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A l'origine de l'Ecole française de géographie, la composante forestière des paysages ruraux semble négligée. Mise à part l'évocation rapide des Vosges comme pays au bois, la forêt reste curieusement absente du "Tableau de la géographie de la France" de Paul Vidal de la Blache27. Chargé par Ernest Lavisse d'introduire l'"Histoire de la France depuis les origines jusqu'à la Révolution", le père de la géographie régionale porte avant tout son attention aux paysans et à leur terroir : l'opposition entre paysage d'openfield et de bocage paraît déterminante. Rejetée en limite des finages,

la sylve lointaine, étrangère à la vie des hommes semble perçue comme un élément du décor agricole, toujours placée en arrière plan.

Sans doute peu à même de développer une analyse fine de la diversité forestière de la France dans le cadre d'une introduction à son histoire générale, Paul Vidal de la Blache va à l'essentiel du monde rural : le champ. L'oeuvre dirigée par Ernest Lavisse n'a d'ailleurs aucune vocation géohistorique. L'histoire politique y occupe une place prépondérante28. L'approche socio-économique des événements du passé manque à la construction d'une histoire totale : les évolutions industrielles, agricoles et plus encore forestières sont quasiment occultées. Replacé dans la perspective générale de la fresque historique, le travail du géographe paraît, tout compte fait, bien assez développé.

En 1917, "La France de l'Est" permet à Paul Vidal de la Blache de révéler toute l'importance du bois dans la vie des campagnes lorraines et alsaciennes. Tout à fait conscient du poids traditionnel de l'affouage et des compléments apportés par la forêt du début du XX° siècle à l'alimentation des hommes et de leurs troupeaux, l'auteur affine considérablement le tableau esquissé en 1903. A l'époque de sa première édition, le livre passe

28Rédigée entre 1900 et 1910, l'"Histoire de France depuis les origines jusqu'à la

Révolution" est suivie dix ans plus tard par l'"Histoire de la France contemporaine depuis la Révolution jusqu'à la paix de 1919" (1920 -1922). Les principaux historiens

français de l'époque collaborent à la grande fresque dirigée par E.Lavisse. C'est Charles Seignobos qui se charge de la rédaction des tomes VII "Le déclin de l'Empire et

l'établissement de la troisième République" et VIII "Evolution de la troisième République". Son approche de l'histoire, qualifiée aujourd'hui "d'historisante" par

certains chercheurs, ignore largement la dimension économique du changement des sociétés. Elle s'oppose au nouveau courant de l'histoire économique et sociale initié en 1930 par François Simiand et Ernest Labrousse à travers l'Ecole des Annales (Cf. M.Margairaz, 1992. Histoire économique XVIII°-XX° siècle).

malheureusement sous silence. Il ne reviendra sur le devant de la scène universitaire qu'au début des années quatre-vingt dix29. En insistant sur la dimension géopolitique de cet ouvrage méconnu, Yves Lacoste, qui préface sa récente réédition, ne relève évidemment pas son intérêt pour la géographie forestière française.

Largement ignoré par les chercheurs en géographie et en histoire rurale durant l'Entre-Deux-Guerres, le milieu forestier apparaît progressivement en négatif des qualités attendues d'une terre arable : perchée sur les sols squelettiques de front de côte ou perdue dans les dépressions humides, la sylve semble s'opposer par sa situation topographique et ses sols à la répartition raisonnée des champs, espaces domestiqués, nourriciers, alliés30. Née au XVIII° siècle avec le courant des physiocrates, la dialectique entre le paysan et le bois perdure. Rythmé par la poussée alternative des défrichements corollaires de l'accroissement démographique et de l'enfrichement des périodes de crise, le battement des lisières forestières est ainsi beaucoup décrit, expliqué31.

Avec le recul, on peut regretter quelques rendez-vous manqués entre les ruralistes et les forestiers. Roger Blais aurait sans doute pu faire le lien entre les deux mondes. Autour de l'ouvrage "La campagne" qu'il dirige en 1939, se retrouvent en effet Jules Blache et Roger Dion. Délibéremment orienté vers la description et l'explication des contrastes du paysage agricole

29P.Vidal de la Blache, 1917. La France de l'Est. Edition de 1994 avec une préface d'Yves Lacoste.

30M.Bloch, 1931. Les caractères originaux de l'histoire rurale française, Op.Cit..

31R.Fossier, 1980. L'environnement au Moyen-Âge. Ce livre de synthèse s'appuie sur les résultats de la recherche en histoire rurale au cours du XX° siècle. Le modèle d'évolution espace forestier-espace défriché établi par M.Bloch tient une place déterminante dans l'explication du fait forestier.

français, compléments aux livres essentiels de Marc Bloch et Roger Dion sur l'histoire rurale de la France d'Ancien Régime32, l'ouvrage approfondit une veine de connaissance sans explorer de nouvelle galerie.

Compris dans une logique d'affrontement entre l'homme et la nature, largement mis en dehors du domaine d'investigation de la géographie humaine, le milieu forestier se prête bien en revanche à certains développements de la géographie physique en particulier de la biogéographie, indissociable dans ses débuts de la phytosociologie. Le fossé se creuse un peu plus entre l'homme et la forêt : l'espace agricole artificialisé continue de s'opposer à l'espace sylvatique réputé naturel. De nombreuses travaux renseignent ainsi la répartition dendrologique des forêts et les relations supposées déterminantes qui unissent les variables pédologiques et topographiques aux cortèges floristiques33. Délaissant sa composante humaniste pourtant essentielle, la biogéographie des forêts reste dans les mains de naturalistes tout au long de la première moitié du XX° siècle34.

Heureusement réintégré par les historiens dans une dynamique socio-économique avec notamment les apports déterminants de Michel Devèze35

32M.Bloch, 1932. Les caractères originaux de l'histoire rurale française, Op.Cit. et R.Dion, 1934. Essai sur la formation du paysage rural français, Op.Cit..

33Dans sa thèse de Doctorat d'Etat consacrée aux espaces et milieux forestiers dans le Nord de la France (1989, Etude de biogéographie historique), Jean-Jacques Dubois fait une très bonne synthèse des évolutions au cours du temps de l'approche forestière des biogéographes français. L'étude du milieu forestier s'inscrit dans le clivage de la géographie physique et de la géographie humaine. Sur le même thème, on peut consulter aussi J.J.Dubois, 1992. Enseigner la forêt à l'Université et J.C.Bonnefont, 1992. La forêt vue par l'Ecole géographique (1840-1940).

34A.Meynier, 1969. Histoire de la pensée géographique en France.

35M.Devèze, 1962. Une admirable réforme administrative - La grande réformation des forêts royales sous Colbert (1661-1680).

et d'Andrée Corvol36, l'espace forestier est depuis peu l'objet d'études géographiques globales qui tentent de préciser les relations de l'homme au bois. Les travaux de Gérard Houzard et de Jean-Marc Palierne pour les grands massifs de Basse-Normandie37, de Jean-Jacques Dubois pour les forêts du Nord38, de François Vion-Delphin pour celles de Franche-Comté39

ou encore de Jean-Pierre Husson pour les massifs lorrains40 s'inscrivent dans cette perspective nouvelle d'une géographie forcément historique des forêts françaises. Avec ce regard neuf des sciences humaines sur l'espace forestier, les termes d'alliance apparaissent entre le paysan et la forêt reconnue finalement comme un complément indispensable à la vie des terroirs, à la vie des hommes41. Dans le contexte lorrain, Jean-Paul Amat démontre également que la forêt est un important instrument de la stratégie militaire à la fin du XIX° siècle42 : elle couvre les forts, dissimule la progression des troupes et s'adapte aux champs de tir. A travers cet exemple spécifique, on mesure que l'interprétation de l'espace forestier par le géographe s'enrichit, se contraste.

En marge des relevés pédologiques ou phytosociologiques chers aux biogéographes, l'approche paysagère contribue à la reconquête du monde forestier par les géographes humanistes : elle permet de questionner l'espace et de compléter la connaissance des forêts françaises. A priori très

36A.Corvol, 1984. L'homme et l'arbre sous l'Ancien Régime.

37G.Houzard, 1980. Les massifs forestiers de Basse-Normandie : Brix, Andaines et Ecouves - Essai de biogéographie et J.M.Palierne, 1983. Les paysages fondamentaux dans le sud du massif armoricain.

38J.J.Dubois, 1989. Espaces et milieux forestiers dans le Nord de la France - Etude de biogéographie historique, Op.Cit..

39P.Gresser et F.Vion Delphin, 1990. Les hommes et la forêt en Franche-Comté.

40J.P.Husson, 1987. La forêt lorraine - Etude de géographie de humaine.

41J.P.Husson, 1991. Les hommes et la forêt lorraine.

42J.P.Amat, 1995. La forêt, composante de l'organisation défensive du territoire, 1871-1914 - Exemple lorrain.

intéressante dans le cadre de la conversion des Taillis-sous-Futaie en futaie régulière, qui est génératrice de peuplements d'âge et de composition variés, l'observation interne et externe des forêts devient une clé majeure de compréhension de leur dynamique. Les volumes et les couleurs de la composante boisée des paysages ruraux se contrastent fortement : leurs évolutions interrogent le chercheur qui peut pénétrer par ce biais au coeur du système producteur forestier, de son fonctionnement devenu apparent.