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4.2 Minéralisation de la matière organique phosphatée par des phosphatases alcalines

Activités microbiennes impliquées dans le cycle biogéochimique du phosphore

I. 4.2 Minéralisation de la matière organique phosphatée par des phosphatases alcalines

La composition du phosphore organique dissous (DOP) dans un écosystème dépend de la nature et de la structure de sa communauté vivante (Harrisonn 1987 ; Makarov et al., 2005).

   



Le DOP comprend dans des proportions variables des molécules de haut et faible poids moléculaire dont la composition moyenne a été récemment déterminée dans des échantillons provenant de l’océan : esters phosphate C-O-P ~85 % (ex. phosphates de sucre, acides nucléiques et phospholipides), polyphosphates P-O-P (8 – 13 %) et phosphonates C-P (5 – 10 %) (Young et Ingall, 2010). Du fait de la haute énergie de dissociation de leurs liaisons, ces molécules restent stables dans la colonne d’eau et le phosphore qu’elles contiennent est non biodisponible. Ce sont la reminéralisation microbienne et en moindre partie la photodégradation (cette dernière étant limitée à la zone photique) qui réalisent l’hydrolyse de ces molécules, augmentant la concentration en orthophosphates dans le milieu (Figure I.12) (Young et Ingall, 2010). Enfin, avec un moindre impact, la digestion des particules phosphorées réalisée par le zooplancton (« grazing ») peut également contribuer à régénérer le phosphore inorganique dissous (DIP) (Hargrave et Geen, 1968).

Les esters phosphate sont donc les composés organophosphorés dissous les plus abondants dans l’océan (Clark et al., 1998) et leur reminéralisation est basée sur l’hydrolyse de leurs liaisons ester-phosphate par des enzymes hydrolases dont la plus étudiée est la phosphatase alcaline (PA). Les phosphatases alcalines sont des enzymes capables d’hydrolyser une liaison phosphoester en libérant un PO43- et un OH- (Jansson et al., 1988 ; Hoppe, 2003). Il existe d’autres enzymes avec la même capacité que la phosphatase alcaline telles que les nucléotidases, kinases ou lyases (Dyhrman et al., 2007). Cependant, la PA est la plus répandue dans le monde vivant et est capable d’hydrolyser un grand spectre de molécules telles que les nucléosides-poly-P, les deoxynucleosides-poly-P ou les p-nitro-phenylphosphates (Suzumura et al., 1998 ; Turner et al., 2005 ; Ehrlich et Newman, 2009).

Dans les environnements aquatiques, les phosphatases alcalines sont produites principalement par le plancton (phyto, zoo et bacterioplancton) (Jansson et at., 1988 ; Sebastián et al., 2004). Elles sont définies en fonction de leur localisation dans la cellule : ectoenzymes (sur la membrane cellulaire) ou endoenzymes (dans le cytoplasme). Elles peuvent en plus, chez les bactéries Gram-négative, occuper l’espace periplasmique (Jansson et at., 1988 ; Martinez et Azam, 1993 ; Luo et al., 2009). Quant à leur lieu physique d’action, les PA sont actives à l’intérieur des cellules mais peuvent également être libérées dans le milieu extracellulaire lors de leur excrétion active, après la mort des cellules et/ou comme conséquence de la déprédation du phytoplancton et des bactéries par le zooplancton (Jansson

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et at., 1988 ; Koch et al., 2009 ; Duhamel et al., 2010). Une fois dans le milieu extracellulaire, ces enzymes restent potentiellement actives jusqu’à environ un mois après leur libération (Jansson et al., 1988 ; Lin et al., 1998 ; Cosmidis et al., 2015).

Figure I.12 : Le cycle du phosphore dissous.

Les organismes produisent le DOP et l’hydrolysent en DIP qui est la forme biodisponible. Le DOP est composé par des esters-phosphates, phosphonates et poly-P. Il peut être hydrolysé par des enzymes ou par

photodégradation principalement. Source : Young et Ingall (2010).

De nombreuses études ont été réalisées afin de comprendre le rôle de la phosphatase alcaline dans le recyclage du DOP ainsi que dans la régulation du rapport de Redfield C:N:P dans l’océan (ex. Hoppe, 2003 ; Nausch et Nausch, 2004). Bien que les ions orthophosphates (DIP) soient la forme de phosphore incorporée de préférence par les microorganismes (Karl, 2014), le DOP constitue néanmoins une source activement utilisée (Bentzen et al., 1992 ; Lovdal et al., 2007 ; Casey et al., 2009 ; Michelou et al., 2011). Cela est particulièrement vrai pour le picoplancton (bactéries hétérotrophes et picophytoplancton (0,2 - 2 µm) sous des concentrations limitantes en DIP en raison de sa forte compétitivité pour les molécules

organiques phosphatées par rapport au microplancton (2 - 200 µm). En effet, l’assimilation des ions orthophosphate par le plancton à travers l’activité phosphatasique alcaline est régie par les cinétiques de Michaelis-Menten, où Vmax est la vitesse maximale d’assimilation et Km la constante de demie saturation. Km est un indicateur de la compétitivité inter-spécifique du plancton pour le phosphore et est très variable en fonction des espèces (Labry et al., 2005 ; Nedoma et al., 2006). Cependant, le Km du picoplancton est en général inférieur à celui des microorganismes de plus grande taille et explique la forte affinité de ces microorganismes pour le phosphore8. De plus, le picoplancton possède une relation surface/volume plus importante permettant une meilleure diffusion transmembranaire des orthophosphates (Løvdal et al. 2007 a et b, Estebán et al., 2012 ; Bogé et al., 2013).

Il est à noter qu’autant le microplancton (Healey et Henzel, 1980 ; Currie, 1984 ; Cembella et al., 1984a ; Cembella et al., 1984b ; Dyhrman et Ruttenberg, 2006) comme le picoplancton (Martínez et Azam, 1993 ; Cotner et al., 1997 ; Van Wambeke et al., 2002 ; Bañeras et al., 2010) utilisent le DOP comme source de phosphore. Enfin, pour l’ensemble des microorganismes il a été montré dans certains environnements qu’ils sont capables d’augmenter significativement leur synthèse de phosphatase alcaline lorsque les concentrations en phosphore sont limitantes. Pour certains cas l’activité de la phosphatase alcaline a été liée aux concentrations de phosphore inorganique dissous (ex. Bogé et al, 2012) tandis que d’autres études montrent une absence totale de corrélation (ex. Jamet et al., 1997).

Le mécanisme de régulation de l’expression de la phosphatase alcaline en fonction des concentrations en orthophosphates a été particulièrement étudié chez Escherichia coli (Horiuchi et al. 1959 ; Yakovleva et al., 1998). Sous conditions limitantes en P, cette bactérie induit l’expression de plusieurs gènes faisant partie du régulon Pho (Figure I.13) et qui codifient pour différentes protéines liées 1) à l’uptake du P (ex. transporteur de haute affinité d’orthophosphates (PstS)) et 2) à l’utilisation des molécules organiques phosphorées telles que les estersphosphates de faible poids moléculaire (ex. glycerol-3-P et hexose-phosphate), les polyanions phosphorées (ex. poly-P) et les phosphonates (Karl, 2014).

8 La constante de Michaelis (Km) est la concentration du substrat (ex. matière organique phosphatée) à laquelle la vitesse de réaction est à la moitié de sa valeur maximale. La valeur de Km varie avec la température et le pH. La phosphatase alcaline possède une valeur spécifique selon l'affinité de son site actif envers son substrat. Les microorganismes de petite taille présentent une plus grande affinité (un Km plus faible) que les microorganismes de plus grande taille (Chróst et Oberbeck, 1987 ; Vrba et al., 1993 ; Nedoma et al., 2006).

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Le régulon Pho est principalement composé de deux opérons9 : phoBR qui code pour deux protéines, PhoB et PhoR (Morris et al., 1974 ; Stock et al. 1989) et pstSCAB-phoU qui semble avoir deux fonctions indépendantes : le transport des orthophosphates du périplasme vers le cytoplasme, et une médiation dans la régulation de l'ensemble Pho (Surin et al., 1985 ; Cox et al., 1988). Le régulon Pho orchestre en sus l’expression d’autres gènes non liés au métabolisme du P (ex. réponse aux conditions de stress et virulence) dont la fonction est pour le moment partiellement connue (Lamarche et al., 2008 ; Santos-Beneit, 2015).

Un des principaux produits du régulon Pho chez E. coli est la phosphatase alcaline (gène pho A) dont l’induction augmente plus de cent fois lorsque les concentrations en orthophosphates diminuent de 4 µM (Wanner, 1996). L’expression génétique et la synthèse de la phosphatase alcaline ont lieu suite à une cascade de signalisation initiée par l’autophosphorylation de la protéine transmembranaire (histidine kinase) PhoR (Scholten & Tommassen, 1993). Sous conditions limitantes en phosphate inorganique, PhoR phosphoryle PhoB, et cette dernière peut alors activer la transcription des gènes du régulon Pho (Wanner 1996). PhoB est un activateur de transcription (Makino et al., 1989) qui se fixe sur une séquence consensus, appelée "pho box", se trouvant dans la zone promotrice du régulon Pho. Le lien entre la concentration en orthophosphates extracellulaire et 1'activité de PhoR est encore en étude, mais en principe les orthophosphates fixés à la protéine PstS induiraient un changement de conformation du complexe Pst, qui se répercuterait sur PhoR via PhoU (Muda et al., 1992). Comme résultat, le signal en cascade produirait la répression de la synthèse de la PA sous des concentrations supérieures à 4 µM. Il est à remarquer que la limitation en PO4

3-n’implique pas nécessairement la limitation en phosphore mais la concentration en molécules organiques phosphorées (le substrat de la PA) ne paraît avoir aucun effet. En outre, la concentration seuil (4 µM) est supérieure à la plus haute concentration mesurée dans la colonne d’eau des océans (même en profondeur) et par conséquence, le seuil de concentration pour la réponse microbienne et possiblement les caractéristiques du régulon Pho dans l’environnement sont différents (Karl, 2014).

Figure I.13 : Schéma du signal en cascade du régulon Pho en fonction des concentrations extracellulaires en orthophosphates (Pi).

Les carrés blancs représentent les sites de liaison pour les Pi sur la protéine periplasmique PstS et sur la protéine transmembranaire PhoR. PhoB et PhoR sont deux protéines directement impliquées dans la régulation de la synthèse de la phosphatase alcaline (A, autophosphorylée ; R, inhibée). Le transport du phosphate est réalisé par le complexe Pst,

formé par les protéines PstS, PstC, PstA et PstB.

PstS est une protéine periplasmique qui fixe le phosphate et le transporte vers un canal membranaire constitué des protéines-canaux transmembranaires PstA et PstC. PstB est une protéine membranaire associée à la face cytoplasmique de la membrane

interne. Sa fonction serait de fournir de l'énergie pour le transport du phosphate. PhoU est une protéine régulatrice du signal transmembranaire qui est initié lorsque les

concentrations en orthophosphate sont < 4 µM. Lamarche et al. (2008).

Concernant l’implication des enzymes phosphatases alcalines dans la phosphatogenèse, comme nous l’avons vu précédemment, l’ensemble des processus qui aboutissent à la phosphatogenèse dans l’environnement est plus complexe que la simple libération d’ions orthophosphate jusqu’à sursaturation par rapport à des phases minérales

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phosphatées (ex. CFA) (Föllmi, 1996). D’une part l’effet des facteurs environnementaux (pH, potentiel redox, concentration de métaux, barrière d’énergie de précipitation…) peut être décisif. D’autre part, la présence de molécules extracellulaires chargées (ex. polysaccharides (EPS) et/ou ions adsorbés sur les membranes cellulaires) peut favoriser la précipitation en créant des sites de nucléation et en diminuant ainsi l’énergie d’activation nécessaire (Ferris, 1989 ; Crosby et Bailey, 2012). En outre, la disponibilité du phosphore libéré et la localisation des enzymes PA (conditions physico-chimiques très différentes et par conséquent états de sursaturation variables) sont décisifs pour instaurer un environnement propice à la phosphatogenèse (Ammerman et Azam, 1991 ; Luo et al., 2009 ; Cosmidis et al., 2015).

Les travaux de Hirschler et al. (1990) et Lucas et Prévot (1995) ont montré que l’enzyme phosphatase alcaline peut produire l’augmentation des concentrations en ions orthophosphate dans un milieu suite à l’hydrolyse des molécules organophosphorées (ex. ADN, ARN). De plus, des bactéries telles que Caulobacter crescentus peuvent produire la précipitation d’hydroxyapatite lorsqu’elles sont cultivées en présence de fortes concentrations de calcium (Benzerara et al., 2004). Malgré l’importance de ce mécanisme, très peu d’études ont analysé le rôle de cette enzyme dans la précipitation de phases minérales phosphatées dans des environnements actuels de phosphatogenèse (Omelon et Grynpas, 2008). En outre, la plupart d’études se sont focalisées sur l’analyse de la possible corrélation entre la transcription de cette enzyme et les concentrations extracellulaires des différentes molécules organophosphorées dissoutes, trouvant souvent des résultats contradictoires pour des raisons pour le moment méconnues (Wanner, 1996 ; Jamet et al., 1997 ; Labry et al., 2005 ; Bogé et al., 2012, 2013).

 Le cycle biogéochimique du phosphore dans les écosystèmes