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Plusieurs raisons participent au choix de la Lorraine comme domaine d'étude des conversions forestières. Si notre facilité d'accès aux données géographiques et aux sources historiques concernant les forêts de cette région, ainsi que notre relativement bonne connaissance du terrain, se révèlent pratiquement déterminantes, d'autres explications, plus fondamentales, justifient le territoire de recherche.

La Lorraine, une importante région forestière à dominante publique

Avec près de 850000 ha, la forêt lorraine couvre environ 36% du territoire régional contre un taux de boisement national de seulement 26%12. Alors que la proportion en surface des essences feuillues est de 63% en France métropolitaine, elle atteint 76% en Lorraine et 90% sur le Grand Plateau Lorrain. Essentiellement situés dans la montagne vosgienne, les peuplements résineux sont donc relativement peu présents dans la plaine à l'exception toutefois des forêts de la Zone rouge replantées en conifères après la guerre de 1914-1918 et des boisements de pins réalisés dans les pâquis communaux à partir de la fin du XIX° siècle. Quelques plantations résineuses, le plus souvent d'origine privée, ponctuent par ailleurs l'espace rural et forestier régional : elles proviennent d'une reconversion des terres agricoles durant la seconde moitié du XX° siècle.

Sur le plan des propriétés forestières, la Lorraine offre une certaine unité à notre étude. Contrairement à la tendance nationale, la part des forêts régionales soumises au régime forestier est très importante avec 66% du taux de boisement contre seulement 30% pour l’ensemble du territoire français. La forêt domaniale couvre 38% des forêts publiques avec à peu près 214000 ha ; les bois communaux représentent quant à eux environ 345000 ha. La part des forêts d'établissements publics ou d'autres collectivités territoriales que les communes est relativement négligeable. A l'échelle du seul Grand

12Appuyée sur les données du deuxième cycle de l'I.F.N. qui a couvert l'ensemble des départements français dans les années quatre-vingts, la plaquette "Forêts en poche" éditée par le Ministère de l’Agriculture résume les grands traits de la forêt française. Par souci de cohérence, les surfaces et les pourcentages indiqués pour la Lorraine et le Grand Plateau Lorrain se rapportent au deuxième cycle de l’inventaire également. Les peupleraies, les plantations d'alignement, les parcs et les zones boisées inaccessibles ne sont pas prises en compte dans le calcul des données.

Plateau Lorrain, la proportion de forêts soumises au régime forestier est de 67%.

Compte tenu de la prédominance de la forêt publique dans le paysage forestier régional, nous avons choisi de négliger en première approximation l'étude de la conversion dans les forêts privées. La plupart de ces boisements sont assez récents en Lorraine13 et échappent de toute façon à notre problématique de conversion des Taillis-sous-Futaie en futaie. Cette réduction a priori de l'espace régional des conversions simplifie la recherche géographique et géohistorique. Sur le fond, l'étude fine des forêts privées renvoie en effet à une analyse de type sociologique, voire psychologique de leur propriétaire que Pascal Marty a esquissée dans sa thèse consacrée aux forêts du Rouergue14. Du point de vue des sources, l'étude des forêts privées semble par ailleurs extrêmement délicate : la pauvreté des fonds archivistiques et bibliographiques sur le sujet couplée à la grande diversité des relations de l'homme à sa forêt et à l'émiettement des bois particuliers gênent énormément la compréhension des évolutions contemporaines de ce type de boisement.

Mises à part les zones sous influence montagnarde et sous couvert de négliger les massifs privés, la forêt lorraine se prête bien à l'étude géographique des conversions. Très présente au sein de l'espace rural régional, gérée avec une certaine cohérence par les forestiers de l'Etat, son analyse présente une relative unité et semble accessible au moins en premier

13J.P.Husson, 1987. La forêt lorraine - Etude de géographie humaine.

14P.Marty, 1998. Forêt et sociétés - Appropriation et production de l’espace forestier - Les logiques d’action des propriétaires privés - L’exemple de la moyenne montagne rouergate.

abord. Préalables à la démarche inductive du géographe, l'observation de terrain et l'examen cartographique sont grandement facilités. L'espace des conversions paraît a priori bien lisible à travers le dessin des paysages et la projection des plans forestiers : il y a coïncidence entre une composante structurante du paysage lorrain et un système fonctionnel relativement facile à cerner15.

Le tableau 1.0 regroupe quelques données de synthèse sur les forêts françaises, lorraines et celles qui nous intéressent plus particulièrement du Grand Plateau Lorrain. Il permet notamment de relativiser la place des différents types de boisement pour les différentes échelles de territoire considérées. Surface forestière Taux de boisement Proportion de forêt soumise Part des essences feuillues France 13 400 000 26% 30% 63% Lorraine 842 000 36% 66% 76% Grand Plateau Lorrain 568 000 30% 67% 90%

Tableau 1.0 - Surface forestière, taux de boisement, proportion de forêt

soumise et part des essences feuillues en France métropolitaine, en Lorraine et sur le Grand Plateau Lorrain (en ha et en % de surface du territoire ou de

15Comme le souligne André Humbert (1996 - Géographie historique ou la dérive des systèmes géographiques), il est rare en géographie rurale de pouvoir associer à une réalité paysagère complexe, un système producteur qui soit assez simple à cerner : c'est dans une certaine mesure possible au sein de l'espace forestier public.

sa surface forestière totale - Source : I.F.N., deuxième cycle16 - début des années 1980)

La Lorraine : une grande diversité forestière à un carrefour de la pensée sylvicole

Malgré son unité globale, la forêt du Grand Plateau Lorrain garde l'intérêt d'une assez grande diversité tant du point de vue naturel qu'historique. Elle offre par conséquent un large éventail de cas forestiers qui ouvrent chacun un peu plus grand le regard du géographe sur les conversions et enrichissent la variabilité de son échantillonnage.

De nombreuses descriptions de la répartition des forêts lorraines ont déjà été réalisées. Citons, entre autres, les travaux de Jean Dion17, Marcel Jacamon18 et Jean-Pierre Husson19. Le but de ce paragraphe consiste simplement à rappeler brièvement aux lecteurs étrangers à la région, quelques traits structurant de sa diversité forestière. Derrière l'apparente unité des potentialités sylvicoles assurée par le climat lorrain et la position orientale du Plateau Lorrain dans le Grand Bassin Parisien, se cache une importante variabilité stationnelle fonction des substrats géologiques, des altitudes, des pentes, des expositions, des situations microclimatiques induites et aussi de l'influence millénaire de l'occupation humaine du territoire.

16Les années de référence de l'inventaire forestier national sont données précisemment dans le chapitre I.

17J.Dion, 1970. Les forêts de la France du Nord-Est. 18M.Jacamon, 1983. Arbres et forêts de Lorraine. 19J.P.Husson, 1991. Les hommes et la forêt lorraine.

En première analyse, la succession des revers, des côtes et des dépressions structure l'espace rural et forestier lorrain20.

D'Ouest en Est, se juxtaposent les côtes d'Argonne, le Plateau Barrois, les côtes et collines de Meuse, la plaine de Woëvre, les côtes de Moselle prolongées vers le Nord par le Pays-Haut, le Plateau lorrain et le Warndt. En Argonne, dans le Warndt et sur les côtes de Meuse et de Moselle, le taux de boisement est particulièrement important et dépasse systématiquement 40%. La part de la forêt dans les plateaux barrois et lorrain ainsi qu'en Woëvre est en revanche relativement faible et oscille entre 22% et 30%.

A l'exception des côtes argonnaises, dont le substrat géologique est la gaize et du Warndt où domine le grès bigarré, cette succession de petites régions forestières plus ou moins fournies correspond à l'alternance de roches calcaires et de roches argilo-marneuses. La profondeur des argiles de décarbonatation sur les côtes et l'épaisseur du placage de limon en plaine amènent un facteur supplémentaire d'hétérogénéité stationnelle d'ordre pédologique.

Au rythme des substrats, des sols et des reliefs produits d'une érosion différentielle laissant çà et là émergées buttes témoins et avant-buttes, se surimpose la carte des précipitations annuelles dont la fourchette est comprise entre 700 à 900 mm d'eau. Les dépressions se trouvent moins arrosées que les côtes ; les coups de gel tardifs y sont plus fréquents et restent possibles jusqu'à début mai. La régénération des essences et en particulier

20La carte présentant la morphologie structurale de l'Est du Bassin Parisien rend bien compte de l'alternance des revers, côtes et dépression du Grand Plateau Lorrain (Cf. Y.Battiau-Queney, 1993. Le relief de la France - Coupes et croquis).

celle du Chêne apparaît par conséquent difficile : en forêt domaniale de la Reine (Woëvre) et depuis le milieu du XX° siècle, la durée séparant deux glandées d'importance oscille entre 6 et 14 ans21. La Woëvre, le Plateau lorrain et le Plateau barrois présentent finalement des contraintes plus fortes au développement et au renouvellement de la forêt que les secteurs de côtes.

Si la géographie physique offre un cadre simple à la description du tissu forestier et permet de souligner certaines contraintes au développement des peuplements, il ne faut pas croire pour autant qu'elle puisse expliquer seule la distribution sylvicole constatée aujourd'hui. Les massifs forestiers lorrains sont le produit d'une longue histoire rurale, globalement complexe et localement variée : dans ses grandes lignes, elle est marquée par la succession de vagues de défrichement et de périodes d'enfrichement. Beaucoup des "vieilles forêts" lorraines22, traitées en taillis ou Taillis-sous-Futaie aux XVII° et XVIII° siècles, et devenues le théâtre des conversions contemporaines, n'ont pas toujours été des forêts : leur contenance a grandement variée au cours du temps ainsi que la qualité de leurs peuplements. L'influence de l'homme est déterminante dans la répartition du couvert forestier actuel.

21Source : O.N.F., 1996. Aménagement de la forêt domaniale de la Reine pour la période 1997-2011.

22Nous faisons ici référence à l'article de P.Arnould paru en 1996 dans L'information géographique : "Les nouvelles forêts françaises". Tout à fait relatives, les notions de vieilles et nouvelles forêts ont un intérêt pédagogique certain mais doivent être maniées avec une grande précaution dans le cadre d'une recherche géohistorique. Si le concept de "nouvelle forêt" met l'accent sur l'historicité et le caractère dynamique de la gestion des forêts issues de plantations au cours des XIX° et XX° siècles (boisements dunaires, R.T.M., etc ...), il tend aussi, par contraste, à associer aux "vieilles forêts", déjà

présentes au début de l'époque contemporaine, une image de naturalité ou du moins d'inertie. Avec notre travail sur les conversions, il s'agit bien de révèler le profond courant de changement qui anime les "vieilles" chênaies-hêtraies lorraines depuis deux siècles.

En affinant un peu la présentation des massifs lorrains et en abordant la question de la propriété foncière, un nouveau degré de complexité apparaît dans la répartition des boisements régionaux. Mis à part l'Argonne et malgré la présence de quelques grandes forêts domaniales sur les autres côtes, en particulier du massif de Haye aux portes de Nancy, les bois communaux prédominent sur les revers et les fronts de cuesta, formant de long ruban d'orientation Nord-Sud. Dans la plaine en revanche, la forêt ponctue l'espace rural de massifs compacts, le plus souvent structurés par un noyau de forêt domaniale et une périphérie de bois communaux. Cette distribution spatiale des types de propriétés conditionne très fortement la perception du paysage des conversions et tend à déformer l'image renvoyée par l'application des aménagements forestiers.

Sans trop s'engager dans l'analyse fine des traitements sylvicoles et des différentes essences éduquées, quelques données dendrologiques peuvent d'ores et déjà être évoquées pour saisir globalement les différents traits de la forêt lorraine. Alors que le Chêne n'est pas l'essence la mieux adaptée aux conditions naturelles actuelles locales par rapport au Hêtre qui est l'essence climacique du Grand Plateau Lorrain, il occupe cependant une part essentielle de la surface forestière régionale. L'importance de cette essence trouve son origine dans la place centrale de son bois, de son écorce et de ses fruits dans l'ancienne société paysanne, progressivement éteinte dans le courant des XIX° et XX° siècles. Grâce au traitement en taillis et Taillis-sous-Futaie, le renouvellement du Chêne a été longtemps privilégié au détriment de celui du Hêtre. Alors que ce dernier est une essence d'ombre qui rejette mal de souche, le Chêne est au contraire une espèce de lumière qui s'accommode bien du mode de reproduction végétatif. Ainsi, malgré

l'importance des précipitations sur les reliefs de cuesta et les substrats calcaires ou gaizeux qui favorisent naturellement le développement du Hêtre, les chênes et les hêtres sont intimement mêlés sur les revers et les fronts des côtes de Moselle, de Meuse et d'Argonne. En plaine, bien que l'engorgement hivernal de certains sols argileux ou argilo-limoneux puisse parfois condamner le Hêtre, naturellement mal adapté aux contraintes d'hydromorphie, sa place reste également relativement réduite. Dès que l'assainissement de la station est assuré par la pente et/ou que l'épaisseur de limon est suffisante, ses capacités d'ensemencement et sa vigueur lui confèrent en effet une position potentiellement prééminente dans le peuplement. Du fait de l'influence humaine, le Chêne reste malgré tout l'essence dominante de la Woëvre et des plateaux lorrains ou barrois.

Le tableau 2.0 donne la part des peuplements à Chêne ou Hêtre prédominant23 au sein des forêts soumises du Grand Plateau Lorrain : il rend compte de la place localement toujours importante et globalement dominante du Chêne.

23Pour l'Inventaire Forestier National, une essence est prépondérante au sein d’un peuplement lorsque son couvert représente plus de 50% du couvert total boisé (Source : I.F.N., 1985. Buts et méthodes).

Région forestière Part du Chêne Part du Hêtre

Argonne 45% 22%

Champagne humide 61% 25%

Plateau Barrois 43% 35%

Côtes et collines de Meuse 24% 54%

Woëvre 74% 6%

Côtes de Moselle 25% 54%

Pays-Haut 19% 52%

Plateau Lorrain 61% 22%

Warndt 21% 36%

Total Grand Plateau Lorrain

44% 35%

Tableau 2.0 - Part des peuplements à Chêne ou Hêtre prédominant au sein

des forêts soumises du Grand Plateau Lorrain (Source : I.F.N., troisième cycle24 - début des années 1990)

L'ensemble des contraintes naturelles évoquées ainsi que la distance constatée entre la forêt lorraine actuelle et la forêt climacique potentielle, sont des facteurs très importants à prendre en compte dans notre explication géohistorique des conversions. Avec les contraintes strictement anthropiques pesant sur le passage à la futaie des Tailllis-sous-Futaie et en admettant les conditions naturelles quasi stationnaires sur la période contemporaine, les données écologiques participent évidemment à la compréhension totale du fait forestier.

24Les années de référence de l'inventaire forestier national sont données précisemment dans le chapitre I.

Du point de vue historique, comme du point de vue physique, la forêt lorraine présente une grande richesse. Située près de la frontière entre la France, l'Allemagne et le Luxembourg, soumise à des influences variées, elle se place dans un espace propice à l'émergence d'histoires sylvicoles différentes. L'Ecole Forestière qui s'installe à Nancy au début du XIX° siècle introduit la forêt lorraine au coeur des débats de la forêt française faisant d'elle un lieu privilégié d'expérimentation avec ce que cela comprend d'échec et de réussite. Terre de progrès parce que terre d'échange entre penseurs français et allemands, la Lorraine forestière subit aussi de plein fouet l'impact des affrontements entre deux nations longtemps ennemies. Les guerres du XIX° et XX° siècles avec leurs conséquences tant sur le plan des personnels forestiers que des peuplements sylvicoles compliquent l'histoire des conversions régionales. Conclusion provisoire des luttes politiques et militaires de la guerre de 1870, l'Annexion de la Moselle durant près de cinquante ans ouvre le champ d'exploration de l'héritage forestier prussien. Comme les sylvicultures diffèrent sensiblement de part et d'autre du Rhin tout au long de la période contemporaine, la rencontre de la foresterie prussienne et du territoire mosellan paraît une source de diversité potentielle dans le développement des conversions lorraines.

Dans l'interaction incessante de l'homme avec son milieu, on conçoit bien le nombre important de combinaisons régionales possibles au cours des deux derniers siècles. La Lorraine ouvre en grand l'étude de l'espace des conversions.