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La conversion, de l’intimité à la publicité 140

Chapitre  3.   Michelle Blanc : une conversion d’un autre genre 109

3.5.   La conversion, de l’intimité à la publicité 140

Cette seconde étude de cas a permis de mettre en lumière trois choses. Premièrement, la déconstruction des catégories biologiques et médicales généralement employées pour expliquer les trajectoires trans interroge « la capacité de la sociologie à le[s] décrire en termes eux-mêmes détraditionnalisés » (Macé, 2010 : 512). Avec le cas de Michelle Blanc, j’entrevois la façon dont le concept de conversion permet de lire ces trajectoires comme mettant en jeu des convictions intimes et des valeurs publiques. Deuxièmement, mobiliser le concept de conversion pour lire cette trajectoire donne à voir comment sont interpelées de

façon similaire des convictions qualifiées « d’identité de genre » ou « religieuses », loin d’être incommensurables. Troisièmement, la mise en lien des cas de Claudel et de Blanc expose comment la publicisation de deux trajectoires de conversion peut produire ou non des positions de sujet auxquels s’identifient les acteurs. Claudel, homme blanc de l’élite française, peut résister à la position de sujet qui lui est assignée, car son changement de rapport aux valeurs ne le place pas dans une situation minoritaire par rapport aux valeurs publiques dominantes. Blanc, au contraire, modifie son rapport à la « féminité » pour en faire un déterminant de ce qui fait sa valeur comme personne. Elle se sentira « vraie » que lorsqu’elle sera « femme à 100 % ». Ce changement la constitue dans une position de sujet minoritaire par rapport à sa situation précédente. Le passage des valeurs de l’intimité à la publicité qu’implique une trans-formation repose sur des conditions de publicisation, notamment dictées par des lectures préférées, et ayant des effets différenciés selon les positions sociales. Ces conséquences ne peuvent être saisies qu’à la lumière du sens que revêtent certaines valeurs dans une configuration particulière. À chaque fois que l’on parle de valeurs et de convictions ou que l’on refuse de le faire, il y a un sens à chercher que la notion de trans- formation, à l’appui de cas particuliers, peut révéler.

   

Chapitre 4

Joe Loya : une conversion inaperçue

Joe Loya est un Mexican American né en 1961 et élevé dans une famille pauvre de Montebello en Californie. Il s’est fait connaître par son autobiographie The Man Who Outgrew

His Prison Cell. Confessions of a Bank Robber (2004) qui a exposé au grand jour son histoire,

de sa jeunesse marquée par un père violent et le décès de sa mère, à sa vie de criminel. Aujourd’hui auteur, essayiste et collaborateur de plusieurs journaux, ses plus de trente cambriolages de banques frappent davantage l’imaginaire que ses deux années passées en isolement carcéral dans une prison « supermax »91, d’autant qu’il se présente aujourd’hui comme un ardent pacifiste. Ses anecdotes cocasses de voleur de banques et de mutilation d’un codétenu — il lui a arraché un morceau d’oreille avec ses dents – ont attiré l’attention, au point où il en a fait un one-man show (2012).

Au-delà ou en deçà de ces histoires extraordinaires, j’ai, comme dans les cas précédents, souhaité m’attacher à lire l’histoire de Loya comme une conversion ordinaire, c’est-à-dire en prenant au sérieux ses descriptions de sa vie sans me limiter aux quelques événements qui frappent l’imaginaire du lecteur. C’est d’ailleurs principalement sa période passée en prison, et surtout en isolement, qui retient mon attention, même si je prendrai soin d’exposer des éléments d’interprétation clés à partir de sa trajectoire biographique. Il y avait en effet la possibilité d’insister davantage sur ce que l’on pourrait appeler sa première conversion, soit celle d’enfant modèle à voleur de banques, ou sur sa seconde qui fait de lui un « pacifiste » en refermant la parenthèse criminelle. Mon choix de me concentrer sur la seconde, sans toutefois écarter la première ainsi que sa sortie de prison, réside dans son intérêt                                                                                                                

91 Les prisons « supermax » sont des prisons à sécurité maximale. On estime à 80 000 le nombre de détenus enfermés dans leurs minuscules cellules d’isolement, selon Boulet-Gercourt (2014). « Faites l’expérience : marchez trois pas dans le sens de la longueur, deux dans celui de la largeur. C’est la taille de votre univers. Imaginez les murs. La table soudée à une paroi, le tabouret, le lit, le lavabo, la cuvette des WC » (Boulet- Gercourt, 2014).

théorique. Jusqu’à présent, j’ai analysé deux cas de conversions ayant fait l’objet d’une attention publique soutenue au cours même de leur déroulement : Claudel avec l’intervention d’un père dominicain et Blanc avec sa conjointe, ses collègues et psychologues. Or, dans le cas de Loya, ce que j’appelle sa seconde conversion débute alors qu’il est placé en isolement carcéral, donc soustrait au regard public. Cette troisième étude de cas vise donc à approfondir l’analyse de ce qui peut se jouer dans l’intimité des personnes vivant une conversion conçue comme un changement de rapport aux valeurs, ici de ses conceptions du « bien » et du « mal », de la légitimité publique de l’emploi de la force. En bref, le cas de l’isolement carcéral donne à voir comment une trans-formation implique les convictions intimes d’une personne en rapport ou non avec les valeurs publiques. Le point de basculement de l’intimité à la publicité, présent chez Claudel et chez Blanc, se retrouve-t-il dans cette conversion « au cachot » ? On verra qu’une conversion a bel et bien toujours un auditoire, présent ou imaginé, qui assure le lien avec les valeurs publiques et prépare possiblement la publicisation de la conversion (selon la position sociale de la personne et dans la mesure où elle a les moyens de cette publicisation). Loya nous transporte du côté d’une trans-formation passant inaperçue dans le quotidien de l’individu en question mais servant tout de même de levier pour l’affirmation de valeurs majoritaires.

Parce que la conversion de Loya se produit en retrait de tout regard public, la façon dont opère sa trans-formation apparaît à nu. Se donne alors à voir l’équilibre mental que tente de maintenir le détenu : « These texts [les autobiographies écrites en prison] help us appreciate

that, outside the narrative, the self of an autobiographical narrative is in fact in a state of mobile equilibrium, and that the process of narrativizing helps the individual to half discover and half create the self » (Ndlovu, 2012 : 16). Comme le décrit Loya, l’isolement carcéral se

résume à l’intimité la plus insupportable – et, il faut le dire, à de la torture – et donne donc matière à réfléchir « about what exactly an autonomous ‘self’ is and where its boundaries are

located » (Ndlovu, 2012 : 17). Loin des cas de Claudel et Blanc qui voient leurs convictions

intimes être publicisées au moment même où elles se transforment, Loya se retrouve à devoir composer seul avec ses convictions en déroute. Par ailleurs, le cas de Loya se distingue des trajectoires à la fois plus dramatiques et plus « normales » des jeunes issus d’une trajectoire de délinquance et de consommation, soit le profil type des jeunes hommes emprisonnés

(Chantraine, 2003). En effet, Loya a emprunté une trajectoire délinquante relativement tard dans sa vie et ne consommait pas de drogue. De plus, bien qu’il soit né dans une famille relativement pauvre, il a pu bénéficier de plusieurs avantages des enfants de la classe moyenne (école privée, accès à la lecture, argent de poche, etc.) Sa trajectoire est par ailleurs tout à fait banale au regard de la proportion de personnes de couleur emprisonnées dans le comté de Los Angeles (48% sont Latinos et un tiers Blacks) (Wacquant, 2002 : 374)92.

La publicisation de son changement de rapport au « bien » et au « mal », mais peut-être surtout de son ancienne vie de criminel, font apparaître sa conversion comme exceptionnelle et extraordinaire dans l’arène publique. Dans les lettres ouvertes que Loya publie dans différents journaux étatsuniens, il réfère constamment à son passé criminel et à ses convictions anciennes et actuelles. Par exemple, dans le San Francisco Gate, il lie une expérience d’enfance avec l’enjeu de la peine de mort aux États-Unis :

When I was 16 years old I stabbed and almost killed my brutal father. He never broke another bone in my body. Under almost any moral code, I was entitled to stab my father since I did it in self-defense. But there is a way that having a right to do something doesn’t necessarily make something the right thing to do. […]

In a solitary confinement cell, where I decided to alter the violent criminal trajectory of my life, I realized that emancipation from violence cannot be underwritten with more violence. So I diminished my strong impulse for retribution, what I considered the root of all my thuggery, and I became a pacifist (Loya, 2009).

Dans le L.A. Times, il renvoie à son changement de rapport à la violence pour condamner les attentats du 11 septembre 2001 :

He [un individu suspecté d’avoir des liens avec Al Qaïda] and I could have been good friends in prison.

Seven years ago, from my federal prison cell, I watched on television the destruction of the Alfred P. Murrah Federal Building in Oklahoma City. My first thought: "Good, the U.S. government needs to suffer some casualties in this war on crime. They need to learn that it ain’t no fun when the rabbit’s got the gun." […] Today, Jose Padilla and I could no longer be friends. On TV, I saw the World Trade Center bombing and I felt sorrow for the gaping hole torn in the body politic.

                                                                                                               

92 Données de 1996 tirées de Los Angeles County Sheriff’s Department, 5th Semiannual Report by Special Counsel Merrick J. Bobb and Staff, mimeograph, February 1996.

I was repulsed by the carnage because today my heart doesn’t celebrate hate or mayhem. I’m no longer at war with the government--or with myself (Loya, 2002).

À travers l’étude de la conversion de Loya, je chercherai à comprendre comment il en est venu à parler publiquement de changements dans ses convictions, vécus hors de toute attention publique, dans des lettres à saveur politique qui auraient très bien pu être argumentées sans ces références à son passé et à son intimité. Cette troisième étude de cas vise à enrichir la réflexion amorcée avec les deux cas précédents en abordant une autre articulation entre changements de convictions intimes, valeurs publiques et publicisation. La trans-formation de Loya illustre une autre modalité du basculement de l’intimité à la publicité.