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CHAPITRE I – Olympe de Gouges en son temps

I. 2. b Sentiment de sympathie

En Occident, le sentiment de sympathie est théorisé dès l’Antiquité grecque. Ainsi, dans l’esprit des stoïciens, le Feu-Logos, empreint de sympathie, permet l’harmonie du monde, des éléments et de la vie sur terre3. Près de deux millénaires plus tard, David Hume constate que nous nous sentons tous concernés par le bien-être de nos semblables4. L’empiriste écossais signale également qu’« il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une égratignure au doigt5 », autrement dit la faculté de compatir n’est pas directement liée à la raison. Si l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert suggère que la sympathie provient d’abord et avant tout d’un phénomène physiologique, la définition permet, dès lors, d’appréhender le

1 Jean-Jacques Rousseau, Profession de foi du Vicaire savoyard, dans Émile, ou De l’éducation (livre IV, p. 431),

(1762), Paris, Gallimard, 2010, coll. « Folio essais », p. 93.

2 Sur cette notion, voir Jean-Pierre Cléro et Thierry Belleguic (dir.), Les Discours de la sympathie. Enjeux philosophiques et migrations conceptuelles, Paris, Hermann, Les collections de la République des Lettres, 2014, et

Thierry Belleguic, Éric Van Der Schueren et Sabrina Vervacke (dir.), Les Discours de la sympathie. Enquête sur une

notion de l’âge classique à la modernité [2007], Paris, Hermann, Les collections de la République des Lettres, 2014. 3 « À supposer que la nature forme un Tout bien lié et cohérent... que tout l’univers soit un... […] Si l’on touche les

cordes d’une lyre, les autres cordes résonnent ; les huîtres et les autres coquillages croissent et décroissent avec la Lune... Le flux et le reflux de la mer sont commandés par les phases de la Lune » (Cicéron, De divinatione, II, 14, § 33-34).

4 Précisons que Hume distingue les « impressions » et les « idées ». Pour lui, ce sont les sentiments qui dictent nos

actes et non la raison.

5 Davide Hume, Traité de la nature humaine, 1739-1740 (II, 1, 11), cité par Jostein Gaarder, dans Le monde de Sophie, version traduite au Seuil, Paris, 1995, p. 313. Voir David Hume, A Treatise of Human Nature. A Critical Edition, 2 volumes, David Fate Norton and Mary Jane Norton (edit.), The Clarendon Edition of the Works of

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sentiment de sympathie dans le champ des relations interpersonnelles par le biais d’une approche organique :

SYMPATHIE, (Physiologie) […] Il s'agit ici de cette communication qu'ont les parties du corps les unes avec les autres, qui les tient dans une dépendance, une position, une souffrance mutuelle, et qui transporte à l'une des douleurs, les maladies qui affligent l'autre. Il est vrai pourtant que cette communication produisait aussi quelquefois par le même mécanisme un transport, un enchaînement de sensations agréables. La sympathie, en physique anatomique, est donc l'harmonie, l'accord mutuel qui règne entre diverses parties du corps humain par l'entremise des nerfs, merveilleusement arrangés, et distribués pour cet effet. […] Les Peintres se servent de ce terme pour signifier l'union et comme l'amitié qui est entre certaines couleurs ; le goût et la pratique apprennent aux artistes à connaitre cette union.1

Il nous semble important d’exposer les points de vue de Sophie de Grouchy2 et de Louis- Sébastien Mercier relatifs à cette notion de sympathie, en raison de leur proximité amicale avec Olympe de Gouges, ainsi qu’en rapport à une proximité idéologique et morale3.

Signalons qu’Olympe de Gouges est voisine du couple Condorcet dans la campagne d’Auteuil à la fin des années 1770 (et plus tard, de Madame Helvétius). Savants et littérateurs de renom contribuent alors à la réputation de ce qu’on appelait la « Société d’Auteuil ». Olivier Blanc précise qu’

à Auteuil, Mme de Condorcet s’était retirée dans sa maison de la Grande rue, n° 2, y recevant la même société que sa voisine Mme Helvétius. Mme de Condorcet arrivait en terrain connu à Auteuil où logeaient deux de ses relations, Mme de Gouges et Mme Helvétius qui, vers mars 1792, furent simultanément dénoncées dans un article haineux par l’abbé Bonnefoy de Bouyon, journaliste royaliste, auteur d’un périodique intitulé À deux liards mon journal. Il y traitait les deux femmes de « sorcières » tenant leur « sabbat » à Auteuil.4

Quant à Mercier, rencontré en 1775, sa proximité avec Olympe de Gouges était telle que certains historiens le qualifièrent de « teinturier » de cette dernière, autrement dit, sa plume. Elle se défend contre cette injure dans son Adieux aux Français en déclarant avoir « donné [s]es écrits sans teinturier […] en demandant quelquefois des avis, que je ne suis jamais5 ». Nonobstant,

l’influence et le guidage de Mercier furent décisifs pour la révolutionnaire en herbe.

1 Diderot et D’Alembert, « Sympathie », dans Encyclopédie, 1er décembre 1765, [en ligne : www.encyclopédie.eu,

consulté le 24 février 2017].

2 Sophie de Condorcet (née de Grouchy), issue d’un milieu favorisé, apprit l’anglais très jeune. Une fois installée

avec son mari au quai Conti à Paris, elle fit de leur salon un des plus grands rendez-vous de discussion de la capitale, qui devint alors « le cœur de l’Europe éclairée » où étaient invités le marquis de La Fayette, Thomas Jefferson, ou encore la féministe Mary Wollstonecraft, auteure de Vindication of the Rights of Women (1792).

3 Notons néanmoins que sur la question de la sympathie, Hume et Rousseau sont les références.

4 Olivier Blanc, « Cercles politiques et "salons" du début de la Révolution (1789-1793) », Annales historiques de la Révolution française, 344 | 2006, 63-92.

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Concernant Sophie de Grouchy, à la suite de sa traduction de la Théorie des sentiments

moraux d’Adam Smith – d’après lequel la sympathie réside dans la faculté de partager les

passions des autres1 –, Sophie de Grouchy donc, imprégnée des idées d’Adam Smith sur la sympathie, entreprit la démarche d’en dire tout le bien qu’elle en pensait, mais aussi d’apporter son point de vue sur cette notion dans ses huit Lettres sur la sympathie (1798)2. Dans la théorie initiale de Smith, la sympathie que l’on éprouve pour autrui provient de l’intérêt porté à cette autre personne, de sorte que ce sentiment est une sorte de mélange entre intérêt et vertu. Grâce à la sympathie, l’individu passe de l’intérêt commun à la conscience morale individuelle3.

Pour Sophie de Grouchy, la sympathie est plutôt une sorte de bonheur fondé sur la bienveillance. Concrètement, elle prend sa source dans les sensations de douleur et de plaisir, qu’elles soient de nature physique ou morale, qu’une personne éprouve à l’égard d’autrui. Transformé en vue de l’esprit, ce ressenti devient le sentiment de sympathie. Au sujet de sa propre mère, elle raconte :

C’est en voyant [ses] mains soulager à la fois la misère et la maladie ; c’est en voyant les regards souffrants du pauvre se tourner vers [elle] et s’attendrir en [la] bénissant, qu’[elle a] senti tout [s]on cœur.4

Autrement dit, en étant témoin des soins que prodiguait sa mère aux pauvres et aux malades, Sophie de Grouchy éprouva un sentiment sincère et profond, qui lui révéla l’importance de ce sentiment réciproque entre le malade et la soignante. Cette relation induite dans et par la relation de soin repose sur les valeurs de respect et de reconnaissance.

D’un point de vue plus théorique, elle considère que c’est dans le sentiment de sympathie que l’humanité puise sa signification profonde, son identité, le sens de son existence. Pour elle, la sensation fonde les différentes sortes de sentiment moral et de facto, les rapports à autrui qu’ils induisent. Mise en perspective, en livrant une autre vision du sensualisme français, dans le sens d’une communauté politique d’individus unis naturellement, cette interprétation de la sympathie,

1 Adam Smith, « De la manière dont nous jugeons de la convenance ou de l’inconvenance des affections des autres

hommes, selon leur accord ou leur dissonance avec les nôtres », dans Théorie des sentiments moraux, (1759), Paris, PUF, 1999, I, 1, 3, p. 38-39.

2 Voir Les Lettres sur la sympathie (1798) de Sophie de Grouchy, marquise de Condorcet. Philosophie morale et réforme sociale, éd. Marc André Bernier et Deirdre Dawson, Oxford, Voltaire Foundation, coll. « Studies on

Voltaire and the Eighteenth Century », 2010.

3 Voir à ce sujet Ralph Anspach, « La théorie générale du comportement dans la Théorie des sentiments moraux »,

dans « The implications of the Theory of Moral Sentiments for Adam Smith’s economic thought », History of

Political Economy, vol. 4, n° 1, 1972, p. 176-206.

4 Sophie de Grouchy, Lettres sur la sympathie, suivies de Lettres d’amour à Mailla Garat, Montréal, Université du

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à l’opposé de l’« isolisme » sadien1, met en relief sa dépendance radicale et matricielle à autrui. Sophie de Grouchy cherche alors à montrer en quoi le système politique qu’est la monarchie absolue de droit divin nie l’essence même de la sympathie, sentiment fondé sur la loi de la nature et sur lequel va reposer la République naissante et la citoyenneté2.

Quant à Louis-Sébastien Mercier, il se donna pour objectif de montrer l’importance de porter un regard positif envers autrui3, que ce soit en tant que critique littéraire, en tant que dramaturge, ou tout simplement en tant que citoyen attentif au sort des plus démunis qui ne bénéficient d’aucune aide. Mercier fut un remarquable observateur de la vie parisienne, des mœurs de ses habitants, de la multitude de ses petits métiers. Il compara la vie à une scène. Du reste, il aspira à transformer le modèle dramaturgique de son époque en un théâtre constructif et instructif, permettant au spectateur de devenir un citoyen éclairé4. On y retrouve des similitudes avec l’écriture théâtrale d’Olympe de Gouges dans la volonté d’utiliser les planches, par le truchement du sourire et de l’attendrissement, comme support et lieu de subversion idéologique. De même, dans son Tableau de Paris (1781), Mercier témoigne avoir « vu de près la misère de la portion la plus nombreuse d’une ville qu’on appelle opulente et superbe5 ». De façon quasi inédite, il évoque un Paris moderne, populaire, cosmopolite, dans une dimension non aristocratique. Comme l’indique Jean-Claude Bonnet :

Par une vraie compassion, […] dans son rôle de réformateur politique, d’utopiste et de philanthrope, […] Mercier se donne pour mission de dénoncer toutes les formes d’abus et de plaider en faveur des droits de l’homme.6

Mercier affirme ainsi dans son œuvre que la sympathie est une « précieuse passion sociale7 ». Il voit même dans la sympathie un colloïde1 social : « L’homme est doué d’une sympathie qui le

1 Voir Marc André Bernier, « Sophie de Condorcet, Lectrice française d’Adam Smith », dans Madeleine Bertaud, La littérature française au croisement des cultures: colloque des 5 - 8 mars 2008 à l'Université Paris-Sorbonne,

Librairie Droz, 2009, p. 235-236.

2 Marc André Bernier, « Éloquence du corps et sympathie : les “tableaux de sensations” de Sophie de Condorcet »,

dans Les Discours de la sympathie. Enquête sur une notion de l’âge classique à la modernité, op. cit., p. 179.

3 Mercier peut se montrer très critique mais ce qui est clair, c’est qu’il veut faire œuvre utile pour ses concitoyens. 4 Voir Louis-Sébastien Mercier, Du Théâtre ou Nouvel essai sur l’art dramatique, Genève, Slatkine Reprints,

Réimpression de l’édition d’Amsterdam de 1773, 2013.

5 Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, Paris, Mercure de France, 1994, t. I, p. 31.

6 Jean-Claude Bonnet, « Mercier et le “Bonheur des gens de lettres” », dans Les Discours de la sympathie. Enquête sur une notion de l’âge classique à la modernité, op. cit., p. 190-191.

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fait entrer dans les intérêts de ses semblables2 » ; autrement dit, le sentiment de sympathie constitue, pour Mercier, un vecteur fondamental de l’harmonie collective.