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Après avoir posé le cadre spatial de notre recherche, la profondeur et l'épaisseur temporelle de l'analyse géohistorique méritent d'être précisées. Sans trop s'avancer sur les réflexions de la seconde partie de la thèse, on peut a priori admettre que le début de la conversion des Taillis-sous-Futaie en futaie est historiquement net et correspond à la création de l'Ecole Royale Forestière : à partir de 1824, l'E.R.F. devient une véritable tribune pour les pères fondateurs de la foresterie française. Si les principes de la conversion émergent progressivement en France et en Allemagne suite au mûrissement de la pensée physiocratique et à l'essor des recherches sylvicoles de l'Ecole de Tharandt, l'application du concept dans les aménagements et par voie de conséquence dans la gestion forestière courante ne devient réellement possible qu'à partir du moment où des cadres techniques sont formés et assurent le transfert du savoir théorique vers l'action pratique. Comme nous le verrons dans la seconde partie du mémoire, la mise en place des règles de l'aménagement nouveau n'est pas instantanée sur l'ensemble de l'espace forestier français et en particulier lorrain. La conversion apparaît d'abord ponctuellement avant de s'étendre progressivement à toutes les forêts du Domaine, puis beaucoup plus tard aux bois communaux. L'année 1824 reste cependant un repère fondamental dans l'évolution de la sylviculture nationale.

Derrière la question de la profondeur de l'analyse géohistorique, il reste à résoudre celle de l'épaisseur, c'est-à-dire de la durée de notre examen réflexif. Bien qu'elle arrive quelques mois avant l'an 2000, notre étude géographique correspond au bilan de l'espace forestier lorrain du tout début

des années quatre-vingt dix. Pour faible qu'il soit, le décalage des perceptions n'est pas négligeable et mérite d'être discuté. La fréquence de révision des données géographiques de bases offertes par l'Inventaire Forestier National conditionne évidemment la datation de notre étude : le troisième et dernier cycle de l'Inventaire a été réalisé au début des années quatre-vingt dix pour tous les départements lorrains. L'essentiel n'est cependant pas là. Entre 1824 et 1990, la gestion des forêts du Nord-Est de la France peut être placée sans contredit sous le signe de la productivité économique. Cette logique de valorisation de la filière forêt-bois, plus ou moins accentuée selon les périodes, sert de fil conducteur à la politique forestière française. La conversion, outil premier de cette politique, confond pratiquement son développement avec le suivi de la gestion des forêts feuillues de plaine : elle assure l'unité des aménagements forestiers sur près de deux siècles. Cette unité historique fonde la cohérence de notre approche géohistorique.

A partir du début des années quatre-vingt dix, les ressorts de la politique forestière changent officiellement. A la classique prise en compte de la fonction de production de bois vient s'ajouter celle, nouvelle et systématique, des fonctions écologiques en terme de préservation de la biodiversité et sociales avec l'accent mis sur le respect de l'harmonie des paysages. La notion de plurifonctionnalité des forêts françaises, qui sous-entendait jusque là une protection des sols fragiles en montagne, sur le littoral ou dans la zone méditerranéenne et un effort d'accueil du public dans quelques grands massifs périurbains, évolue fondamentalement. D'une logique d'intégration économique, écologique et sociale à l'échelle nationale par partition territoriale des fonctions, on passe à une intégration fonctionnelle généralisée. La gestion des forêts du Nord-Est s'ouvre ainsi à de nouvelles problématiques.

Ce changement, dont la perception est souvent atténuée par le flou entourant la notion de multifonctionnalité et l'imprécision des échelles de référence, trouve son fondement au niveau supranational. Les conférences internationales de Strasbourg en 1990 et surtout de Rio en 1992 marquent au premier abord une nouvelle ère dans la longue histoire de la foresterie française25. Le sommet d'Helsinki en 1993 ainsi que le souffle des lois sur le Paysage (1993) et sur le renforcement de la protection de l'environnement (1995) contribuent un peu plus à la définition d'une foresterie renouvellée. Il reste bien sûr un caractère très théorique aux orientations politiques nouvellement retenues. Le recul manque encore, surtout en forêt où les évolutions sont naturellement lentes, pour apprécier l'effet sylvicole d'une demande sociale révisée. L'examen géohistorique, comme toute étude historique, doit nécessairement se placer en retrait des récentes évolutions politiques et sociales sous peine de confondre événement et agitation médiatique.

D'un point de vue théorique et par souci de rigueur sémantique, la définition temporelle de notre explication géohistorique classe notre travail dans le registre de la géographie historique26. Notre recherche apparaît en effet comme une étude géographique synchronique située dans le passé, en l'occurrence proche. Au sens strict, l'objet de la géographie classique se situe dans le présent. Si la nuance peut paraître a priori subtile, elle souligne à nos yeux un clivage dans l'histoire forestière française entre d'une part l'ère

25C.Barthod et G.Touzet, 1994. De Strasbourg à Helsinki - Les deux premières conférences ministérielles pour la protection des forêts en Europe.

26Y.Lacoste, 1996. Le passé des territoires et J.R.Pitte, 1996. De la géographie historique.

sylvoindustrielle et d'autre part le champ possible d'une foresterie intégrée post industrielle qui reste à soumettre à l'épreuve du temps long.