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Sortie de prison : entre visibilité et invisibilité 173

Chapitre  3.   Michelle Blanc : une conversion d’un autre genre 109

4.3.   Sortie de prison : entre visibilité et invisibilité 173

À sa sortie de prison en 1996, la conversion de Loya se poursuit. Il a passé les trois premiers mois sans pratiquement quitter la maison de son frère, de peur de donner raison aux statistiques qui montrent que la moitié des ex-détenus retournent en prison dans les 90 jours. Il voulait ainsi éviter toute occasion susceptible de susciter une réaction violente chez lui malgré sa conviction de ne plus être « bad » : « He was fearful of the day-to-day confrontations — a

bumped shoulder, a long line, a cutoff on the highway, which ordinary citizens take for granted, but which can lead to violence in prison » (propos de Loya repris dans Avni, 2004).

Pour l’accompagner dans ses difficultés, Loya a commencé à prendre du Wellburtin, un médicament pour l’aider à « mieux vivre » : « “I began to walk a little more comfortably, less

afraid that with every step the ground might be taken out from beneath me,” he says. “Honestly, it’s as close to redemption as I’m ever going to get” » (Loya cité dans Avni, 2004).

La prise de ce médicament n’est pas à la source de sa conversion qui avait débuté bien avant en isolement. Le diagnostic de dépression auquel est parvenu un thérapeute lui a toutefois permis d’obtenir ce médicament qui a selon lui facilité le maintien de son équilibre mental. Ce soutien chimique n’a cependant pas prévenu d’autres symptômes de dépression de se manifester, au point où il a à nouveau pensé au suicide. Le tout s’est aggravé lorsqu’il a tenté d’avoir un enfant avec sa femme, ce qui l’a conduit en hôpital psychiatrique où il a été diagnostiqué bipolaire et s’est fait prescrire de nouveaux médicaments. En 2004, lors de son entretien avec Avni, il se sent mieux :

“Right now is a good time,” he tells me. “But it’s still an effort for me to try to be the kind of person I want to be. And I’m ferocious about that. I still work hard to keep the demons at bay; I work really hard to make sure the rage doesn’t come back. So I can live a peaceful life” (Avni, 2004).

Loya serait loin d’être le seul à avoir connu ce genre de problèmes après une détention en isolement. Un tiers de ces détenus souffriraient « de psychoses aiguës accompagnées d’hallucinations » (Boulet-Gercourt, 2014). En effet, plusieurs personnes souffrant potentiellement de maladies mentales ne seraient pas diagnostiquées avant leur entrée en prison et ne bénéficieraient donc pas de l’accompagnement nécessaire, et ce, même pour ceux dont la condition était connue (Cohen, 2012b). L’angle de la maladie mentale et de la médication n’est pas celui que j’ai adopté pour traiter de la conversion de Loya, puisque je me suis intéressé aux effets et à la façon de vivre la conversion plutôt qu’à sa possible source. En revanche, la médication témoigne de la violence que peut représenter une trans-formation lorsqu’un individu tente de vivre publiquement en accord avec ses (nouvelles) convictions alors que celles-ci ne sont pas reconnues.

4.3.1. Les conditions de production de son récit public

Malgré les conditions difficiles de sa sortie de prison, Loya profite tout de même de certains privilèges qui lui ont permis de faire connaître publiquement son changement de convictions intimes, ce qui lui a donné la possibilité de rendre en partie, mais seulement en partie, visible sa conversion. À la suite de sa sortie de prison et de la publication de son

autobiographie, sa vie publique a occupé de plus en plus de place102. Loya semble croire ardemment en la possibilité de tout un chacun de réécrire son histoire comme il l’a fait et ainsi de tenter de faire reconnaître publiquement sa conversion. Lorsqu’on lui demande quel conseil il donnerait à quelqu’un qui voudrait raconter son histoire mais qui ne saurait pas comment, il répond notamment ceci :

16 years later I’ve created a new narrative about who I am. It gives me this power to take my story into the world because I’m not ashamed of this story, I’m proud of this story, I feel this story needs to be heard, it is a decent story, it’s a good story. And people need to have that sense about their own story. Because once they do that they will go and find the resources. The resources are not the reasons people don’t write. It’s all internal (Loya en entretien avec Koenig, 2010).

Avec ce « It’s all internal », Loya semble exagérer la capacité des individus à s’autodéterminer, alors que nous avons vu avec Claudel et Blanc qu’il existe des « lectures préférées » des récits de conversion et que ces récits ne sont produits que dans certaines conditions. D’ailleurs, il dit lui-même que « publishers were interested in a book I might

write… If I didn’t reach out to Richard Rodriguez I wouldn’t have this life » (Loya en

entretien avec Koenig, 2010). Outre sa volonté d’écrire son histoire, sa publicisation dépend de sa « marketability » (Avni, 2004) et donc de son attrait dans une société libérale qui valorise les témoignages basés sur des choix individuels (Taylor, 1992 [1991] : 53-55). Comme il aspire à ce qu’il considère être un « idéal moral blanc », il n’est pas surprenant que son discours ait retenu l’attention médiatique, d’autant plus que sa conversion se présente comme le produit d’un choix individuel, d’une aspiration à la blanchité et d’une société                                                                                                                

102 Sur le site du OpEd Project auquel contribue Loya, on retrouve la liste suivante de ses activités publiques : « JOE LOYA is an author, essayist, playwright, and contributing editor at the Pacific News Service. His op-eds on politics, religion, criminal justice issues, and other cultural events have appeared in national newspapers, including the Los Angeles Times, Washington Post, Newsday, and the San Francisco Chronicle. He has appeared as a commentator on television (CNN, CBS NEWS/48 Hours, FOX's The O'Reilly Factor, COURTV) and radio (This American Life), and he has lectured at numerous colleges and universities (including USC, NYU and Mills College). […] With the prize-winning Mexican American writer Richard Rodriguez as a pen pal and an inspiration, Joe eventually left prison and became a writer. His memoir, The Man Who Outgrew His Prison Cell, was published in September 2004 by HarperCollins, to high acclaim. Joe has worked with Walden House in San Francisco to help former prisoners re-enter society, and to change the lives of those who want to escape the revolving doors of homelessness, substance abuse, and imprisonment. A firm believer in the need to own one's story in order to make radical change, Joe has gone into California State Prisons and other Walden House reentry facilities to conduct writing workshops. Joe has received numerous fellowships and awards, including a Sundance Writing Fellowship, a Sun Valley Writer's Conference Fellowship and a Soros Justice Fellowship. He

lives with his wife and young daughter in the Bay Area (The Op-Ed Project,

<http://theopedproject.org/index.php?option=com_content&view=article&id=239&Itemid=128>, consulté le 5 mai 2014).

capitaliste qui permet l’ascension sociale même pour les minorités racialisées (il est lui-même contre les mesures d’action positive). Loya reconnaît par ailleurs certains de ses privilèges qui lui permettent de vivre aujourd’hui en accord avec ses convictions, ce qui est loin d’être le cas de tous les détenus passés par l’isolement :

"A lot of people will make the mistake of sending my book to guys in prison who

they want to give hope to," Joe says. But prisoners will "know what I know, which is, the reason I could be put in solitary confinement for two years and be altered for the better is because I went into prison with more resources than the person typically does who goes in there. I had education. I had been raised around books. I had language, which is important. I had metaphors for change" (Loya en entretien

avec Ehrenreich, 2002).

L’aboutissement et la publicisation de sa conversion sont donc bien liés à un ensemble de privilèges qui lui ont permis de maîtriser son histoire en la réécrivant. Jusqu’ici, c’est d’ailleurs le biais dans mon choix d’études de cas qui présentent toutes des individus ayant eu (au moins en partie) les moyens de vivre publiquement en accord avec leurs convictions. Toutefois, comme j’ai déjà commencé à le souligner, ce n’est pas pour autant que leur situation est équivalente : Claudel était déjà dans une position majoritaire et s’est tourné vers des valeurs majoritaires ; Blanc était également dans une position majoritaire mais s’est tournée vers des valeurs minoritaires qui ont eu un effet subjectivant ; et Loya était dans une position minoritaire et s’est tourné vers des valeurs majoritaires qui n’ont toutefois pas eu d’effet subjectivant…

4.3.2. Visibilité de sa trajectoire

Pourquoi la conversion de Loya ne s’est-elle pas poursuivie par des effets de subjectivation ? L’écriture de son récit a permis la trans-formation de Loya, mais, seule, elle ne suffisait pas à rendre visible sa conversion. D’ailleurs, il demeure le plus souvent associé à son passé de criminel dans les médias, du moins davantage qu’à ses convictions pacifistes qu’il ne peut rendre visibles, et donc voire être reconnues. Quant à sa vie quotidienne, c’est Loya lui-même qui continue de rapporter des interactions tout à fait banales à son passé criminel. Il se montre inquiet à l’idée de penser que son interlocuteur puisse percevoir que ses convictions intimes n’auraient pas vraiment changé :

I never wanted the boy to glimpse the depth of depravity that we humans can stoop to when we’ve given up on ourselves. I was afraid that he might see me locked in solitary confinement, squatting in front of the toilet, stirring my shit so I could scoop some of it into a cup and toss it on an obnoxious guard when he delivered my food – wet retaliation for telling me that I’d have to wait two days for toilet paper. I felt as if the din and racket of my life – the gratuitous lies, the rabid insecurities, the fantasies of suicide, the nightmare of men begging me to quit injuring them – were all welling up in me, and risked spilling on that boy. The boy cashier knew nothing of the intensity of my discomfort in front of his counter (Loya, 2004 : 345).

Loya n’a aucune façon d’afficher son attachement à des « valeurs pacifistes ». Personne ne peut avoir accès à ses convictions intimes, d’où son sentiment de se sentir « like a ghost

inhabiting a citizen’s space » (Loya, 2004 : 346). Sa conversion passe inaperçue. Si ses

nouvelles convictions ne sont pas visibles, reste toujours le risque de trahir ses convictions passées, d’être hanté par elles. Il en viendra donc à faire de sa carte d’identité de prisonnier un signe visible, une preuve, que son passé est bien derrière lui. Par exemple, le jour de sa sortie de prison, Loya doit prendre l’avion pour retourner chez lui. Alors qu’il discute avec une passagère, il lui dit qu’il vient de passer huit ans en prison. Elle lui demande pourquoi il était en prison et c’est à ce moment qu’il sent qu’il doit prouver son passé : « I pulled out my prison

ID, emboldened by the favorable impression it had earlier made on the teller. Here’s the

proof » (Loya, 2004 : 349). Néanmoins, il demeure toujours une certaine suspicion. Dans une entrevue réalisée par une journaliste, celle-ci mentionne : « Once the con man has convinced

you he’s a con man, how do you know you’re not still being conned? » (Avni, 2004).

À la lumière des exemples précédents, la visibilité de la trajectoire semble être un passage obligé pour une personne de couleur qui se convertit à ce qu’elle considère « bien » et dont la conception du « bien » est étroitement liée à la « blanchité ». Avec sa deuxième trans- formation et contrairement à la première, Loya vit donc un changement de position de sujet qui ne s’accompagne toutefois pas d’une subjectivation, au sens où rien ne le fait exister comme « pacifiste », outre ses témoignages médiatiques qui sont soit inconnus de ceux qu’ils rencontrent, soit difficiles à croire. La trans-formation de Loya agit comme un basculement de ses convictions intimes dans l’espace public (d’abord imaginé puis médiatique) dont il n’a cependant pas le luxe de pouvoir cacher la genèse, comme pouvait l’avoir Claudel. Pour que son soutien renouvelé à certaines valeurs publiques soit reconnu, il doit s’appuyer

publiquement sur ses convictions intimes exposées dans le détail dans son autobiographie ou sur sa carte d’identité, seules façons de leur donner une visibilité.

Chapitre 5

Mlle Pigut : les moyens de ses convictions

Nathalie Eyraud, alias Mlle Pigut (Petites idées pour grandes utopies), 30 ans, est une véritable vedette du monde « bio » et « végé » en France et plus largement dans la francophonie. Connue pour ses livres de recettes, son blogue (pigut.com) et ses cours de cuisine, elle a été élue Miss Bio par le magazine Féminin Bio en 2013 et invitée du salon international Paris Vegan Day la même année. Mlle Pigut s’est « convertie »103 au végétarisme à l’âge de treize ans et est depuis quelques années végétalienne104. Elle se décrit également comme une « amoureuse de la nature, des voyages, de randonnées, de photographie, de rencontres, férue de cuisine, captivée par les méandres de la nutrition, avide de créer, stimulée par le recyclage » (Pigut, s.d.).

Le traitement de ce dernier cas sera légèrement différent des précédents pour deux raisons. D’abord, la trajectoire de conversion y est moins traitée, puisque Mlle Pigut semble y accorder une importance moindre qu’à ses pratiques actuelles. Par exemple, sur son blogue, on ne retrouve qu’un article portant le « tag », l’étiquette, « devenir vegan » dans lequel elle relate assez sommairement sa trajectoire.105 Elle diffère en cela de Blanc et Loya qui ont consacré un livre à leur trajectoire et se rapproche davantage de Claudel qui a consacré à son récit de conversion que huit pages qui, rappelons-le, il n’avait pas souhaité écrire. Il est                                                                                                                

103 Mlle Pigut emploie elle-même le terme « conversion » à au moins une reprise lorsqu’elle interroge Françoise Degenne, une bénévole de l’Association Végétarienne de France, dans un billet de blogue : « Comment s’est passé ta « conversion » vers l’alimentation végétale? » (Pigut, 2010a).

104 Sur son site, Mlle Pigut propose ses « traductions » de termes souvent employés dans son blogue. Elle donne les définitions suivantes. Végétarisme : « Régime alimentaire excluant toute chair animale : toutes les viandes y compris les poissons et les fruits de mer, la gélatine, la présure, etc. » Végétalisme : « Régime alimentaire incluant uniquement des aliments d’origine végétale et excluant donc tous produits ayant une origine animale : les viandes mais aussi les oeufs, le lait, le miel, etc. » Végéta*isme : « ce terme est employé pour désigner à la fois le végétalisme et le végétarisme. » Vegan : « Personne tentant d’exclure tout produit issu de l’exploitation d’animaux de sa vie. Cela concerne tous les produits de consommation courante comme les vêtements, la nourriture, les objets divers, mais aussi les loisirs et les choix de vie » (Pigut, 2010b).

105 Les autres rubriques de son site portent plus spécifiquement sur des pratiques. En grande majorité, les articles portent sur des recettes végé, mais on retrouve aussi des sections « Vie pratique » et « Réflexions » sur lesquelles je m’appuierai pour construire ce cas.

également notable que sa conversion ait débuté durant son enfance alors qu’elle n’a pas les moyens de suivre pleinement ses convictions. En effet, être vegan demande des moyens de tous les instants, car cette conviction implique la matérialité de la vie quotidienne, tout comme le « changement de sexe » de Blanc. Deuxièmement, ce cas sert à synthétiser certains constats et parallèles dressés au cours de l’analyse des quatre cas. La trans-formation de Mlle Pigut m’amène à considérer une autre articulation entre des convictions intimes et des valeurs publiques alors que la publicisation de ses valeurs personnelles passe davantage par des descriptions anecdotiques d’évaluations quotidiennes que par un récit biographique. Cette spécificité de ce cas m’amène à reconsidérer les limites de la notion de trans-formation pour appréhender des trajectoires auxquelles l’observateur a plus difficilement accès, car les différentes étapes la constituant sont peu documentées ou publicisées.

« Vegetarians in western cultures, in most instances, are not life-long practitioners but

converts » (Beardsworth, Keil, 1992 : 253). Cette citation montre bien que les végéta*iens

adoptent une trajectoire qui diffère des normes et des valeurs majoritaires dans les sociétés occidentales contemporaines106. En effet, la plupart des végéta*iens sont nés dans des familles omnivores. Un article de McDonald (2000) compare d’ailleurs directement cette conversion alimentaire à la conversion religieuse et tente d’en élaborer un modèle théorique en plusieurs étapes qui s’apparente aux modèles psychologiques proposés pour rendre compte des conversions religieuses. Toutefois, comme pour les autres cas, je ne m’intéresse pas à la conversion en tant que processus d’apprentissage, mais plutôt à la conversion comme concept sociologique et à ce qu’elle peut révéler. Je ne souhaite pas non plus adopter l’analogie religieuse qui, comme je l’ai montré au premier chapitre, est étroitement associée à une « lecture préférée » qui comporte des limites importantes. D’ailleurs, le cas que j’analyse ici ne contient aucune référence religieuse, contrairement à certains cas documentés par McDonald (2000) et Hirschler (2011) dans le contexte états-unien. En revanche, dans le cas de Mlle Pigut comme dans les cas analysés précédemment, le vocabulaire des valeurs et des convictions est omniprésent. Hirschler (2011 : 2) cite d’ailleurs une étude qui révèle que 82 %

                                                                                                               

des personnes devenant vegans le font pour des raisons morales ou éthiques107. Dans une enquête qualitative réalisée par Beardsworth et Keil (1992), les préoccupations des individus qui sont devenus vegans pour des raisons morales ont principalement trait « to issues of

animal welfare and animal suffering, often closely linked to the idea that the exploitation of animals for food is ethically unacceptable » (p. 269). Avec le cas de Mlle Pigut, c’est donc

sous cet angle que j’aborderai la conversion au véganisme, c’est-à-dire comme une façon alternative de se référer aux valeurs publiques sous-tendues par le régime alimentaire omnivore. À l’appui de convictions et d’évaluations intimes dans son quotidien, Mlle Pigut modifie la façon de se rapporter à des enjeux de société plus larges.