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Les moyens de vivre selon ses convictions 186

Chapitre  3.   Michelle Blanc : une conversion d’un autre genre 109

5.2.   Les moyens de vivre selon ses convictions 186

L’accès à la publicisation n’est pas neutre, ce qui apparaît clairement dans le cas de Mlle Pigut qui peine à faire reconnaître ses convictions intimes dans son propre domicile. Lorsqu’on est une enfant de treize ans convaincue que les animaux ne sont pas des aliments, vivre en accord avec ses convictions n’est pas toujours facile, voire même possible. Un enfant de cet âge n’est généralement pas encore responsable de ce qu’il retrouve dans son assiette. Néanmoins, en vieillissant, Mlle Pigut tiendra de plus en plus ses « valeurs vegans » comme non négociables :

En effet, il est très important pour moi que mon comportement soit en accord avec les principes de vie auxquels je crois.

Du reste, je ne crois pas en l’idée de la société telle qu’elle nous est présentée aujourd’hui, je pense que le bonheur est ailleurs et cet ailleurs je tente de [m]’en approcher pas à pas. Ma Grande UTopie, je la construis jour après jour avec vous et nos Petites Idées (Pigut, s.d.).

Selon Hirschler (2011), la possibilité pour un végétarien de synchroniser ses valeurs et ses actions est source d’un confort psychologique (p. 164). Mlle Pigut, en sus de tenir à mettre en pratique ses valeurs, tient à marquer sa dévalorisation de l’ordre moral dominant qu’elle juge injuste et inégalitaire envers les animaux. Différemment des trois cas précédents, les valeurs de Mlle Pigut ne sont pas que minoritaires, mais contestataires, du moins à ses yeux. Également, dans les cas de Claudel et de Loya qui aspirent à des valeurs majoritaires, l’accent n’était pas autant mis sur la mise en pratique, et donc en visibilité, des valeurs, soit parce qu’elles « vont de soi » (Claudel et le catholicisme) ou qu’aucun signe ne les démarque (Loya avec la blanchité). La conversion de Blanc demandait quant à elle un effort majeur de modification de ses pratiques pour être à même de vivre selon ses convictions minoritaires (on ne peut selon elle se sentir femme dans un corps d’homme sans changer de sexe).

Dans le cas d’une enfant, vivre en accord avec des convictions minoritaires pose des défis particuliers. À ses dix ans, lorsqu’elle a « su » qu’elle ne voulait plus manger d’animaux, Mlle Pigut a dû faire face aux réticences de sa mère : « Mais voilà, à ce moment là, ma mère m’a expliqué que je ne pouvais pas me passer de viande parce que j’étais en pleine croissance [en réalité, on peut être végétarien ou végétalien toute sa vie]. Me sentant face à un mur, j’ai

décidé d’attendre » (Pigut, 2014, la précision entre crochets est de Mlle Pigut). Elle dépend de ses parents, de sa mère en l’occurrence, pour vivre en accord avec ses convictions qui sont perçues comme étant des caprices d’enfant. Cela peut paraître étonnant considérant que son père est végétarien, mais la cuisine semble être du ressort de la mère dans cette famille. Les rapports domestiques sont ici bel et bien genrés. Néanmoins, on constate que les rapports de genre et possiblement de classe jouaient un rôle indéniable. La cuisine est l’affaire de la mère et les repas ne consistent qu’à faire le plein d’énergie sans grand égard pour le « goût » :

Ma mère a été agacée par cette nouvelle [de son végétarisme] et ne m’a pas vraiment soutenue ou encouragée. Moi j’étais au début de l’adolescence, j’ai dû me débrouiller comme je pouvais au niveau pratique. La structure et la quantité des repas n’ont pas changé à la maison, comprenez qu’il n’était pas prévu plus de légumes pour moi par exemple. Nous étions 4 enfants, c’était compliqué et je n’allais pas recevoir de traitement spécial. J’ai donc mangé les mêmes repas, la viande en moins en me rabattant sur le pain et le fromage pour manger à ma faim (l’idée du siècle!). Il faut dire qu’à l’époque, les infos sur le végétarisme ne courraient pas les rues, surtout pas celles de mon petit village. Résultat, à la maison où plaisir de la table était une expression quasi inconnue, comme à l’école où la gastronomie ne semble pas avoir sa place, les choses ne sont pas allées en s’améliorant pour moi (Pigut, 2014).

Sa mère a finalement fait certains ajustements pour accommoder Mlle Pigut et elle a elle- même appris à se débrouiller pour manger en accord avec ses convictions :

Avec le temps, ma mère a fait des efforts pour me faire plaisir en cuisinant par exemple des lasagnes aux légumes quand elle préparait des lasagnes à la viande. Quand mon père faisait la cuisine, c’était sympa puisqu’il aimait improviser et utiliser des épices, et qu’il ne glissait évidemment aucune viande dans ses plats. Parce qu’en fait, il faut bien comprendre que j’ai passé les premières années à trier ma nourriture, surtout à la cantine où rien n’était prévu. Enlever le jambon ou le bacon d’une quiche ou tarte, j’ai pratiqué abondamment (Pigut, 2014).

Lorsque son père cuisinait, ce qui semblait être l’exception plutôt que la règle, elle bénéficiait d’un répit. Ce n’est cependant qu’à l’université qu’elle acquerra pleinement son indépendance dans ses choix alimentaires, tout en conservant les moyens de vivre selon ses convictions :

Avec la fac, vint le moment de quitter ma famille qui s’accompagna d’une plus grande indépendance alimentaire, youpie ! J’étais alors végétarienne depuis à peu près 4 ans et j’ai enfin pu décider de ce que je mangeais. Mes parents payaient toujours pour mon alimentation, mais je pouvais choisir ce que je mettais dans mon assiette chaque jour. Oh bonheur ! (Pigut, 2014).

Le choix de ses aliments n’est évidemment pas tout ; il fallait qu’elle ait les moyens de ce choix grâce à ses parents. On pourrait croire qu’un régime sans viande serait plus économique, mais l’enquête de Beardsworth et Keil (1992 : 269) révèle que les participants sont ambivalents sur cette question. Aujourd’hui, on pourrait également ajouter que les produits biologiques consommés par certains vegans, comme Mlle Pigut, coûtent généralement plus cher108. De plus, vivre en accord avec une telle conviction est seulement rendu possible dans le contexte d’une économie mondialisée qui rend accessible, à une minorité aisée, une diversité de produits tout au cours de l’année (Beardsworth, Keil, 1992 : 289-290)109. Pour Mlle Pigut, la question des moyens de vivre selon ses valeurs ne se pose plus, puisqu’elle vit de ses valeurs en commercialisant des recettes végé et ses compétences culinaires. La trajectoire de Mlle Pigut étant présentée de façon moins organisée et linéaire, la possibilité de lier entre elles publiquement ses différentes évaluations anecdotiques devait passer par une pratique cohérente susceptible d’être recevable. En vivre était certainement un bon moyen de crédibiliser publiquement ses convictions intimes qui autrement apparaissaient être de simples caprices. L’existence publique comme vegan ne semble toutefois pas aussi accessible à tous et à toutes.