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L'objectif n'est pas ici de réaliser une synthèse des écrits sur l'aménagement forestier contemporain. Notre analyse bibliographique doit être comprise comme un inventaire critique des témoignages concernant les périodes sombres de la conversion. Particulièrement fournie durant l'Entre-Deux-Guerres, la presse forestière expose de nombreuses expériences tentées à propos de la conversion. Ce sont autant d'éclairages pour notre recherche historique : les forestiers témoignent de leur actualité et nous livrent un bilan souvent partial au sujet des années d'occupation en Alsace-Lorraine.

Complémentaire à l'analyse statistique et archivistique, l'analyse bibliographique soulève des difficultés méthodologiques bien différentes de celles posées par l'examen d'un tableau de chiffres ou d'un imprimé de gestion. Systématique dans sa conception ou réglementaire dans sa présentation, le document de première main concentre le plus souvent des données objectives, parfois quantitatives. Contrairement aux Maîtrises des Eaux et Forêts d'Ancien Régime soumises à la vénalité des charges, l'administration forestière contemporaine s'appuie sur un encadrement de fonctionnaires. Le corps forestier, progressivement structuré par les anciens élèves de l'Ecole de Nancy, se définit fondamentalement par une technicité et une éthique. On peut donc compter sur une certaine honnêteté intellectuelle et morale qui soit largement partagée par l'ensemble des personnels. Pour toutes ces raisons, le document de première main est a priori moins sensible à la subjectivité de son auteur que peut l'être un article ou un ouvrage. La nationalité, la sensibilité, l'expérience d'un forestier

percent en effet à travers ses publications. Pas toujours conçues dans un cadre scientifique, les études, même appuyées sur un argumentaire quantitatif, peuvent déformer peu ou prou une réalité objective. Un examen approfondi est nécessaire pour cerner la part de subjectivité des auteurs.

Alors que la question de l'aménagement forestier prussien en territoires annexés demeure entière, nous allons commencer l'examen bibliographique en jugeant de la partialité et de la représentativité des publications concernant les forêts d'Alsace-Lorraine. Souvent amalgamée, l'histoire forestière de la plaine d'Alsace, des Vosges et du Plateau lorrain mosellan mérite une analyse différentielle fine. Nous rechercherons ensuite les sources pouvant nous éclairer sur la gestion des forêts françaises durant l'Entre-Deux-Guerres, sortes de ponts tendus entre la statistique Daubrée et les comptes-rendus du Comité Consultatif d'Aménagement.

Les regards sur la forêt annexée

Des témoignages souvent partiels et partiaux

En 1918, Gustave Huffel, professeur à l'Ecole Nationale des Eaux et Forêts de Nancy, publie "Les forêts d'Alsace-Lorraine". Plus qu'une étude des forêts, l'article porte essentiellement sur l'administration forestière en zone annexée et sur le fonctionnement de la gestion allemande. Très peu d'exemples forestiers concrets sont donnés : nous reviendrons sur leur représentativité. Concernant le changement des peuplements, des essences, de la géographie forestière, on apprend que la conversion de toutes les forêts domaniales a été généralisée en 1882. L'auteur insiste sur la tendance

générale des Allemands à replanter des essences résineuses comme le pin sylvestre et l'épicéa. Loin de renseigner sur la réalité des actions sylvicoles prussiennes et sur la réalisation ultérieure de l'objectif de conversion, la recherche reste superficielle. Meurtri par la perte de son fils au combat, l'auteur fustige la brutalité des méthodes prussiennes tout en soulignant le laxisme des gardes forestiers allemands. Les coupes de bois pratiquées sous l'Annexion sont jugées abusives et les travaux de plantation coûteux. Peu cohérente, l'analyse reste partiale et insuffisante pour décrire l'activité forestière prussienne. Elle s'inscrit dans le contexte, alors compréhensible dans la France de l'Est, d'un nationalisme revenchard satisfait.

Un autre témoignage sur les forêts d'Alsace-Moselle, plus neutre et par conséquent plus précieux, nous vient d'un ancien forestier français, Louis Gerdolle, resté en poste malgré l'annexion. Il se retire de l'administration en 1877 et écrit ses mémoires. Dans son ouvrage "L'Administration forestière allemande en Alsace-Lorraine - Courte esquisse du service forestier dans ce pays", il décrit très précisément la structure et les rouages de l'administration forestière d'annexion. Il tente de mettre en lumière les forces et les faiblesses du nouveau système. Evidemment l'expérience de Gerdolle est courte : plus de trente années de gestion allemande échappent à son regard critique. Comme dans l'article de Gustave Huffel, l'analyse de l'évolution des peuplements forestiers passe en arrière plan de l'étude des structures administratives et des méthodes de gestion. Seuls quelques exemples sont présentés : nous les analyserons plus loin dans l'étude de représentativité des sources bibliographiques.

Avec la réinstallation de l'administration française au lendemain de la Grande Guerre, des forestiers français d'active tentent d'affiner le bilan du

patrimoine boisé soumis à l'Annexion. Ainsi en 1921, le conservateur des Eaux et Forêts de Moselle C.Zwilling précise l'influence prussienne sur la gestion forestière103. En partie redondante avec l'étude de 1918, l'analyse de Zwilling est cependant plus fine que le travail réalisé par Huffel. En Lorraine, les forestiers prussiens ne semblent pas avoir introduit massivement les essences résineuses : ils ont d'abord travaillé pour le Chêne et le Hêtre. Même si les objectifs de conversion officiellement annoncés en 1882 ont été maintenus, leur réalisation pratique semble s'être heurtée à des difficultés techniques. Appuyant avec insistance sur les erreurs, pour tout dire sur l'incompétence des forestiers prussiens, l'auteur, mieux renseigné qu'Huffel, tombe malheureusement dans le travers nationaliste de son prédécesseur : le tableau de l'oeuvre forestière allemande en Lorraine annexée reste incomplet, déformé, exagérément assombri. Pour les forêts de la Basse-Alsace, L.Rudault analyse également les pratiques sylvicoles allemandes104. Assez distante de la guerre, l'étude datée de 1935 montre l'importance des régénérations artificielles et le développement des essences résineuses en plaine. Par la neutralité de son style et la relativité des opinions, L.Rudault conforte l'image d'une sylviculture prussienne parfaitement transposée en zone annexée, du moins dans le Bas-Rhin.

Du côté allemand, les témoignages sont rares. On connaît le discours de l'ingénieur Ney au congrès forestier de Strasbourg de 1907105. Sa position correspond à celle de Kahl106 et semble bien représentative du point de vue

103C.Zwilling, 1921. La conversion des taillis sous futaie du département de la Moselle en haute futaie.

104L.Rudault, 1935. Comparaison entre les méthodes forestières françaises et allemandes appliquées en Alsace.

105Ney, 1907 in F.Roth, 1966. L'administration forestière en Lorraine annexée (1871-1918), Op.Cit..

germanique. Responsable des aménagements forestiers dans le Bas-Rhin jusqu'en 1896, puis chef du département forestier de Lorraine, il dresse un bilan élogieux de la gestion forestière prussienne, tout à la fois dynamique et simple. Les coupes de bois jugées abusives par G.Huffel107 et les difficultés techniques de régénération soulevées par C.Zwilling108 sont passées sous silence : cette analyse d'avant-guerre fait contrepoids aux études françaises rédigées immédiatement après 1918.

Avec le recul, comment apprécier la part d'autocongratulation des discours allemands et la sévérité du jugement des forestiers français ? Dans les faits, comment les forestiers prussiens ont-ils orienté la conduite des peuplements ?

La faible représentation mosellane dans les monographies forestières

Fortement empreinte de nationalisme, souvent relative à l'organisation forestière prussienne plus qu'à l'évolution des peuplements sous l'Annexion, la bibliographie générale des forêts d'Alsace-Lorraine apparaît globalement partiale et partielle. Pour accéder à la réalité sylvicole, il est en fait nécessaire d'étudier des monographies forestières et d'analyser les maigres données factuelles contenues dans les publications de portée générale. Se pose alors le problème de la représentativité des éclairages. Rendent-ils vraiment compte du cas mosellan ?

107G.Huffel, 1918. Les forêts d'Alsace-Lorraine, Op.Cit..

108C.Zwilling, 1921. La conversion des taillis sous futaie du département de la Moselle en haute futaie, Op.Cit..

Lorsque G.Huffel cite des exemples précis de forêts ou de régions forestières influencées par la gestion allemande, les massifs du Grand Plateau Lorrain ne sont jamais représentés. On compte en revanche 4 références à la forêt de Hagueneau et quelques allusions aux forêts de Strasbourg, de Wissembourg, de Bitche ou de la vallée de Munster. Sachant que G.Huffel publie en 1920 une très importante monographie sur la forêt sainte de Hagueneau109, nous pensons que son attention s'est focalisée sur les forêts de Basse-Alsace dès 1918. De même, si L.Gerdolle écrit son ouvrage à Saint-Julien-lès-Metz, il ne renseigne pas pour autant l'histoire des forêts de Moselle. En 75 pages, seul un massif lorrain est évoqué : il s'agit de la forêt de Mouterhausen (Pays de Bitche). En Alsace en revanche, de nombreux exemples forestiers sont donnés : la forêt de Guébwiller est citée une fois. Le massif de Hagueneau revient à deux reprises, tout comme la forêt d'Ensisheim. Avec 4 références, c'est finalement la forêt de la Hardt qui semble la mieux connue par l'auteur. A l'image de Gustave Huffel, Louis Gerdolle appuie donc d'abord son expérience sur les forêts d'Alsace. Les deux principaux auteurs sur l'administration forestière prussienne restent limités par une vue étroite des forêts d'Alsace-Lorraine. L'article du conservateur Zwilling consacré à la Moselle apporte très peu de renseignements géographiquement référencés. L'analyse reste trop générale : elle n'est pas encore dégagée d'une actualité brûlante propice aux amalgames et aux exagérations. Une mise au point précise de l'héritage forestier prussien manque encore actuellement pour les forêts de Moselle.

Les monographies forestières publiées depuis la première guerre mondiale ne contribuent guère à rétablir l'équilibre dans la connaissance

historique des forêts annexées. Les forestiers contemporains restent concentrés sur les forêts d'Alsace et des Vosges avec le cas des massifs de la Hardt110 et du Donon111. Bien sûr, en marge de ces recherches facilement accessibles, il peut exister des études historiques enfouies dans les annexes d'aménagements forestiers récents. C'est d'ailleurs par cette voie obscure que nous vient la seule monographie forestière mosellane. Réalisé en 1978, lors de la révision d'aménagement de la forêt domaniale de Saint-Avold, le travail historique de Jean-Marie Ballu nous éclaire un peu sur la gestion forestière allemande durant l'Annexion112. Conçue avant tout pour dénoncer les déboisements industriels et les méfaits de la pollution atmosphérique sur les forêts du Warndt, cette très riche recherche doit cependant être relativisée dans le cadre de notre étude des conversions. L'influence prussienne, rapidement évoquée, s'exerce en effet dans le contexte très particulier des mines de charbon de la Sarre française. L'éclairage que nous apporte Jean-Marie Ballu n'est en aucun cas représentatif de la gestion des forêts du secteur rural mosellan. Avec un débouché évident pour les bois de soutènement, la conversion en futaie résineuse des forêts du Warndt présente un caractère tout à fait local, qui ne permet pas d'extrapoler l'héritage de l'Annexion au reste des forêts du département.

Après les lacunes statistiques et documentaires, les vastes massifs du Plateau lorrain mosellan souffrent d'une importante sous-représentation bibliographique. Cette situation critique nous amènera à définir une

110 Ed.Martin, 1930. Notice sur la forêt domaniale de la Hardt.

111 G.Luneau, 1929. La forêt du Donon.

et B.Guay, 1977. Evolution des forêts du pays de Dabo au cours de l'histoire.

approche géohistorique originale dans l'étude des forêts de Moselle (Cf. Voir paragraphe suivant - Les sources complémentaires).

Les témoignages forestiers de l'Entre-Deux-Guerres

En marge du problème des forêts de Moselle, une autre difficulté de l'analyse historique des conversions tient aux lacunes statistiques et documentaires de la période d'Entre-Deux-Guerres. Bien sûr l'incertitude historique est moins gênante qu'en territoire annexé. A partir de l'enquête Daubrée de 1912 et jusqu'aux premières réunions du Comité Consultatif d'Aménagement de 1948, l'ombre ne porte que sur une trentaine d'année. Il faut cependant pouvoir cerner les grands traits de l'histoire forestière française, notamment lorraine. La période est difficile, chaotique : on tente de cicatriser les plaies de la Grande Guerre tout en s'acheminant vers de nouveaux affrontements ; la crise économique des années trente fait suite à la crise des finances publiques des années Vingt.

A défaut de sources documentaires directes, la presse forestière nous offre une fenêtre sur la vie des forêts. Depuis son origine la Revue des Eaux et Forêts, devenue Revue Forestière Française en 1949, est une tribune d'expression pour le corps forestier. Technique, essentiellement représentative de l'opinion des officiers forestiers, elle est un outil de recherche précieux pour cerner les tendances dans la gestion des bois et les grands événements de la politique forestière française. Dans le domaine pointu qui nous intéresse, en complément de la R.F.F., le Bulletin de la Société Forestière de Franche-Comté et des Provinces de l'Est peut donner des informations intéressantes. Essentiellement concentrés sur les problèmes

forestiers franc-comtois, les articles du B.S.F.F.C. reflètent eux aussi le discours technique forestier. En marge des revues techniciennes, le Bulletin Officiel de la Fédération Nationale de l'Association des Communes Forestières fondée en 1931 exprime le point de vue des propriétaires publics soumis au régime forestier. Jusqu'au début de la conversion des bois communaux à l'après la Seconde Guerre mondiale, le bulletin des communes forestières est peu concerné par les questions d'aménagement. L'essentiel des articles porte sur la taxation foncière, la politique de soutien de l'Etat au prix du bois ou sur les problèmes d'organisation du personnel des Eaux et Forêts, par exemple sur l'importance des postes vacants.

En fait, l'analyse critique des données bibliographiques de l'Entre-Deux-Guerres ne devient possible qu'après le second conflit mondial. Grâce aux comptes-rendus du Comité Consultatif d'Aménagement, nous pouvons en effet accéder à la gestion des forêts d'Avant Guerre. En marge de l'inventaire des projets d'aménagement, les actes du comité développent des critiques pointues. Les experts commentent les plans de gestion. Ils tentent de comprendre l'origine des peuplements et de leurs problèmes. L'Histoire tient évidemment une place de choix parmi les éléments d'analyse. Les renvois à la période d'Entre-Deux-Guerres sont fréquents : ils nous permettent de reconstruire l'évolution des forêts françaises, de cerner leur gestion passée.

Comme la Lorraine est la principale région de production feuillue française, les aménagements qui nous intéressent sont abondants. Les forêts régionales font l'objet de nombreuses mises au point. Les membres du comité, qui ont le plus souvent acquis une expérience de terrain dans les forêts du Nord-Est, connaissent bien leur histoire sylvicole. Emile

Lachaussée est représentatif de ses forestiers rompus à la gestion. Devenu ingénieur général des forêts, il est un membre actif du C.C.A.. Son avis, son expérience dominent les débats. Ils sont pour nous particulièrement intéressants car Lachaussée a commencé sa carrière en Meuse. Il connaît très bien le contexte du Grand Plateau Lorrain, de ses forêts domaniales et de ses bois communaux : compte tenu de la faiblesse des sources documentaires meusiennes, il est un témoin précieux pour notre étude géohistorique. En plus des examens réflexifs du C.C.A., la position des communes forestières sur l'évolution de leur patrimoine forestier s'affirme. A partir des années cinquante, de nombreux articles du bulletin fédéral expriment l'avis officiel des communes mais répercutent aussi le point de vue d'adhérents qui portent parfois un jugement critique sur la gestion forestière de l'Entre-Deux-Guerres : les regards se croisent sur la période d'Avant Guerre.

Moins sombre qu'il n'y paraît au premier abord, l'histoire des forêts lorraines de l'Entre-Deux-Guerres trouve des éclairages bibliographiques variés qui permettent de saisir le sens d'une trentaine d'années de gestion. Même si elle n'est pas quantitative, l'histoire des conversions de cette période peut être cernée dans ses grandes lignes.

En résumé

Réalisée dans la perspective de combler les importantes lacunes statistiques et documentaires de l'histoire des conversions durant l'Annexion d'Alsace-Lorraine et la période d'Entre-Deux-Guerres, notre analyse bibliographique montre les carences monographiques des forêts de Moselle et la partialité des jugements portés sur l'héritage sylvicole prussien. Il reste bien des ombres à dissiper pour cerner les grandes évolutions sylvicoles du patrimoine forestier mosellan. Concernant la gestion forestière lorraine d'Entre-Deux-Guerres, nous pouvons en revanche nous appuyer sur de nombreux éclairages qui mettent en relief les grandes tendances forestières de la période sans négliger la diversité des situations locales.