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Penser la sollicitude : les Écrits politiques d'Olympe de Gouges ou les Lumières en héritage (1788-1791)

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Penser la sollicitude :

les Écrits politiques d’Olympe de Gouges ou les

Lumières en héritage (1788-1791)

Mémoire

Claire Sinquin

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Claire Sinquin, 2017

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Penser la sollicitude :

les Écrits politiques d’Olympe de Gouges ou les

Lumières en héritage (1788-1791)

Mémoire

Claire Sinquin

Sous la direction de :

Thierry Belleguic, directeur de recherche

Charlène Deharbe, codirectrice de recherche

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Résumé

Le Siècle des Lumières a produit un grand nombre de bouleversements, non seulement dans le domaine politique, mais aussi les domaines économiques et sociaux. C’est dans ce contexte qu’Olympe de Gouges marque l’histoire. Par le biais de lettres, brochures, articles ou encore affiches placardées, Olympe de Gouges a cherché à influencer non seulement les institutions mais aussi l’opinion publique. En commençant par la dramaturgie, elle s’engage aux côtés des abolitionnistes de l’esclavage et lutte pour l’évolution des mœurs. Elle se consacre ensuite à ses écrits pamphlétaires dans lesquels elle plaide pour la cause des plus démunis et pour le partage des richesses. Son avant-gardisme tient encore dans le fait qu’elle remet en question la place et le rôle des femmes dans la vie de la cité.

Aujourd’hui, sa posture humaniste résonne d’une contemporanéité aiguë, alors que ne cessent de se multiplier les exemples d’un capitalisme qui accroît le fossé entre les nantis et les démunis. Dès lors, l’engagement d’Olympe de Gouges apparaît comme un support idéel envisageable de la composition archéologique de la pensée des communs. Ce courant philosophique et politique actuel prône en effet l’organisation concertée de l’usage des ressources, de sorte que la responsabilisation des individus, co-acteurs de leur présent et de leur devenir, assure l’équité et la pérennité de cet usage. Au cœur du mouvement des communs réside le souci du vivre-ensemble, ce qui implique une refonte des institutions et des modes de vie. En ce sens, la posture d’Olympe de Gouges préfigure l’éthique du care (le prendre soin, le souci de l’autre) et, de fait, la prise en compte des spécificités de chacun, le respect d’autrui et des genres, implicitement inclus dans le mouvement des communs.

Malmenée par l’historiographie, Olympe de Gouges est peu mentionnée dans les ouvrages consacrés à l’histoire de la République des Lettres. Par conséquent, notre travail se situe dans une démarche d’actualité de manière à ce que la postérité de ses idées progressistes contribue à imaginer et à bâtir la société à venir.

Mots-clés : Olympe de Gouges, Siècle des Lumières, éthique du care, philosophie des communs, abolition de l’esclavage, monarchie constitutionnelle, presse, théâtre, féminisme.

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Abstract

The Age of Enlightenment has produced a great deal of upheaval, not only in the political sphere, but also in the economic and social spheres. It is in this context that Olympe de Gouges marks the history. By means of letters, pamphlets, articles or placarded posters, Olympe de Gouges sought to influence not only the institutions but also the public opinion. Beginning with dramaturgy, she engages herself with the abolitionists of slavery and struggle for the evolution of morals. Then, she devoted herself to her lampooned writings in which she pleaded for the cause of the most bereft persons and for the sharing of wealth. Its avant-gardism is still due to the fact that it questions the place and the role of women in the city life.

Today, its humanist posture echoes with an acute contemporaneity, while the examples of a capitalism which increases the gap between the haves and others multiply. Henceforth, the commitment of Olympe de Gouges appears as an ideal support for the archaeological composition of the thinking of commons. This philosophical and political current advocates the concerted organization of the use of resources, so that the responsibility of individuals, co-actors of their present and their future, ensures the fairness and durability of this use. At the heart of the movement of commons lies the concern for living together, which implies an overhaul of institutions and ways of life. In this sense, the Olympe de Gouges ‘posture prefigures the ethics of care (caring, care for the other) and, in fact, taking into account the specificities of each one, respect for others and genders, implicitly included in the movement of the thinking of commons.

Criticized by historiography, Olympe de Gouges is little mentioned in the Republic of Letters ‘history. Consequently, our work is based on a topical approach so that the posterity of its progressive ideas helps to imagine and build the society to come.

Key-words: Olympe de Gouges, Age of Enlightenment, ethic of care, commons ‘philosophy, abolition of slavery, constitutional monarchy, press, theater, feminism.

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Table des matières

Résumé ... iii

Abstract ... iv

Table des matières ... v

Remerciements ... vii

Avant-propos ... viii

INTRODUCTION ... 1

Olympe de Gouges : sentiment de sympathie et morale politique dans les Écrits politiques 1 De la sollicitude : le XVIIIe siècle en héritage ... 4

L’éthique du care comme fondement des communs... 5

Philosophie des communs, un enjeu politique contemporain ... 6

État de la question ... 8

Corpus et approche méthodologique ... 9

CHAPITRE I – Olympe de Gouges en son temps ... 11

I. 1. Olympe de Gouges : une philosophe des Lumières ... 12

I. 1. a. Raison et observation ... 13

I. 1. b. Lutte contre les injustices et les inégalités ... 19

I. 1. c. La question de la liberté ... 23

I. 1. d. De l’utilité de l’honnête-femme ... 25

I. 2. Philosophie morale, sympathie et sollicitude au Siècle des Lumières ... 27

I. 2. a. Philosophie morale ... 28

I. 2. b. Sentiment de sympathie ... 29

I. 2. c. De la sollicitude ... 33

I. 2. d. Philosophie morale, sentiment de sympathie et sollicitude dans les Écrits politiques d’Olympe de Gouges ... 34

CHAPITRE II – Les Écrits politiques d’Olympe de Gouges : une généalogie envisageable pour l’éthique du care ... 37

II. 1. De la pensée individuelle à la pensée collective : la morale civile et politique ... 38

II. 1. a. Le care comme renouvellement de la pensée : du « citoyen » aux « clubs » ... 38

II. 1. b. Le care comme renouvellement des idéaux : pouvoir et morale ... 51

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vi

II. 2. a. Lien communautaire et institutionnalisation ... 59

II. 2. b. Exigence de parole publique ... 61

II. 2. c. Prendre parti... 63

II. 2. d. Topiques de la souffrance ... 65

II. 2. e. L’engagement d’Olympe de Gouges, ou comment porter secours à l’autre ... 69

II. 2. f. Cautions de l’engagement : parler et payer ... 72

II. 3. Vulnérabilité : le soutien, la bientraitance et le droit ... 74

II. 3. a. Reprise des grands principes : la liberté ... 74

II. 3. b. Aspects juridiques ... 78

II. 3. c. Créations sociales ... 84

II. 3. d. Soutien, bientraitance et droit dans l’éthique du care ... 86

CHAPITRE III – Postérités des Écrits politiques ... 89

III. 1. Postérités dans l’histoire culturelle des femmes ... 89

III. 1. a. Esprit critique féminin : un genre au service de la communauté ... 89

III. 1. b. Regard sur la Déclaration de la femme et de la citoyenne ... 92

III. 1. c. Féministes du XVIIIe siècle ... 98

III. 1. d. Olympe de Gouges dans l’historiographie ... 104

III. 1. e. Postérité et débats actuels ... 107

III. 2. Postérités des Écrits politiques pour l’éthique du care, dans une perspective bibliographique de l’archéologie des communs... 109

III. 2. a. Les communs ... 110

III. 2. b. De la fiscalité dans les Écrits politiques ... 111

III. 2. c. La question des terres dans les Écrits politiques ... 116

III. 2. d. Le projet social des Écrits politiques ... 120

CONCLUSION ... 125

Olympe de Gouges, philosophe et philanthrope de la République des Lettres ... 125

Les Écrits politiques : de l’éthique du care à l’archéologie des communs ... 126

Place des femmes : élargissement de l’historiographie ... 128

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Remerciements

Je tiens à remercier mon directeur de mémoire Thierry Belleguic qui m’a assuré son accompagnement bienveillant durant ma formation académique. Nos discussions m’ont apporté beaucoup, tant pour envisager la problématique de manière transversale et éclairée que pour acquérir des références riches et variées.

Mes remerciements vont aussi à Charlène Deharbe, codirectrice, qui m’a prodigué ses conseils pour me permettre de progresser, et dont le suivi et la correction minutieuse ont largement contribué à l’aboutissement et à la réussite du travail d’écriture.

Enfin, je souhaite exprimer ma profonde reconnaissance envers ma tendre famille ; à ma georgette-sand-abbé-pierriste-nuit-deboutiste-grecque-centrafricaine de sœur, dont l’influence n’y est pas pour rien dans le choix du sujet de cette étude ; à mon conjoint qui m’a soutenue et m’a encouragée à surmonter les contraintes liées au contexte d’être parent-étudiante ; et une « spéciale dédicace » à notre petite Camillou qui a tant patienté pour aller se promener…

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Avant-propos

En tant que citoyenne du second millénaire, mes interrogations se portent sur les changements de société dans tous les champs en bouleversement : des enjeux environnementaux aux questions de genre, de la refonte des modes de vie à la mise en cause du modèle économique dominant. L’objet fondamental de mes recherches est en effet d’appréhender le monde dans lequel nous souhaitons faire grandir nos enfants.

Puisqu’il s’agit de faire évoluer autant les mentalités que les institutions, par le combat ou le consensus, mon intérêt s’est tourné vers la figure d’Olympe de Gouges, femme intègre et engagée qui représente à la fois la Révolution, la modernité et la modération. Sa trajectoire atypique et sa capacité à transcender la doxa de son époque rendent ses textes politiques singuliers et passionnants. Tout en refusant que les réformes soient conduites dans la violence, Olympe de Gouges eut une approche novatrice en agissant dans la sphère publique pour la défense les droits et des conditions de vie d’autrui.

Ainsi, non spécialiste du XVIIIe siècle, j’ai rédigé mon mémoire en convoquant l’esprit des Lumières pour tenter de raviver un continuum démocratique qui semble parfois omis de nos quotidiens. En déterminant des liens entre l’engagement d’Olympe de Gouges et ceux des mouvements féministes et philosophiques actuels, mon travail relève d’une approche contemporanéiste.

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1

INTRODUCTION

Le regard que nous porterons sur la trajectoire d’Olympe de Gouges doit nous amener à saisir comment s’est construite sa pensée. D’une sensibilité girondine, Olympe de Gouges est animée par un désir d’émancipation des individus et de la société en général. Femme d’extraction bourgeoise mais simple, son souci du bien commun, de la solidarité et de l’équité, révèle une modernité et une ouverture d’esprit qui se retrouvent dans ses écrits politiques. Intellectuelle et humaine, Olympe de Gouges publie en effet un grand nombre de textes qui fournissent la matière selon laquelle elle œuvre dans le sens de ce qui deviendra l’éthique du care. D’après la définition de Joan Claire Tronto, professeure au département de science politique à l’Université du Minnesota, le care constitue

une activité caractéristique de l’espèce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre « monde » de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités (selves) et notre environnement, que nous cherchons à tisser ensemble dans un maillage complexe qui soutient la vie.1

En considérant les valeurs morales de sollicitude et l’engagement social dans les Écrits

politiques2 d’Olympe de Gouges, notre recherche vise à montrer en quoi ce corpus, édité entre 1788 et 1791, constitue un moment qui participe de la généalogie de l’éthique du care, et contribue, par extension, à enrichir une archéologie des communs.

Olympe de Gouges : sentiment de sympathie et morale politique dans les Écrits politiques

En commençant par la dramaturgie, Olympe de Gouges, amie de Louis-Sébastien Mercier et de Fanny de Beauharnais entre autres, s’engage aux côtés des abolitionnistes pour défendre les droits des Noirs et lutter pour l’évolution des mœurs. Puis elle se consacre à ses écrits pamphlétaires dans lesquels elle plaide la cause des plus démunis et défend le principe révolutionnaire du partage des richesses. Son avant-gardisme tient aussi dans le fait qu’elle remet

1 Joan Claire Tronto, « Le care, définition », dans Un monde vulnérable, pour une politique du care [1993], traduit

de l’anglais par Hervé Maury, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2009, p. 143. Voir également, sur cette question, Joan Claire Tronto et Berenice Fisher, « Care démocratique et démocraties du care », dans Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman (dir.), Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité,

responsabilité, Paris, Payot & Rivages, coll. « Petite Bibliothèque », 2009, p. 35-55.

2 Olympe de Gouges, Écrits politiques (1788-1791), tome I, préface d’Olivier Blanc, Paris, Côté-femmes éditions,

1993. Ce recueil résulte d’un geste éditorial contemporain qui vise à rassembler et mettre en regard un certain nombre d’articles, affiches et lettres adressées signés d’Olympe de Gouges. Les volumes auto-publiés intitulés

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2

en question la place et le rôle des femmes dans la vie de la cité. Par le biais de lettres, brochures, articles ou encore affiches placardées, Olympe de Gouges cherche à diversifier les modalités d’intervention dans la sphère publique, de sorte que nous saisissons sa volonté de modifier la « commune façon de penser ». L'historienne Catherine Marand-Fouquet explique en partie les raisons pour lesquelles Olympe de Gouges dépasse aisément (ou du moins plus facilement que Sophie de Grouchy ou Madame Roland) les cadres sociaux qui codifient substantiellement les comportements au féminin sous l’Ancien régime, reléguant les femmes à la sphère privée :

La position sociale d’Olympe est tout autre. Par sa naissance, par ses choix de vie, par son activité théâtrale, elle est en position d’intermédiaire culturel, état qui favorise l’invention et l’innovation. Il lui a été donné de fréquenter des milieux sociaux divers, du peuple à la noblesse. Elle a traversé des environnements géographiques opposés, de la province à la capitale. Par-dessus tout, elle se sent armée d’une légitimité particulière, celle d’une « enfant de la Nature ». Cela lui permet de s’affranchir des codes, et cela la met en danger.1

Entièrement dévouée à la Nation, Olympe de Gouges propose de nombreuses réformes sociales, fiscales et politiques qui n’ont pour objectif que le souci du bien d’autrui :

Ah ! que ne peut-on fonder les maisons qui ne seraient ouvertes que dans l’hiver pour les ouvriers sans travail, les vieillards sans force, les enfants sans appui. […] Les veuves des ouvriers qui perdent leurs amis subitement, trouveraient dans ces asiles un prompt secours pour elles et leurs enfants.2

Peu de temps après, dans son Dialogue allégorique entre la France et la Vérité dédié aux

États-Généraux (avril 1789), elle s’intéresse cette fois-ci au sort des femmes :

Ce sexe, dis-je, trop malheureux et sans cesse subordonné, […] il me presse de demander à la Nation une Maison de charité particulière, où il ne soit reçu que des femmes. […] Cette Maison ne devrait être consacrée qu’aux femmes du militaire sans fortune, à d’honnêtes particuliers, à des négociants, à des artistes ; en un mot pour toutes les femmes qui ont vécu dans une honnête aisance et qu’un revers de fortune prive de tout secours. […] Il faut un hôpital pour le peuple, et en établissant une Maison de charité pour les femmes honnêtes, on déchargera l’Hôtel-Dieu déjà trop surchargé. Quel est l’édifice qu’on peut élever plus favorable à l’humanité, si ce n’est une Maison de charité pour les femmes souffrantes et bien élevées ?3

Ces deux exemples montrent à quel point Olympe de Gouges se souciait du sort des plus démunis (les ouvriers sans travail, les vieillards, les orphelins), mais aussi de ceux qu’un revers de fortune pouvait fragiliser à une époque où il n’existait aucun système de protection sociale pour les veuves, les malades et les personnes âgées. Elle éprouve de la sympathie envers autrui.

1 Catherine Marand-Fouquet, Les femmes au temps de la Révolution, Paris, Stock-Laurence Pernoud, 1989, p. 102. 2 Olympe de Gouges, « Remarques patriotiques », dans Écrits politiques, op. cit., p. 50-51.

3 Olympe de Gouges, « Dialogue allégorique entre la France et la Vérité dédié aux États-Généraux », dans Écrits politiques, op. cit., p. 71.

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3

C’est dans ce contexte que notre mémoire se propose d’examiner en quoi la pensée d’Olympe de Gouges participe de ce qui deviendra plus tard l’éthique du care, précisément dans la mesure où elle sut dénoncer l’irresponsabilité d’une aristocratie jouissant d’un luxe effréné, le manque de discernement de législateurs se querellant au lieu de travailler pour le bien du pays, le mépris général pour les vieillards ou l’abandon des jeunes mères défavorisées et des orphelins. Ajoutons que son militantisme pendant la Révolution se révèle d’autant plus percutant que les femmes étaient totalement exclues du débat public. Elle est, par exemple, l’une des premières femmes à dénoncer ouvertement l’inhumanité de l’esclavage et, par conséquent, à lutter pour son abolition, ce qui lui valut notamment des menaces de la part des colons antillais. Sensible à la souffrance d’autrui, elle propose des réformes destinées à améliorer le sort des plus faibles. C’est par le biais de tribunes libres, d’articles polémiques, de brochures et d’affiches placardées dans les rues de Paris, qu’elle expose et défend ses idées philanthropiques1.

Dès lors, le sujet de notre étude relève plus particulièrement de ce que l’on nomme la littérature engagée, dont le principal intérêt repose sur le fait qu’elle invite à interroger les rapports entre les Lettres et la dynamique du changement social. En s’associant à la chose publique, en prenant la parole en public, en signant de son nom, Olympe de Gouges essuie de nombreux revers, tantôt calomniée personnellement, tantôt attaquée pour ses accointances avec les thèses girondines. De fait, durant la période révolutionnaire, précise Mona Ozouf :

l’unanimité qui se fait sur la nécessité de la régénération se défait dès qu’il s’agit d’en concevoir les moyens et plus encore d’en fixer les étapes. Très vite apparaissent les clivages dans le camp révolutionnaire, souvent fort inattendus.2

Nul doute, l’effervescence de la Révolution française se lit dans les textes d’Olympe de Gouges, autant dans ses aspects les plus lumineux que les plus sombres. Auteure de la Déclaration des

droits de la femme et de la citoyenne (septembre 1791), texte d’autant plus fameux aujourd’hui

qu’il passa presqu’inaperçu à son époque, la révolutionnaire incarne une pensée philosophique puisée dans la nature, à la recherche de la vérité. De ce fait, le projet d’Olympe de Gouges constitue un corpus fécond pour l’histoire des idées et peut s’étudier du point de vue de l’humanisme, du féminisme, ou encore du socialisme économique.

1 Notons que nous employons la notion de philanthropie selon la vision d’Anacharsis Cloots, « l’Orateur du genre

humain », et non au sens de « barons-voleurs ». Voir Jean-Daniel Piquet, L'émancipation des noirs dans la

révolution française: 1789-1795, Paris, Karthala Éditions, coll. « Hommes et Sociétés », 2002.

2 Mona Ozouf, « La formation de l’homme nouveau », dans L’homme régénéré, Essais sur la Révolution française,

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De la sollicitude : le XVIIIe siècle en héritage

Si la critique admet ordinairement que l’éthique du care comme valeur féminine prend sa source dans les mouvements féministes du XXe siècle, on ne peut néanmoins négliger l’apport d’auteurs, de penseurs, de philosophes qui, bien avant l’émergence de ces mouvements, apparaissent comme les véritables précurseurs de cette philosophie de la sollicitude. (Le « prendre soin » subsume d’ailleurs le féminin, la posture altruiste étant détachée de la sexuation). De fait, dès l’époque moderne, les philosophes des Lumières s’attachent à lutter contre l’ignorance, les préjugés, les croyances religieuses et superstitieuses, dans le souci de favoriser la diffusion de la connaissance et, plus généralement, de faciliter la conquête du bonheur. François Furet note ainsi :

La France des Lumières vit sous l’empire du politique avant même d’être la France de la Révolution. Et ce qu’elle garde de religieux, comme l’a bien vu Tocqueville, est réinscrit à l’intérieur du politique : c’est l’universalisme de la « civilisation », la foi dans le progrès, l’émancipation du genre humain.1

Ceci étant, la recherche du bien-être humain conduite par les philosophes des Lumières n’a pas empêché que la société ne se déchire jusqu’à son implosion. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, alors que la France connaît une crise sociale, financière et politique sans précédent, Olympe de Gouges, auteure dramatique et révolutionnaire, décide, à ses risques et périls, de prendre la plume afin d’exposer ses idées de réforme du système de gouvernance, destinées non seulement à redresser les finances du royaume, mais aussi à améliorer le sort du peuple français.

Mais la position qu’elle occupe est délicate, car son avant-gardisme détonne. D’un esprit pacifiste et modéré, Olympe de Gouges ne se distingue pas, comme c’est souvent le cas en ces temps troublés, par une sorte de dogmatisme manichéen. Au contraire, elle considère qu’une monarchie constitutionnelle serait le plus judicieux des systèmes politiques pour atteindre l’équilibre et la pérennité de la société. L’union des trois ordres (noblesse, clergé, tiers état), à laquelle préside le monarque (contraint, lui aussi, par la constitution) devrait ainsi permettre de retrouver le sens de l’esprit public, qui suppose de savoir se mettre au service de l’intérêt de tous. Or, la recherche d’une morale en politique s’inscrit tout autant dans l’éthique du care, et a

fortiori, dans la philosophie des communs. Selon Christian Laval,

1 François Furet, « L’idée française de la révolution », dans La Révolution en débat, présentation de Mona Ozouf,

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Les « commons » ne sont pas nécessairement des biens au sens strict du terme, mais plutôt des systèmes de règles régissant des actions collectives, des modes d’existence et d’activité de communautés. Il s’agit de faire entendre la dimension institutionnelle du concept et le lien étroit de son institution et de sa pratique avec l’existence de communautés non réductibles à un agrégat d’individus intéressés.1

Aussi, dans la perspective de notre recherche sur la question de la morale en politique, David Bollier note que

l’existence d’institutions fiables, transparentes et accessibles aux acteurs des communs est importante. Les institutions les plus réceptives sont généralement les communs locaux auto-organisés, mais on pourrait imaginer des institutions de gestion des communs reconnues par les États, lesquelles auraient un rôle de garants consciencieux des communs pour leurs bénéficiaires.2 Autrement dit, la manière dont se co-organisent les communs rappelle l’essence de la démocratie, à savoir un peuple qui sait répondre adéquatement et raisonnablement à ses besoins tout en conservant une forme durable de société (par provision, nous entendons philosophie du souci de pérennité des ressources, accessibilité, gestion collective, prise en compte des nécessités de chacun…). Cela dit, il se trouve que la pensée éclairée d’Olympe de Gouges se situait déjà dans cette démarche responsable et attentive au bien général.

L’éthique du care comme fondement des communs

Afin de rendre possible une société fondée sur les biens communs et de la faire perdurer, il convient non seulement de tenir compte des autres, de leurs besoins et de leurs droits, mais aussi de considérer la différence comme une chance et l’altérité comme un élément constructif. À cela s’ajoute également la nécessité d’être vigilant à l’égard des inégalités et des injustices sociales, de sorte que le courant des communs s’inscrit nécessairement dans ce que l’on appelle aujourd’hui l’éthique du care ou philosophie de la sollicitude. Bien que l’on traduise habituellement le mot care par « sollicitude », on préfèrera utiliser le terme anglais dont l’acception est plus générale. De fait, le mot care désigne le souci de, l’attention pour, le fait de prendre soin de, la bienveillance, l’entraide, la prévenance, l’empathie, la sympathie, la

1 Christian Laval, « La nouvelle économie politique des communs : apports et limites », Séance du séminaire « Du

public au commun » du 9 mars 2011 », Revue du MAUSS permanente, 21 mars 2011 [en ligne : « La-nouvelle-économie-politique-des-communs », www.journaldumauss.net, consulté le 30 juillet 2016].

2 David Bollier, « La tyrannie du mythe de la "tragédie" », dans La renaissance des communs, Pour une société de coopération et de partage, traduit de l’américain par Olivier Petitjean, préface d’Hervé Le Crosnier, Paris, Éditions

Charles Léopold Mayer, 2014, p. 42. Dans ce chapitre, David Bollier fait référence à l’article emblématique de la critique des communs « The tragedy of the commons » publié par Garrett Hardin le 13 décembre 1968 dans la revue

Science. Selon Hardin, l'homme est prisonnier d'un système qui l'oblige à accroître l'exploitation des ressources

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sollicitude, l’altruisme. En résumé, il s’agit de penser aux autres et, par conséquent, de s’occuper des autres1. Dès lors, le care met autant en jeu un comportement humain qu’une philosophie morale.

Certaines controverses récentes ne remettent pas en question la notion même de care, mais le fait que celle-ci soit généralement associée à l’univers féminin. Certaines femmes craignent en effet une approche encore plus stéréotypée des identités de genre : « Faire de l’éthique du care une morale des femmes est une idée patriarcale2 », écrit par exemple la sociologue Patricia Paperman. D’autres, au contraire, considèrent que faire de l’éthique du care une valeur propre aux femmes témoigne d’un certain progrès social, dans la mesure où l’on reconnaît désormais l’apport des femmes dans des sociétés traditionnellement patriarcales. Comme l’indique Fabienne Brugère, l’éthique du care « appartient au combat politique du féminisme3 », sans être pour autant « un discours naturaliste ou différentialiste qui glorifierait les vertus féminines4 ».

Philosophie des communs, un enjeu politique contemporain

En tant que principe philosophique et politique, les communs regroupent un ensemble de valeurs et de volontés aspirant à lutter contre les dérives oligarchiques du capitalisme, tout en évitant les dangers autoritaires du communisme. Il s’agit de repenser les instances décisionnelles en créant une forme co-active de gouvernance collective fondée sur la responsabilisation des individus. Le but ultime de cette forme de gouvernance est d’organiser l’usage des ressources naturelles et intellectuelles selon un mode qui rompt avec le régime de la propriété privée ou étatique.

Les communs5 se définissent en fonction de trois critères principaux : ils renvoient d’abord à « une communauté qui cherche à répondre à un besoin social » ; ils gèrent l’utilisation

1 Sur ce point, voir l’ouvrage de référence de Carol Gilligan, Une voix différente. Pour une éthique du care, traduit de

l’anglais par Annick Kwiatek, Paris, Flammarion, coll. « Champs Essais », 2008. Dans cette étude, on a traduit le mot care par « le souci de l’autre ». Du reste, notons que Carol Gilligan n’a pas cherché à montrer que le care était propre aux femmes ; sa démarche consiste à proposer un modèle qui prend en compte autant les hommes que les femmes et qu’elle pense au sein d’une démocratie reposant sur une bonne intelligence.

2 Patricia Paperman, « L’éthique du care, une éthique de l'interdépendance », Les Cahiers dynamiques, n° 44, 2009,

p. 22-26.

3 Fabienne Brugère, « Le thème du care, la voix des femmes », dans L’éthique du care, Paris, Presses Universitaires

de France, 2011, coll. « Que sais-je ? », n° 3903, p. 25.

4 Id.

5 « Qu’ils soient naturels, culturels ou informationnels, les communs sont caractérisés par le fait qu’ils sont gérés par

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d’« une ressource, qui est partagée selon un régime qui n’est la propriété ni privée ni publique mais “en commun” » ; et, enfin, ils obéissent à « une gouvernance, un ensemble de règles que la communauté élabore pour à la fois protéger cette ressource mais aussi la faire fructifier, la partager »1. C’est une posture qui inaugure une nouvelle forme démocratique, inédite à grande échelle. Les communs répondent alors au besoin de retrouver l’efficience des fondements démocratiques de notre société, comme l’expliquent Pierre Dardot et Christian Laval :

La tragédie du non-commun ne tient pas au fait que l’humanité ignore ce qui l’attend, elle tient à ce qu’elle est dominée par des groupes économiques, des classes sociales de castes politiques qui, sans rien céder de leurs pouvoirs et de leurs privilèges, voudraient prolonger l’exercice de leur domination […]. L’impasse dans laquelle nous nous trouvons témoigne du désarmement politique des sociétés. En même temps que nous payons le prix de l’illimitation capitaliste, nous subissons l’affaiblissement considérable de la « démocratie » […].2

À la lecture des ouvrages de ces deux chercheurs universitaires3, ainsi que des travaux d’Elinor Ostrom4 ou encore des analyses de David Bollier5, situer les communs dans le temps nécessite d’abord et avant tout de déconstruire la domination idéologique qu’exerce un capitalisme où se dissout jusqu’au sentiment d’humanité. Ce travail d’archéologie des communs suppose toutefois de s’ouvrir à une perspective historique qui permet de fonder, en lui donnant une profondeur nouvelle, la démarche émancipatrice à laquelle invite le courant de pensée des communs. De fait, de l’Antiquité grecque à nos jours, bon nombre de penseurs ont contribué à la réflexion sur cette question, les philosophes des Lumières prenant part au débat en y apportant une contribution essentielle, comme le montre le projet encyclopédique qu’ont animé Diderot et D’Alembert dont l’ambition était de faire du savoir un patrimoine commun.

d’appropriation – assorti d’une obligation de restitution. […] Le débat autour des communs et de leur gestion concerne aujourd’hui autant la recherche universitaire, que les ONG et les mouvements sociaux qui s’en emparent » (Geneviève Azam, « Penser les biens communs dans les espaces ruraux : regards croisés », séminaire organisé par le laboratoire « Dynamiques rurales », Université Toulouse II-Le Mirail, 11-12 mars 2013).

1 Valérie Peugeot, « Les biens communs, une réponse à la crise », France Culture, 9 octobre 2015, [en ligne :

www.franceculture.fr/emissions/pixel/les-biens-communs-une-reponse-la-crise, consulté le 28 juin 2016].

2 Pierre Dardot, Christian Laval, « Introduction : le commun, un principe politique », dans Commun. Essai sur la Révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014, p. 14.

3 Pierre Dardot et Christian Laval sont aussi les auteurs de Ce cauchemar qui n'en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, Paris, La Découverte, 2016.

4 Elinor Ostrom, auteure de La Gouvernance des biens communs : Pour une nouvelle approche des ressources naturelles [« Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action »], Commission

Université Palais, 2010, est la première femme à recevoir le prix Nobel d'économie en 2009, avec Oliver Williamson, pour son analyse de la gouvernance économique, et en particulier, des biens communs.

5 David Bollier, La renaissance des communs. Pour une société de coopération et de partage, traduit de l’américain

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État de la question

Il existe de nombreuses études critiques sur l’œuvre d’Olympe de Gouges ; mais celles-ci s’intéressent souvent au caractère féministe1 de ses idées et de ses propos, quand elles ne s’attachent pas exclusivement à son œuvre dramatique. Rares en effet sont les investigations qui portent sur l’avant-gardisme social et politique de cette femme des Lumières. Toutefois, les importantes recherches d’Olivier Blanc, historien, archiviste et biographe majeur d’Olympe de Gouges, méritent une attention particulière, dans la mesure où il réhabilite Olympe de Gouges en tant qu’humaniste engagée2. De plus, son analyse des articles pamphlétaires de la révolutionnaire dans Olympe de Gouges : des droits de la femme à la guillotine3 montre le bouillonnement intellectuel qui règne en 1789 et auquel participent l’engagement d’Olympe de Gouges et ses interventions dans le débat public. Dans sa thèse intitulée « La liberté comme pratique de la différence4 », Stefania Ferrando convoque d’ailleurs à son tour les discours d’Olympe de Gouges en signalant à la fois leur conformité et leur divergence par rapport au savoir et à la politique du XVIIIe siècle.

Enfin, si le monde francophone s’intéresse à Olympe de Gouges plus particulièrement depuis deux décennies, certaines universités américaines ont déjà créé plusieurs bases de données dans la mouvance de la philosophie du « prendre part » ou du « prendre soin » (l’éthique du

care). Citons, par exemple, les travaux de Joan Wallach Scott qui traitent des paradoxes du

féminisme historique français – la French Theory – pour mettre en évidence le rôle des femmes dans le système décisionnel de la collectivité. Atiporn Sathirasut a également montré comment « le discours argumentatif d’Olympe de Gouges s’appuie aussi bien sur les arguments rationnels que sur les arguments émotionnels. En d’autres termes, le logos et le pathos sont parfaitement indissociables dans l’exercice de la persuasion5 ».

1 Voir par exemple Paul Noack, Olympe de Gouges. Courtisane et militante des droits de la femme, 1748-1793,

Paris, Éditions de Fallois, 1993 ; Voir aussi Benoîte Groult, Ainsi soit Olympe de Gouges, La Déclaration des droits

de la femme et autres textes politiques, Paris, Grasset et Fasquelle, 2013. 2 Voir Olivier Blanc, Olympe de Gouges, Paris, Éditions Syros, 1989.

3 Voir Olivier Blanc, Olympe de Gouges : des droits de la femme à la guillotine, Paris, Éditions Tallandier, 2014. 4 Voir Stefania Ferrando, « La liberté comme pratique de la différence : philosophie politique moderne et sexuation

du monde : Rousseau, Olympe de Gouges et les saint-simoniennes », thèse de doctorat réalisée sous la direction de Bruno Karsenti et de Giuseppe Duso, École des hautes études en sciences sociales (Paris), 2015.

5 Atiporn Sathirasut, « Olympe de Gouges ou la rhétorique pamphlétaire : l’analyse argumentative dans les écrits

politiques d’Olympe de Gouges », thèse de doctorat sous la direction de Béatrice Didier, Université de Paris 8, 2003, [en ligne : www.theses.fr, consulté le 8 juillet 2016].

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Corpus et approche méthodologique

L’historien Olivier Blanc a rassemblé toutes les brochures et affiches qu’Olympe de Gouges a écrites entre 1788 et 1793, l’année de sa mort, dans deux ouvrages intitulés respectivement Écrits politiques (1788-1791) d’Olympe de Gouges et Écrits politiques

(1792-1793) d’Olympe de Gouges. Cependant, nous n’étudions que le premier de ces deux tomes qui

contient les idées philosophiques de la révolutionnaire, ses observations sociales ainsi ses propositions politiques. Nous ne retenons pas le second tome, où l’auteure s’attarde davantage sur les circonstances de son arrestation, le récit de sa condamnation à mort et sa défense. On y trouve également les dernières lettres qu’elle rédigea en prison. En revanche, le premier tome, que nous accompagnons de textes de référence et d’ouvrages sur l’éthique du care, contribue, à notre sens, à la réflexion sociale, morale et philosophique du « vivre ensemble ».

Par ailleurs, afin de mettre en relief l’éthique de la sollicitude dans les œuvres politiques d’Olympe de Gouges, notre étude mobilise plusieurs outils d’analyse. Tout d’abord, il s’agit de situer les idées de l’auteure par rapport aux pensées relevant de la philosophie des Lumières. Ainsi, les ouvrages sur l’histoire des idées et la philosophie morale nous permettront d’appréhender un certain nombre de notions et de phénomènes caractéristiques de la pensée moderne, tels que l’émergence d’une conscience de l’injustice et de l’inégalité, la conception de la nécessité d’un bien-être collectif, ou encore les concepts de bienveillance et de sympathie1.

Notre travail s’attache ensuite à étudier plus particulièrement Les Écrits politiques d’Olympe de Gouges, en dégageant les thèmes majeurs de son projet social, économique et politique, tout en proposant une analyse discursive de ses écrits dont la visée argumentative est manifeste. Dans cet axe de réflexion, l’ouvrage de Luc Boltanski intitulé La souffrance à

distance, Morale humanitaire, médias et politique2 est un outil de travail indispensable pour

analyser la rhétorique propre à la révolutionnaire, à savoir les topiques de la dénonciation face à la souffrance d’autrui.

1 Voir, sur ce sujet, les ouvrages de référence suivants : Jean-Pierre Cléro et Thierry Belleguic (dir.), Les Discours de la sympathie. Enjeux philosophiques et migrations conceptuelles, Paris, Hermann, Les collections de la République

des Lettres, 2014, et Thierry Belleguic, Éric Van Der Schueren et Sabrina Vervacke (dir.), Les Discours de la

sympathie. Enquête sur une notion de l’âge classique à la modernité [2007], Paris, Hermann, Les collections de la

République des Lettres, 2014 ; et Sophie de Grouchy, Les Lettres sur la sympathie (1798) de Sophie de Grouchy.

Philosophie morale et réforme sociale, éd. Marc André Bernier et Deirdre Dawson, Oxford, Voltaire Foundation,

2010.

2 Voir Luc Boltanski, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, coll.

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Finalement, nous mettons en parallèle les idées humanistes d’Olympe de Gouges avec celles qui définissent aujourd’hui le care, lui-même circonscrit dans le cadre de la critique féministe. Pour cela, nous faisons référence aux nombreux travaux féministes contemporains (Carol Gilligan1, Joan Claire Tronto2, Fabienne Brugère3, Sandra Laugier4). Notons enfin que l’ensemble du mémoire est évidemment mis en perspective en regard des enjeux politiques et sociaux du XXIe siècle, de manière à montrer comment les Écrits politiques d’Olympe de Gouges s’insèrent dans une archéologie de la philosophie des communs.

1 Carol Gilligan, In a Different Voice, Harvard University Press, 1982, publié en France sous le titre Une si grande différence, Paris, Éditions Flammarion, 1986.

2 Joan Claire Tronto, Un monde vulnérable, pour une politique du care [1993], traduit de l’anglais par Hervé Maury,

Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui », 2009.

3 Fabienne Brugère, L’éthique du care, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je? », n° 3903, 2011 ;

et Le sexe de la sollicitude, Lormont, Le Bord de l'eau, 2014.

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CHAPITRE I – Olympe de Gouges en son temps

D’origine provinciale (née à Montauban en 1748), Olympe de Gouges (Marie Gouze) est la fille d’Anne Olympe Mouisset et de son mari le maître boucher Pierre Gouze. Il semble néanmoins que son père naturel se trouve en la personne de Jean-Jacques Lefranc marquis de Pompignan, avocat, poète et dramaturge, nommé à l’Académie française en 1759. Olympe de Gouges, qui évolue dans un milieu de moyenne bourgeoisie, et qui reçoit une instruction rudimentaire, ne cache pas son admiration pour son père adultérin. À dix-sept ans, elle se marie avec Louis Yves Aubry, officier de bouche, avec lequel elle aura son seul enfant, Pierre. L’année suivante, son mari de trente ans son aîné disparaît.

À la fin des années 1760, elle décide de quitter l’Occitanie. Il faut savoir qu’elle « n’est pas partie à l’aventure à Paris, […] elle allait rejoindre sa sœur Jeanne qui y résidait depuis 1757 avec son mari et ses enfants1 ». Cela étant, avec l’aide de son compagnon Jacques Biétrix de Rosières, haut fonctionnaire de la marine, Olympe de Gouges s’adapte très rapidement à la vie tumultueuse du Paris de la fin du XVIIIe siècle, de sorte qu’elle participe à l’avènement de nouveaux modes de gestion de la cité. La vie mondaine qu’elle entretient à Paris et à Auteuil2 lui permet de développer une sociabilité intellectuelle qui, au fil de la Révolution, se polarise dans le sens du progressisme girondin. Partisans de la liberté politique et économique, les Girondins refusent la violence que certains révolutionnaires engagent pour promouvoir ce grand principe de liberté. Leurs méthodes modérées, qui consistent surtout à réfléchir, publier et à débattre, lui conviennent tout à fait (par opposition aux soulèvements sanguinaires et sans détour perpétrés par les révolutionnaires radicaux comme Marat). Après avoir entretenu une relation amicale et intellectuelle avec Fanny de Beauharnais ou encore Louis-Sébastien Mercier entre autres, elle croit au bien-fondé du modèle politique de la monarchie constitutionnelle dont le dispositif institutionnel est, selon elle, le seul moyen d’accéder à l’équilibre des pouvoirs tout en conservant l’autorité paternaliste du roi (qu’elle estime nécessaire). Dans les premiers temps de la

1 Olivier Blanc, « Notes », dans Olympe de Gouges, Écrits politiques (1788-1791), tome I, préface d’Olivier Blanc,

Paris, Côté-femmes éditions, 1993, p. 31.

2 À Paris, à l’Hôtel des Monnaies, se tient le salon de Sophie de Grouchy et du philosophe Condorcet, secrétaire de

l’Académie des sciences, successeur de d’Alembert et dernier correspondant de Voltaire, enfin l'ami de Turgot. Ce salon est un incontournable de l’Europe pensante. À Auteuil, le salon de Mme Helvétius attire aussi nombre

d’orateurs. Voir à ce sujet Guy de La Prade, « Madame Helvétius et son salon encyclopédique d’Auteuil », dans

L’illustre société d'Auteuil 1772-1830, ou la Fascination de la liberté, Paris, Éditions Fernand Lanore, 1989, p. 101

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République, cette vision de l’État est considérée comme une ambiguïté malvenue (les Orléanistes la conspuent), voire dangereuse (les Montagnards la menacent). Mais elle persiste dans cette bataille comme dans celle contre les colons aristocrates et les comédiens du Théâtre français au service de la cour.

Femme de lettres qui commence par la dramaturgie, libertaire et républicaine, Olympe de Gouges déploie son style véhément dans ses brochures à caractère politique. Côtoyant les grands noms historiques de la Révolution française, Brissot, les Condorcet, Théroigne de Méricourt parmi d’autres, elle s’inspire de leurs intellections pour développer son propre esprit critique. Auteure de la Lettre au peuple en 1788 (premier pamphlet à prédominance sociale et pour lequel elle engage son nom), ou encore instigatrice de la fameuse Déclaration des droits de la femme et

de la citoyenne en 1791, elle consacre son temps, son énergie et ses économies à lutter pour

l’amélioration des conditions de vie de la population oubliée par la République (enfants naturels, jeunes mères en couche, vieillards, veuves, Noirs…). Citoyenne éclairée, Olympe de Gouges élabore alors une philosophie des Lumières dans laquelle elle donne la prépondérance à la sollicitude1.

I. 1. Olympe de Gouges : une philosophe des Lumières

« La véritable sagesse ne connaît ni préjugé, ni prévention ; seul le vrai l’intéresse et le bien général la guide ; c’est donc à cette sagesse que je soumets le fruit de mes réflexions2 », écrit Olympe de Gouges dans son Projet utile et salutaire (avril 1789). À l’exemple de cette maxime, la révolutionnaire convoque fréquemment la sagesse comme le moyen propre à soutenir son « projet fondé sur l’humanité3 ». L’attitude morale est, chez elle, indissociablement liée à une exigence philanthropique4. À sa manière, autant personnelle qu’inspirée par ses contemporains et,

1 L’engagement d’Olympe de Gouges envers les personnes défavorisées s’apparente à la philosophie actuelle du care : dans Vies ordinaires, vies précaires, Guillaume le Blanc soutient la politique du soin en ce qu’elle prévient les

risques d’effritement des vies ordinaires par la précarisation grandissante des conditions d’existence. Il explicite comment le soin (le care) participe à la critique sociale de la norme issue du capitalisme et devenue de plus en plus contraignante et exclusive. Voir Guillaume le Blanc, Vies ordinaires, vies précaires, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2007.

2 Olympe de Gouges, « Projet utile et salutaire », dans Écrits politiques (1788-1791), tome I, préface d’Olivier Blanc,

Paris, Côté-femmes éditions, 1993, p. 69.

3 Id.

4 Sur la notion de philanthropie, voir Catherine Duprat, Usage et pratiques de la philanthropie. Pauvreté, action sociale et lien social, à Paris, au cours du premier XIXe siècle, Paris, Comité d'histoire de la sécurité sociale, volume

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notamment, Rousseau, l’auteure pense le monde avec un souci constant d’enraciner le rapport à autrui dans un sentiment de bienveillance1. En ce sens, la posture morale d’Olympe de Gouges procède de l’esprit des Lumières qui tient à la fois d’une double exigence d’observation et de raison et d’une capacité d’engagement exercée pour réagir aux injustices et aux inégalités2.

I. 1. a. Raison et observation

Au XVIIIe siècle, le mot « lumières » évoque les « lumières » de la raison qui éclairent l’individu, en tant qu’elles constituent non seulement un guide lui permettant de mener une vie vertueuse, mais aussi comme une capacité critique susceptible de provoquer le changement3. Dès lors, si Olympe de Gouges ne cesse de répéter qu’elle ne raisonne pas comme les littérateurs, les philosophes, les savants, ou encore les hommes politiques, elle se montre néanmoins capable de comprendre son environnement, de penser la société afin de proposer des mesures propres à améliorer le sort de chacun, et, plus généralement, d’agir de manière éclairée. Comme le montre son Discours de l’aveugle aux Français (juin 1789), Olympe de Gouges explique4 qu’elle s’attache avant tout à chercher et à trouver la vérité qu’elle veut révéler à tous les Français, et revient, à ce sujet, sur la teneur de ses textes antérieurs :

Le sort m’a privé des lumières profondes ; j’ai cherché à tâtons la vérité. J’ai pensé qu’il était nécessaire dans cette époque mémorable de la mettre encore sous les yeux des Français. […] Ma

Lettre au Peuple fut mon premier essai, et devint dans le temps un coup de maître ; elle calma les

têtes […]. Les Remarques Patriotiques, […] n’eurent pas moins de succès ; mais le Bonheur

primitif de l’Homme, […] m’attira une légion de critiques. […] Composer un sujet philosophique

qu’il n’appartient qu’aux sages et aux philosophes de traiter, cette entreprise m’a exposée à la critique la plus amère […]. [O]n ne saurait disconvenir qu’on [y] trouve de grandes vérités […].5 Convaincue que la vérité procède du devoir qu’elle a de s’exprimer, Olympe de Gouges se désole de constater la mauvaise réception de son essai philosophique Bonheur primitif de l’Homme ou

1 Nous rapprochons cette posture de « cette idée simple, énoncée par Hermann Broch, voulant que le premier devoir

de l’intellectuel, dans l’exercice de son métier, soit de porter assistance à autrui » (Yvon Rivard, Une idée simple, Gatineau, Éditions Boréal, coll. « Papiers Collés », 2010, p. 9).

2 Sujet traité dans la deuxième partie de ce chapitre.

3 Jacques Roger, dans l’article des Cahiers de l'Association internationale des études françaises, explique l’origine

des Lumières, et l’histoire du mot ; voir « La lumière et les Lumières », 1968, n°20. p. 167-177.

4 Le début de son discours s’apparente à une captatio benevolentiae — « recherche de la bienveillance [de l'auditoire] ». Cette technique oratoire cherche, au début de l’exorde, à s’attirer l’attention bienveillante et les bonnes

grâces du public. Olympe de Gouges évoque ici sa dite ignorance, façon de se rendre accessible et humble aux yeux des lecteurs et ainsi créer un climat de sympathie à son endroit.

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les rêveries patriotiques publié en 1789. Dans ce texte rousseauiste, elle imagine une fiction des

origines de l’homme, de ses vices et de la société. Elle estime que son intuition lui confère un point de vue original, proche des origines et de la vérité, ce qui l’autorise à servir le bien-être humain.

D’ailleurs, il semble qu’elle ait suivi les débats de la Société patriotique et de bienfaisance des Amies de la Vérité, une émanation féministe de la Société fraternelle des Amis de la Vérité, fondée en 1791 par la baronne d’Aëlders. Le principe des Amis de la vérité (Le Cercle social) repose sur des valeurs humanistes et progressistes qui prônent l’abolition de l’esclavage, ou encore le partage des richesses, idées largement inspirées du Contrat social1 (1762) de Jean-Jacques Rousseau.

Ainsi, au même titre que Voltaire dans les Lettres philosophiques2 (1734) (ou que Rousseau dans le Contrat Social), Olympe de Gouges souhaite un changement effectif du pouvoir politique. Dans cette optique, elle tente à travers ses placards, ses brochures et ses articles de conquérir l’opinion publique, qui constitue, pour les penseurs des Lumières, un véritable moyen d’action pour renverser l’ordre établi. (Opinion publique dont elle redoute néanmoins la versatilité, ennemie de la sagesse).

Toujours dans son Discours de l’aveugle aux Français, Olympe de Gouges attribue à son ignorance toutes les vertus dont elle est animée, expliquant par ailleurs – dans une perspective toute rousseauiste – que l’instruction ne rend pas forcément meilleur :

Si les sciences rendaient les hommes meilleurs et plus conséquents, je regretterais de n’avoir point été instruite ; mais puisque mon ignorance excite en moi toutes les vertus, je m’applaudis de ne tenir aucune lumière des hommes. Qu’on me considère donc comme une aveugle que la nature a toujours pris soin de guider ; avec cette bonne mère, je vais sur cette matière parler aux Français.3 Un tel plaidoyer témoigne, chez Olympe de Gouges, d’une volonté d’enraciner les vertus du côté de la nature, de manière à prendre appui sur cet exemple pour raisonner et responsabiliser les protagonistes de la Révolution, dans un contexte où elle déplore le marasme dans lequel ses homologues masculins s’enlisent. En somme, la façon dont l’auteure des Écrits politiques se

1 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris, GF Flammarion, 2012.

2 En observant le modèle politique outre-Manche, Voltaire racontait dans sa Lettre sur le Parlement : « [C]e

gouvernement sage où le prince, tout-puissant pour faire le bien, a les mains liées pour faire le mal […] », Dès lors, Voltaire considérait le modèle politique anglais comme un régime équilibré préférable au régime politique français.

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définit fait écho à la définition du « philosophe » telle que Dumarsais la formule dans l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert :

Les autres hommes sont déterminés à agir sans sentir ni connaître les causes qui les font mouvoir, sans même songer qu’il y en ait. Le Philosophe, au contraire, démêle les causes autant qu’il est en lui. […] Le philosophe forme ses principes sur une infinité d’observations particulières.1

La posture du philosophe consiste précisément à admettre et rechercher l’origine des comportements. Par la détermination des relations de cause à effet, le penseur raisonne en fonction de la concordance de ses observations (le philosophe s’efforce de fonder son jugement de façon empirique et non apriorique). De plus, dans sa détermination à engager le monde vers la démocratie, Diderot écrit à propos du philosophe (et de son usage de l’Encyclopédie créée pour « changer la façon commune de penser2 ») :

Ce qui caractérise le philosophe et le distingue du vulgaire, c’est qu’il n’admet rien sans preuve, qu’il n’acquiesce point à des notions trompeuses et qu’il pose exactement les limites du certain, du probable et du douteux. 3

Tout au long des Écrits politiques, la démarche intellectuelle d’Olympe de Gouges relève de cette méthode du philosophe. Ainsi, afin de dénoncer les dérives du système gouvernemental en place et les incidences de la corruption4, elle oppose à ces comportements abusifs l’observation et l’expérience, et cherche à les prouver. Par exemple, le pamphlet intitulé Le cri du

sage – Par une femme (mai 1789), prend acte de l’instabilité politique dans laquelle les

États-Généraux plongent la Nation, et, par conséquent, du sort incertain du peuple :

Il est temps d’élever la voix ; le bon sens, la sagesse ne sauraient plus observer le silence ; il est temps de dire définitivement à la Nation, que si elle ne se décide pas promptement à ne faire qu’un travail, elle entraîne sous peu la chute du Royaume, qu’elle ôtera à jamais la confiance, et que le

1 César Chesneau Dumarsais, « Philosophe », dans Diderot et D’Alembert, Encyclopédie (1751-1772), Robert

Morrissey (dir.), Encyclopédie Project, ARTFL University of Chicago – CNRS, Vol. 12, p. 509, [en ligne : artflsrv02.uchicago.edu/cgi-bin/philologic/getobject.pl?c.11:1250.encyclopedie0513, consulté le 27 février 2017].

2 Diderot, article « Encyclopédie », dans Diderot et D’Alembert, Encyclopédie (1751-1772), op. cit.

3 Lettre de Diderot à Sophie Volland (26 septembre 1762), voir Marc Buffat, « Diderot par lui-même dans les

Lettres à Sophie Volland », dans Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie, n°15,1993, p. 9-30.

4 Les progrès dans les domaines scientifiques et artistiques coïncident avec la corruption de la société et une

augmentation des injustices que subissent les plus défavorisés, comme l’expose le rousseauiste Simon Linguet dans ses Annales politiques, civiles et littéraires du XVIIIe siècle. Voir à ce sujet l’article d’Alain Garoux, « Simon

Linguet : le philosophe, le sage, le politique et les Lumières », dans Laurent Bove et Colas Duflo (dir.), Le

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mal deviendra incurable. […] Depuis longtemps j’observe les hommes ; j’ai été forcée de reconnaître que la plupart ont le cœur flétri, l’âme abjecte, l’esprit énervé et le génie malfaiteur.1 La révolutionnaire ancre résolument son discours dans le temps et montre ainsi qu’elle observe les hommes depuis suffisamment longtemps pour pouvoir les juger de manière juste et pertinente. Le déclin du pays lui semble imminent, ce qui justifie de dénoncer publiquement l’éparpillement et l’absence d’entente des États-Généraux (ce texte lui vaut d’ailleurs une sévère admonestation de la part de la noblesse). Elle poursuit en insistant sur l’importance de la raison en cette période trouble :

Mais si l’esprit de parti vient à l’emporter dans cette Assemblée sur la bienséance, la raison et la justice, ces États-Généraux qu’on a désirés depuis si longtemps, ne seront donc réunis que pour semer la discorde.2

L’expérience dont elle fait preuve en montrant sa capacité à observer et à juger le comportement humain la rapproche de la posture du philosophe. La primauté de l’observation représente en effet un précepte fondamental de la philosophie selon Buffon : « On doit commencer par voir beaucoup et revoir souvent3 ».

En effet, dans son manuscrit intitulé Un politique philosophe doit-il se mêler de

gouvernement ?, Brissot rappelle

son principe général concernant l’activité philosophique, qui est de faire le bonheur de ses semblables avant le sien, et donc de préférer la tranquillité publique à la tranquillité de l’âme, du moins si les circonstances le permettent, nuance qui n’est pas anodine et qui permet à Brissot de conclure que le philosophe ne peut véritablement agir que dans un régime républicain, et qu’en régime despotique, où il n’est pas possible de prendre part au bonheur public, mieux vaut se détourner de toute activité politique. Dans ce cas, plutôt qu’agir, on se contentera d’influencer l’opinion publique par ses écrits en visant à l’éclairer et à l’instruire.4

Dès lors, l’observation et la raison, conduites avec industrie, engendrent l’enthousiasme et l’esprit créateur, et ce, pour atteindre le bien général. Olympe de Gouges emploie d’ailleurs le mot « zèle » pour qualifier l’enthousiasme qui l’anime et la foi qu’elle porte dans l’avenir de la Nation : « Je prêche le bien chez un peuple fameux ; je vais parler de nouveau en faveur de ma

1 Olympe de Gouges, « Le cri du Sage, Par une femme », dans Écrits politiques, op. cit., p. 73. 2 Ibid., p. 74.

3 Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, L’Histoire naturelle, générale et particulière [1749], dans Œuvres complètes de Buffon, avec des extraits de Daubenton et la classification de Guvier, Tome premier – Matières générales, Paris, Furne et Compagnie, 1842, premier discours, p. 44.

4 Sébastien Charles, « Scepticisme et politique. Le cas Jacques-Pierre Brissot de Warville », Tangence, n°106, 2014,

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Patrie, et puisse mon zèle et mon amour pour elle, ramener les Français à l’union fraternelle1 ». De même, un certain nombre d’écrits politiques de la révolutionnaire expriment son ardeur à exposer auprès du Roi, des États-Généraux, du peuple et des colons des idées concrètes susceptibles d’offrir la prospérité à la Nation. Par exemple, dans ses Remarques patriotiques (décembre 1788), elle déclare :

Mes avis ne sont point bizarres ; c’est en employant les matériaux de la vérité, que je prétends démontrer le danger, le bon et l’utile. C’est une femme, qui ose se montrer si forte, et si courageuse pour son Roi, et pour sa Patrie.2

Le verbe « démontrer » signale la dimension rhétorique de son écrit destiné à persuader et à convaincre son auditoire ; les verbes « oser » et « se montrer » autrement dit « être capable, être en mesure de s’exposer » ainsi que les qualificatifs « forte » et « courageuse » relèvent du champ lexical de l’engagement et dévoilent la hardiesse et la pugnacité de cette femme des Lumières. De même, dans son Action héroïque d’une Française, ou la France sauvée par les femmes (septembre 1789), Olympe de Gouges parle de « démangeaison d’écrire3 » malgré l’amertume causée par les quolibets et les injures reçus à propos de son projet de caisse patriotique (novembre 1788) pour laquelle les « Souverains de la fortune se feront un devoir de s’imposer4 ». « La situation actuelle de l’État […] m’a forcée de reprendre la plume5 », écrit-elle encore dans son Action héroïque d’une Française.

Ajoutons enfin qu’Olympe de Gouges s’inscrit dans la lignée des nombreux représentants de l’esprit éminemment pluriel des Lumières. À l’exemple de Jean-Jacques Rousseau ou encore de Louis-Sébastien Mercier, le polygraphisme des auteurs du XVIIIe siècle constitue un gage de curiosité, de compétence, voire d’autorité. Ainsi, Olympe de Gouges s’attache d’abord à écrire une œuvre autobiographique intitulée Mémoires de Madame de Valmont contre l’ingratitude et la

1 Olympe de Gouges, « Discours de l’aveugle aux Français », dans Écrits politiques, op. cit., p. 90.

2 Olympe de Gouges, « Remarques Patriotiques, par la Citoyenne, auteur de la Lettre au Peuple », dans Écrits politiques, op. cit., p. 46. Notons qu’un gouvernement où le Roi et la Patrie règnent ensemble correspond à l’idée que

se fait Olympe de Gouges d’un système politique équilibré : celui d’une monarchie constitutionnelle.

3 Olympe de Gouges, « Action héroïque d’une Française, ou La France sauvée par les femmes », dans Écrits politiques, op. cit., p. 120.

4 Olympe de Gouges ; « Mes vœux sont remplis, ou le don patriotique », dans Écrits politiques, op. cit., p. 87. Sur ce

projet de « caisse patriotique », voir sa « Lettre au Peuple ou le projet d’une Caisse patriotique Par une citoyenne à Vienne, et se trouve à Paris, Chez les marchands de nouveautés (1788) », dans ibid., p. 37-45.

5 Olympe de Gouges, « Action héroïque d’une Française, ou La France sauvée par les femmes », dans Écrits politiques, op. cit., p. 120.

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cruauté de la famille de Flaucourt1, qui est un roman épistolaire à clefs. Puis, à partir de 1784, elle choisit de composer des pièces de théâtre. En 1785, elle propose une pièce en lecture à la Comédie-Française, lieu qui est alors la première scène d’Europe et l’un des plus importants vecteurs de diffusion. Sa pièce en trois actes Zamore et Mirza, ou l’Heureux naufrage (1784)2 illustre bien les facettes multiples de son engagement pour la cause des Noirs. De fait, elle y critique ouvertement le Code noir alors en vigueur et ose ainsi aborder de manière frontale les problèmes du colonialisme et du racisme, trois ans avant la création par Brissot de la Société des Amis des Noirs3 pour l’égalité des droits et l’abolition de l’esclavage. Dès lors, l’engagement d’Olympe de Gouges se manifeste autant par le biais de la dramaturgie que dans la prose d’idées. Victime de menaces proférées contre elle en raison de ses idées en faveur des Noirs, elle répond :

Je suis entêtée, opiniâtre de mon naturel ; et, pour me corriger, je viens de faire Le Marché des

Noirs, comédie en trois actes, et un drame en cinq actes, bien tragique, intitulé : Le Danger du préjugé, ou l’École des hommes. […] Je puis mourir actuellement, je suis contente de moi […]. Si

jamais l’humanité triomphe de la barbarie dans les colonies, mon nom sera peut-être cher et révéré dans ces climats.4

La révolutionnaire répond donc aux menaces par la surenchère (en déclarant sa volonté de produire une pièce supplémentaire dont l’objectif réquisitorial serait équivalent à celui de son drame déjà publié) : elle n’entend pas céder à la peur et continue de dénoncer l’esclavage en jouant à la fois sur le registre comique et/ou tragique.

Somme toute, Olympe de Gouges manifeste plusieurs dispositions à la philosophie, dans la mesure où elle fait souvent appel à la raison, tout en se présentant comme une observatrice du monde et des hommes de son époque. Son aplomb déclamatoire prend assise sur son expérience et son appropriation de la pensée des Lumières. Partant, elle met alors cet esprit critique au service de causes humanistes et s’érige contre les injustices et les inégalités.

1 Olympe de Gouges, Mémoires de Madame de Valmont contre l’ingratitude et la cruauté de la famille de Flaucourt

(1784), Paris, Indigo et Côté-femmes éditions, 1995. Dans ce roman à caractère autobiographique, Olympe semble s’inspirer des méthodes rédactionnelles des Liaisons dangereuses (1782) de Choderlos de Laclos, auteur dont l’influence est importante concernant la question des relations sociales entre les sexes. Voir Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, Préface d’André Malraux, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2006.

2 Zamore et Mirza ou l’heureux naufrage – L’esclavage des Noirs : écriture en 1783, proposition en 1784, procès en

1785, représentation en 1789, interdiction en 1790, publication en 1792).

3 Parmi les membres de cette société, on compte notamment Mirabeau, Lafayette, Condorcet, La Rochefoucauld,

Pétion, Raynal et l’abbé Grégoire.

4 Olympe de Gouges, « Départ de M. Necker et de Mme de Gouges, ou les Adieux de Mme de Gouges aux Français

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