP est pratiquement le même dans les deux séries, les différentes proportions sont certainement liées au traitement utilisé du fait de l’inégale préservation de la matière à l’intérieur des pièges. Il se peut que la croissance cellulaire, non stoppée dans le piège sans poison, explique le contenu supérieur en POP. En effet, dans ces pièges les cellules synthétisant des molécules phosphorées organiques (ex. acides nucléiques, phospholipides etc.) pourraient augmenter le contenu en POP au fur et à mesure qu’elles se reproduisent. Afin de confirmer cela, le comptage de cellules viables s’avère indispensable. En outre, nos résultats ne nous permettent

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pas de confirmer la diminution du contenu en DIP vraisemblablement attendue dans les pièges non traités (du fait de l’accumulation du P (POP + PIP) par les activités microbiennes) par rapport aux pièges empoisonnés. Cependant, nous avons mesuré un contenu supérieur en DOP dans les pièges empoisonnés que dans les pièges non traités et nous pouvons donc supposer que l’hydrolyse du DOP dans les pièges non traités est en partie la source d’orthophosphates accumulés sous forme de P particulaire. En outre, ceci pourrait être dû à la meilleure préservation de l’intégrité des cellules dans le piège empoisonné qui limiterait la lyse des cellules et donc la quantité d’enzymes hydrolases en solution. Le DOP représente en effet dans les pièges non traités, 1 % du total du P à 30 m et 0 % à 40 et 50 m. Un nombre plus important de réplicats nous permettrait d’évaluer si ce résultat est significatif.

En conclusion, la principale différence entre les pièges non traités et ceux empoisonnés avec CuCl2 réside non pas dans la quantité totale de P (tel que nous l’attendions dans le cadre d’un flux non affecté par l’hétérogénéité latérale de la colonne d’eau) mais dans les proportions inorganique/organique et particulaire/dissous de la matière phosphatée. Le DOP est hydrolysé en absence de poison, l’activité phosphatasique alcaline menée par les microorganismes actifs dans le piège peut y contribuer. D’autre part, dans le piège empoisonné l’hydrolyse du DOP n’est pas complètement exclue car certaines enzymes de membrane comme la phosphatase alcaline peuvent rester actives malgré la fixation des cellules (O’Neill et al., 2005). Enfin, le ratio POP/TPP est supérieur dans les pièges non traités, certainement à cause de la croissance cellulaire microbienne.

Finalement, si la spéciation du P des particules récoltées dans les pièges reflète également celle du plancton, comme c’est le cas d’après Paytan et al. (2003), le fort contenu en PIP mesuré aux trois profondeurs analysées (supérieur à 59 % du P total) serait encore un indice de l’importance des poly-P dans la colonne d’eau. L’évolution différente du PIP par profondeur est probablement associée à sa préservation dans le piège (en partie, car les variations temporelles de l’apport par le haut sont également possibles). Pour le moment, les analyses EDXS MEB nous ont permis d’avoir conscience de la diversité des cellules accumulant des poly-P dans le mixolimnion et de la disparition des inclusions à de plus grandes profondeurs (Cosmidis et al., 2014 ; Miot et al., 2016 ; cette thèse). Nos résultats montrent que 83 % du P particulaire qui sédimente dans la colonne d’eau à 50 m de profondeur est en effet du PIP. Afin de comprendre quel type de molécules (ex.

pyrophosphates, esters-phosphate, phosphonates...) constitue le flux de P vers la zone de phosphatogenèse, des analyses 31P RMN doivent être effectuées.

5.5.2   Flux de matière dans la colonne d’eau et concentration de P du

monimolimnion

Le monimolimnion du lac Pavin est un milieu confiné où la stratification de la colonne d’eau empêche en partie la diffusion vers le mixolimnion des nutriments tels que le phosphore et le fer qui précipitent en contact avec l’oxygène vers la transition redox (Michard et al., 1994 ; Viollier et al., 1995, 1997). Plusieurs études ont démontré que le flux de phosphate depuis des sédiments anoxiques est en partie bloqué par une transition redox (Einsele, 1936 ; Mortimer, 1941 ; Tessenov, 1972 ; Kamp-Niclacn, 1974 ; Carlton et Wetzel, 1988) et que cela est favorisé par la concentration en fer du fait de l’adsorption des ions orthophosphates sur les (oxy)hydroxydes de fer III formés en contact avec le dioxygène (Jacobsen, 1977 ; Lijklema, 1977 ; Jensen et al., 1992).

Les fortes concentrations de P dissous mesurées à partir de ~60 m peuvent avoir en principe trois origines : soit la sédimentation de la matière phosphatée et reminéralisée depuis le mixolimnion, soit l’apport de P dissous par des sources sous-lacustres, soit le relargage du socle rocheux/sédiments constituant le lit du lac (Labry et al., 2005 ; Paytan et McLaughlin, 2007 ; Llebot et al., 2010). Nous avons analysé le flux de matière vers le monimolimnion afin de comprendre si le P contenu dans cette couche est dû à la sédimentation de la matière dans la colonne d’eau. Dans ce cas-là, les fortes concentrations de P dissous du monimolimnion dépendraient du flux de matière depuis le mixolimnion (si l’impact des deux autres entrées de P est moindre voire négligeable).

Le flux de matière à 50 m de profondeur a été calculé à partir de la quantité de MES récupérée par le piège CuCl2 (0,138 g). Il est de 0,625 g/m2/jour, c’est-à-dire 228,23 g/m2/an, soit un ordre de grandeur inférieur aux résultats de Viollier et al. (1997) pour qui le flux de matière à 55 m de profondeur pour la même période (avril – mai) était de 3139 g/m2/an (flux avec variabilité saisonnière et valeurs maximales au printemps). Le traitement des échantillons, notamment la méthode de séchage (en étuve 24 h à 60° C puis 1 h à 110° C contre lyophilisation) pourrait aussi expliquer la différence de quantité finale de matière récoltée.

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Quant au flux de P particulaire, les résultats obtenus à -30, -40 et -50 m indiquent qu’il augmente avec la profondeur et qu’il est de 116,60 µmol/m2/jour à -50 m (résultats pour le piège CuCl2) ou de 147,55 µmol/m2/jour (pour le piège sans traitement). Sachant que le volume du monimolimnion est de 5 x 106 m3 (entre 60 et 92 m de profondeur) et que sa concentration en P dissous est d’environ 300 µM (Michard et al., 1994 ; Lehours et al., 2005) nous pouvons calculer approximativement la quantité de P dissous de cette couche d’eau : ~1 500 000 moles. Cette quantité peut être expliquée, si l’on considère un flux constant jusqu’à 60 m, par l’apport de P depuis le mixolimnion. En effet, ~42 559 µmol/m2 de Psont reçus annuellement à 50 m de profondeur. Ceci suppose ~293 657 100 µmol/m2 pendant les 6900 ans d’existence du lac Pavin et un total de ~93 970 272 mol de P si nous tenons en compte la surface du lac à 50 m de profondeur (~32 ha), obtenue à partir de sa bathymétrie (Chapron et al., 2010). Ceci confirme notre hypothèse : le flux de P depuis le mixolimnion suffit à expliquer les fortes concentrations de P dissous dans le monimolimnion.

Vraisemblablement, l’excédent de P précipite en forme de phases minérales phosphatées authigènes, telles que la vivianite qui constitue jusqu’à 70 % de la masse sèche du sédiment (Schettler et al., 2007). La formation de vivianite ainsi que d’autres phases minérales phosphatées pourraient réguler la concentration de P dans les eaux interstitielles et sa diffusion vers le mixolimnion (Viollier et al., 1997). Enfin, l’excédent de P peut provenir également d’autres sources sous lacustres dont l’apport est pour le moment méconnu.