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CHAPITRE II – Les Écrits politiques d’Olympe de Gouges : une généalogie envisageable pour

II. 2. f Cautions de l’engagement : parler et payer

Dans son étude sur la « morale humanitaire », Luc Boltanski énonce deux possibilités d’action relatives au spectacle de la souffrance d’autrui : la première consiste à parler dans la mesure où « parler c’est agir ». Pour que cette parole soit mise en action, il faut une instrumentation, celle de l’opinion publique. En tant qu’intermédiaire, l’opinion publique devient en effet l’instrument de résonnance qui transporte le message jusqu’au pouvoir en place. Autrement dit, il s’agit de parler à l’auditoire pour le mobiliser et l’inciter à faire pression sur les institutions politiques1. C’est chose faite dans le cas des écrits politiques d’Olympe de Gouges, composés d’affiches placardées, de brochures, de lettres et pamphlets publiés dans la presse. Signant ses communications « DE GOUGES », la révolutionnaire intervient dans l’espace public et tente d’influencer les foules ; ainsi, elle parle et donc agit, au sens énoncé ci-dessus.

La seconde possibilité consiste, quant à elle, à payer, car « [p]ayer a pour avantages principaux d’être plus facile à rapprocher de l’idée d’action et, de rendre patent et calculable le sacrifice accompli en faveur du malheureux2 ». Sur ce second point, Olympe de Gouges a tout autant pris la mesure de l’importance d’agir en payant, non seulement pour aider les personnes en souffrance ; mais aussi, dans une autre perspective, pour garantir finalement une crédibilité en matière de politique fiscale à ses propositions de caisse patriotique. Ainsi, en offrant à la communauté un bien pécuniaire, elle se rend exemplaire et légitime pour « parler ». Dans Lettre

aux représentants de la Nation, elle notifie la nature et la valeur de son don :

Un objet plus important est celui qui doit donner la preuve que étant le premier auteur de l’impôt volontaire, je ne dois pas être la dernière à m’imposer, et à vous faire passer mon offrande : le quart de mon modique revenu va vous être remis. Veuillez, je vous prie, recevoir cette contribution, et me ranger dans la classe des bonnes Citoyennes. J’y ajoute une offre : c’est le produit d’un drame, s’il a du succès. […] et si ce drame n’a qu’une représentation, elle ira au moins entière à la caisse patriotique.3

Les ressources financières qu’Olympe évoque dans ce passage proviennent de diverses origines telles que les appointements perçus par les gens de lettres (dont elle fait partie), les recettes de ses

1 Luc Boltanski, « Payer et parler », dans La souffrance à distance, op. cit., p. 35. 2 Ibid., p. 36.

3 Olympe de Gouges, « Lettre aux représentants de la Nation, Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur »,

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spectacles principalement. Dans tous les cas, elles n’ont jamais été d’une grande largesse. Son ex- compagnon1 ayant perdu une somme importante qui lui était normalement destinée à la fin d’une sorte de contrat d’épargne à son nom, et les publications mensuelles à grand tirage acquittées à compte d’auteur, ne lui auront jamais permis de vivre dans l’aisance : « Pour l’argent, quoique j’en sois plus privée que personne, je ne m’en soucie guère ; et si je faisais tant de faire un journal, je prouverais mon désintéressement, en ne retirant que mes frais2 », exprime-t-elle dans ses Adieux aux Français, harassée par les diatribes scandées à son égard.

Du reste, malgré ce confort restreint, Olympe de Gouges n’a aucune difficulté à penser au sort des plus démunis, des familles sans le sou, des personnes isolées. En effet, quelques mois auparavant, dans sa Lettre parue dans la Chronique de Paris, dont le premier paragraphe est consacré à une discussion au sujet de sa pièce L’Heureux naufrage, rebaptisée L’Esclavage des

Noirs3, elle rappelle que la représentation et la réussite de cette tragi-comédie concourent à l’étoffement de l’impôt volontaire : « [J]’ai consacré ma part d’auteur à augmenter la contribution patriotique, dont j’ai eu la première idée dans une brochure imprimée depuis quinze mois4 ».

La bonté de la révolutionnaire participe sans doute de ce que l’historiographie a pu opposer aux mauvais mots la concernant, une image sensible, une personnalité morale, un caractère pugnace. C’est d’ailleurs ce que rapporte Brissot dans un « passage de ses mémoires rédigés en prison et qui est, à ce jour, inédit […]5 ». Le fondateur du « Club des Amis des Noirs » raconte ainsi avec tendresse à propos de son amie comment « [l]a gloire et l’indépendance de la Nation étaient ses vœux les plus ardents. Ces sentiments […] se joignaient dans son âme à une générosité sans borne6 ».

1 Jacques Biétrix de Rozières, directeur d’une compagnie de charrois en contrat avec l’État, et attaché à

l’administration de la Marine royale. Rappelons qu’ « en un temps où les femmes n’avaient guère de possibilités de gagner leur vie, Olympe de Gouges fut, comme la plupart des femmes de son époque, entretenue par l’homme qui l’aimait et que, apparemment, elle aimait aussi, ni plus ni moins que si elle l’avait épousée », Olivier Blanc, dans Sylvia Duverger, « Olympe de Gouges était-elle un homme ? », entretien avec Olivier Blanc, 28 décembre 2013, [en ligne Nouvelsobs.com, consulté le 24 juin 2016]. Sur le sujet, voir Olivier Blanc, L’amour à Paris au temps de Louis

XVI, Paris, Perrin, 2003 (nombreuses références d’archives à des dossiers liés à l’amour et au sexe dans leur rapport

à l’opinion et à la loi).

2 Olympe de Gouges, « Adieux aux Français », dans Écrits politiques, op. cit., p. 161.

3 Olympe de Gouges, L’esclavage des Noirs ou l’heureux naufrage (1792), drame en trois actes, en prose, Paris,

Côté-femmes, 1989.

4 Olympe de Gouges, « Lettre parue dans le Chronique de paris, du 20 décembre 1789 », dans Écrits politiques, op. cit., p. 130.

5 Olivier Blanc, « Préface », dans Olympe de Gouges, Écrits politiques, op. cit., p. 17.

6 Brissot, (« dans un passage de ses mémoires rédigés en prison et qui est à ce jour, inédit, Papiers de Brissot, 446 AP

15, inventoriés par Suzanne d’Huart »), cité par Olivier Blanc, Préface, dans Olympe de Gouges, Écrits politiques,

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D’après les Mémoires de Fleury, les qualités d’Olympe de Gouges se rapprochaient beaucoup de celles de son ami et mentor Louis-Sébastien Mercier : « généreuse, bonne, compatissante, humaine1 »2.