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a Esprit critique féminin : un genre au service de la communauté

CHAPITRE III – Postérités des Écrits politiques

III. 1. a Esprit critique féminin : un genre au service de la communauté

Premièrement, Olympe de Gouges se réclame d’une autre philosophie morale que celle instituée traditionnellement par la prédominance masculine. Elle entend bien fonder un nouvel ordre, fondé sur la justice et l’égalité entre les êtres humains, en dépassant les délimitations qu’impose la notion de « citoyen ». Que les Noirs et les femmes existent en droit et accèdent à l’égalité avec les hommes blancs ou que l’activité des femmes soit valorisée autant au foyer qu’à

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l’extérieur et qu’elles prennent une place entière au sein de l’agora, toutes ces avancées justifient de continuer à entendre et à valoriser ses discours. Comme le remarque Joan Woolfrey, ce qui motive Olympe de Gouges est caractéristique d’une sensibilité féminine, qu’il faut comprendre ici au sens d’une sensibilité nettement genrée :

The plight of the illegitimate child, the unmarried mother, the poor, the commoner (at least by 1792), the orphan, the unemployed, the slave, even the King when he is most vulnerable, are all brought to light, with family connection and sympathy for the most disadvantaged as the pivotal plot points. Women characters regularly displace men at center stage. It is women, unified with each other and winning the recognition of men, that most characterizes what Gouges conveys in her work.1

Joan Woolfrey insiste ici sur le fait que le personnage emblématique d’Olympe de Gouges s’est construit par son travail (souvent acharné) autant que par sa personnalité, qui appelle une société des cœurs.

En outre, représenter à cette époque les Noirs et les femmes en qualité d’individus éclairés suppose d’étendre l’accès à l’instruction et, par-là, à l’esprit critique, cette posture représentant une subversion manifeste. Au regard de sa position féministe, Olympe de Gouges dépasse même les limites du discours rousseauiste en remettant en cause le rôle déterminant que joue l’éducation dans la construction hiérarchique des genres dans la société du XVIIIe siècle :

Gouges described herself as a “pupil of pure nature,” embracing a Rousseauian perspective on education while imposing on it her own perspective on gender. The education Rousseau proposed for girls was mind-numbingly stifling; they were to be raised to understand they were “made for man’s delight”.2

Sa conception de l’éducation des filles se différencie de celle de Rousseau, dans la mesure où elle suggère une forme d’indépendance : on dirait aujourd’hui d’émancipation. La formation des unes ne concourt plus à servir l’agrément des autres. Malgré tout, deux siècles plus tard, la thématique de l’accès des femmes à l’instruction reste centrale, surtout si l’on songe aux disparités importantes existant avec les pays du Sud3.

1 Joan Woolfrey, The Internet Encyclopedia of Philosophy, West Chester University of Pennsylvania [en ligne :

www. iep.utm.edu/gouges/#SSH2di, consulté le 11 juin 2016].

2 Id.

3 Par exemple, « en Côte d’Ivoire, seulement 30% des femmes ont la chance d’accéder à l’éducation ; 70% des

femmes sont analphabètes », Justine Yoman Bindedou, « Revendication de l’être politique féminin : une contestation de la domestication », dans Moufida Goucha, Phinith Chanthalangsy (dir.), « La quadrature du cercle », Revue des

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Deuxièmement, les brochures éloquentes, les articles pamphlétaires autant que les lettres adressées interpellent le peuple et les sphères politiques au sujet des « réalités négligées1 ». Olympe de Gouges dépasse une vision manichéenne qui attribue une importance capitale à certaines activités humaines et en dédaigne d’autres. Par conviction, elle cherche à réconcilier les visions en démontrant l’intérêt pour toute la nation de faire valoir l’ensemble des activités humaines. Par-là, l’auteure ramène le care au féminin au centre des débats (rappelons toutefois que le « prendre soin » subsume le féminin, la posture altruiste étant détachée de la sexuation). Il est ainsi autant avantageux de prendre soin des femmes pour leur éviter de devenir vénales (« Ô femmes ! […] Ô sexe, tout à la fois séduisant et perfide ! […] Ô vous qui avez égaré les hommes […]2 »), que d’occuper les hommes du peuple pour qu’ils ne se transforment en « scélérats involontaires que la nature et la misère ont forcé au crime3 ».

Troisièmement, la révolutionnaire inaugure le féminisme différentialiste, dans la mesure où elle affirme que le raisonnement au masculin ne peut primer sur le raisonnement au féminin, ouvrant ainsi la voie à la possibilité d’un engagement. Pour elle, non seulement il n’existe pas de preuve objective à cela, mais en plus l’altérité (comme la diversité, l’hétérogénéité) reste indispensable à la dynamique que requiert la construction pérenne de la société. Or, il est courant de considérer que le féminisme de la différence4, émanation conceptuelle des années 1980 de la branche du féminisme radical french feminism,

postule que le patriarcat est si profondément enraciné dans les mentalités qu'il impose un système de valeurs qui empêche l'existence d'une différence authentique entre hommes et femmes, les femmes étant sans cesse définies, construites comme antithèses (idéalisées ou démonisées) des hommes. Le féminisme de la différence a mis en valeur la parole des femmes, les relations mères- filles, l'importance révolutionnaire de la création de groupes de femmes.5

À de nombreuses reprises, Olympe de Gouges justifie l’intérêt de donner aux femmes la pleine latitude pour développer leurs talents, et ce, sans pour autant éclipser le potentiel des hommes. Elle ne nie pas l’importance de la différence, au contraire. De même qu’elle associe le roi au parlement pour une direction solide de la France, elle imagine une société dans laquelle femmes

femmes n°1 (revue du Réseau international des femmes philosophes parrainé par l’UNESCO), Paris, novembre 2011,

p. 69.

1 Sandra Laugier, « L’éthique du care en trois subversions », Multitudes, mars 2010, n° 42, p. 112-125. 2 Olympe de Gouges, « Le cri du Sage, Par une femme », dans Écrits politiques, op. cit., p. 74. 3 Olympe de Gouges, « Remarques patriotiques », dans Écrits politiques, op. cit., p. 50. 4 L'éthique de la sollicitude est un développement contemporain du féminisme de la différence. 5 Voir l’article « féminisme » en ligne, wikipedia.org, consulté le 29 avril 2017.

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et hommes concourent, de pair, à la prospérité économique, sociale et politique du pays. Elle consacre l’indépendance des filles dans le drame Le Couvent, ou les vœux forcés1 (1790), ou encore l’émancipation des femmes mariées dans la Forme du Contrat social de l’Homme et de la

Femme2 (1791), entre autres. La voix des femmes reste son motif directeur jusqu’à sa mort,

puisqu’une grande partie de ses écrits de 1791 à 1793 mettent en relief la difficulté et les risques qu’elle encourt à défier la doxa patriarcale sur ce sujet.

La position d’Olivier Blanc est claire à ce sujet :

Montrant l’exemple, par ses engagements divers, principalement humains, Olympe a au contraire donné une respectabilité à l’engagement politique au féminin, et cette grande partie de sa vie, dans son intensité et sa dramaturgie, n’était pas destinée à illustrer un « féminisme » trop caricatural pour être honnête.3

Pour la première fois donc, une image de femme publique (intéressée aux affaires de la Cité, et non prostituée) émerge, laissant souvent les protagonistes masculins de la politique perplexes, voire hostiles (par exemple, son ennemi reconnu, Robespierre). Durant son procès, les mœurs d’Olympe de Gouges sont remises en question et, en qualité d’Accusateur public, Fouquier- Tinville s’écrie qu’« on ne peut se tromper sur les intentions perfides de cette femme criminelle4 ». Aussi, plus de deux siècles plus tard, la personnalité et les publications d’Olympe de Gouges continuent d’alimenter la polémique sur la question de la vertu et de son rôle dans sa pensée.5