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d Soutien, bientraitance et droit dans l’éthique du care

CHAPITRE II – Les Écrits politiques d’Olympe de Gouges : une généalogie envisageable pour

II. 3. d Soutien, bientraitance et droit dans l’éthique du care

L’éthique du care telle que nous l’appréhendons dans notre étude consiste, non pas uniquement à créer une nouvelle catégorie d’activités en vue d’améliorer la situation d’autrui, mais aussi et surtout à faire émerger le care comme une attitude humaniste qui transcende tous domaines de la vie. Comme l’écrit Carol Gillian,

1 Olympe de Gouges, « Remarques patriotiques », dans Écrits politiques, op. cit., p. 51.

2 « L’intersectionnalité des oppressions », à savoir l’accumulation des états de vulnérabilités des femmes, est un des

sujets conducteurs de la revue Recherches féministes à paraître fin 2018 (Vol. 31, n°2, « Femmes, féminismes et philosophies »).

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Nous sommes, comme êtres humains, êtres de relations, responsables et sensibles. […] Nous naissons avec une voix et dans la relation – qui sont la condition de l’amour et également de la citoyenneté dans une société démocratique.1

La sociologue met en évidence les valeurs profondément humaines qui fondent la démocratie, à savoir des relations sociales sensibles et éclairées. Dès lors, il est nécessaire d’adopter une vision large et plurielle de ces valeurs. De même, il ne s’agit pas de figer les considérations d’Olympe de Gouges dans une posture univoque, bien au contraire. À l’opposé des remarques obtuses et peu élogieuses à son égard après sa mort (qui la considèrent souvent comme naïve ou déviante), elle élabore une pensée complexe dans laquelle la subversion se situe sur plusieurs plans.

Tout d’abord, sur le plan pragmatique, l’auteure des Écrits politiques raconte ce qu’elle observe et livre un message concret. Cette attitude participe d’une genèse intellectuelle qui est centrale dans l’éthique du care :

Entendue d’une voix différente, la morale ne se fonde pas sur des principes universels, mais part d’expériences rattachées au quotidien et des problèmes moraux de personnes réelles dans leur vie ordinaire. Elle trouve sa meilleure expression, non pas sous la forme d’une théorie, mais sous celle d’une activité : le care comme action (taking care, caring for) et comme travail, autant que comme attitude, comme perception et attention au détail non perçus, ou plutôt présents sous nos yeux, mais non remarqués parce que trop proches, comme fil conducteur assurant l’entretien (en plusieurs sens, dont celui de la conversation et de la conservation) d’un monde humain.2

« Une voix différente » qualifie bien la parole d’Olympe de Gouges : celle d’une personne peu instruite et pourtant dotée d’un raisonnement subtil, souvent accompagné d’humour, voire d’autodérision ; elle est aussi fragilisée par son parcours et pourtant capable de se projeter dans un monde meilleur, en indiquant des projets qui portent la marque de l’ouverture et de l’abnégation.

Par ailleurs, dans le champ du droit, clef de voûte d’un système non autoritaire (le droit s’opposant à l’absolutisme), Olympe de Gouges propose une vision plus riche de l’idée de justice, en y intégrant le domaine de la sollicitude. Dès lors, la morale de la justice se combine avec la morale du care :

Théoriquement, la distinction entre justice et sollicitude recoupe les divisions familières entre pensée et sentiment, égoïsme et altruisme, raisonnement théorique et raisonnement pratique. […]

1 Carol Gillian, « Un regard prospectif à partir du passé », citée dans Vanessa Nurock (dir.), Carol Gillian et l’éthique du care, Paris, PUF, 2010, p. 28-29.

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Puisque tout le monde est vulnérable aussi bien à l’oppression qu’à l’abandon, ces deux visions morales – l’une de justice, l’autre de sollicitude – sont récurrentes dans l’expérience humaine.1 Ainsi, à la lecture des Écrits politiques, nous discernons en quoi la morale d’Olympe de Gouges tient d’une éthique du care, ou plus exactement ce que le care hérite des Lumières. En effet, en militant contre toute forme de despotisme et en valorisant l’attitude du « prendre soin », Olympe de Gouges fait preuve de justice autant que de sollicitude. Par exemple, l’auteure du Projet sur la

formation d’un Tribunal populaire entend bien combiner ces deux sortes de préoccupations

morales, afin de parvenir à un traitement le plus juste possible (en termes d’humanité) des individus.

Enfin, sur un plan qui serait celui de l’universel, l’intuition et l’émergence d’une certaine forme de conscience sociale (au féminin) rendent le propos d’Olympe de Gouges profond, fort de sens et, surtout, en avance de deux siècles. C’est pourquoi il importe de voir à quel point cette vision s’élargit bien au-delà de son ancrage féministe, certes important, mais auquel elle ne se réduit pas :

Bien qu’elle soit à l’origine une réponse aux préjugés à l’égard des femmes dans le domaine moral, la perspective du care élabore une analyse plus large des relations sociales organisées autour de la dépendance et de la vulnérabilité […].2

Dans les textes d’Olympe de Gouges, le bien-être, l’équilibre et la pérennité de la société participent effectivement d’une vision large et aboutie des relations sociales, de sorte qu’elle institue, malgré les écueils, l’esprit propre à une éthique du care. Ainsi, l’abolition de l’esclavage, la prise en compte des personnes âgées en état de détresse, la reconnaissance des femmes seules et infortunées, l’intérêt pour l’avenir des enfants sans statut légal, ou encore la situation précaire des hommes sans travail sont autant de sujets polémiques qu’Olympe de Gouges met en débat dans l’espace public. Son soutien empathique, ses exhortations à la bientraitance des personnes vulnérables et son engagement à faire évoluer le droit font d’elle une potentielle figure historique de l’éthique du care.

1 Carol Gilligan, « Orientation morale et développement moral » (1987), dans Held Virginia (ed.), Justice and Care: Essential Readings in Feminist Ethics, Boulder, CO, Westview Press, 1995, p. 31-46.

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