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Parler de ses valeurs : aussi une question de genre 188

Chapitre  3.   Michelle Blanc : une conversion d’un autre genre 109

5.3.   Parler de ses valeurs : aussi une question de genre 188

La situation familiale de Mlle Pigut se démarque au niveau des rapports genrés normalement associés au végéta*isme. En effet, les femmes sont généralement majoritaires à éviter les régimes carnés (Beardsworth, Keil, 1992 : 256, 277), alors que c’est le père de Mlle Pigut qui est végétarien et sa mère qui se montre réticente. On a cependant vu que sa famille                                                                                                                

108 Selon une enquête réalisée en France par consoGlobe, les produits « bios » seraient en moyenne 35 % plus chers que les produits non bios des marques de distributeurs, tandis que la différence serait presque nulle avec les produits non bios des grandes marques (consoGlobe, 2008).

109 Harper (2013) dénonce l’implicite selon lequel tous auraient les moyens d’être vegan : « Access doesn’t just mean geographically ‘close’, but also includes monetary access as well. Implicit in this guide is that everyone has the privilege of consumer choice and the money to enact it. There is a significant discrepancy between those who can afford and get transportation access to a diverse variety of produce versus those who cannot. The former are predominantly white middle to upper middle class demographic; the latter tend to be non-white and/or low- income populations » (p. 28).

n’échappe pas pour autant à la division sexuelle des tâches domestiques. Les rapports de genre surgissent également sous un autre angle et semblent commander une publicisation différenciée des convictions. On en retrouve un écho dans un commentaire d’une internaute sous le billet de blogue de Mlle Piugt « Partager ses convictions » :

Je remarque d’ailleurs que dans beaucoup de commentaires, cela revient, ce désir de ne pas déranger, de ne pas « provoquer » pour ne pas être attaqué, qui fait qu’on a du mal à assumer son véganisme ou simplement à franchir le pas et aller « jusque là », par peur d’être traité(e) d’extrémiste.

Et bizarrement, cela revient souvent dans les commentaires féminins, surtout français. Et là mon sang de féministe ne fait qu’un tour !!!! Mais bien sûr !!!!!!! C’est ça qu’on nous apprend, à nous les femmes, ne surtout pas déranger, ne pas être « extrémiste », « stridente », etc etc …. Sous peine, ô malheur, de voir s’éloigner notre « féminité »…. Je ne suis pas sûre que les végétaliens hommes fassent autant d’efforts pour ne pas froisser leur entourage et …boudiou, ‘tain, tain, là, pour le coup, yz ont RAISON !!!!!!!! » (geraldine sur Pigut, 2012).

Cette internaute fait remarquer aux autres intervenantes sur le blogue de Mlle Pigut que les convictions des femmes végéta*iennes seraient moins bien reçues publiquement que lorsqu’elles sont exprimées par des hommes. Dans son entretien avec son amoureux qu’elle propose sur son blogue, Mlle Pigut ajoute une autre dimension à ces rapports de genre. Selon elle, les gens auraient tendance à penser qu’un homme végéta*ien est nécessairement influencé par une femme contrôlante :

J’ai remarqué que parmi les omnivores peu informés, beaucoup imaginent les végétaliens comme étant principalement des végétaliennes, aigries, détestant la viande et mangeant de l’herbe à longueur de journée. Je n’ai jamais vraiment compris d’où provenaient ce genre de raccourcis. En tout cas, si certains arrivent à s’imaginer des végétaliens différemment, on reste souvent dans des à priori particulièrement étranges. Alors si c’est un homme végé, il est probablement dominé par sa compagne (elle-même mangeuse d’herbe aigrie) à laquelle il obéit sans broncher, et il porte des sarouels en mangeant des petits pois… (Pigut, 2012b). Ces deux perspectives sur les rapports de genre associés au véganisme semblent paradoxales. D’un côté, les végéta*iennes ne devraient pas exprimer publiquement leurs convictions sous peine de voir leur « féminité » être dépréciée. D’un autre côté, les hommes seraient eux aussi susceptibles de perdre leur masculinité en adoptant un régime végéta*ien. Adams (2010) a d’ailleurs relevé les liens existant entre le fait de manger de la viande et un idéal de

masculinité et de virilité110. En somme, il semble qu’il vaut mieux taire ses convictions vegan si l’on tient à son identité de genre. Ces perceptions et vécus ne sont évidemment pas une règle générale, comme en témoigne le cas de Mlle Pigut qui parvient à publiciser largement ses nouvelles convictions. La réponse de Mlle Pigut aux commentaires de « geraldine » (voir plus haut) est éloquente : « Merci pour ton témoignage ! Et oui, ça fait du bien d’être en accord avec soi-même et je pense effectivement que le message passe mieux dans ce cas là » (Pigut, 2012). Elle ne relève pas la colère de « geraldine » sur les rapports de genre pour plutôt répondre de façon « neutre » en soulignant qu’il est plus facile de communiquer ses convictions lorsque l’on est en accord avec soi-même. Or, nous avons vu que vivre en accord avec des valeurs végéta*iennes n’est pas aussi facilement accessible à tous. Les connotations genrées associées au végéta*isme motivent probablement aussi l’homogamie qui caractérise leur choix de partenaire. Dans l’entretien avec son amoureux sur son blogue, Mlle Pigut lui demande ce qui suit :

Pourrais-tu aujourd’hui t’imaginer en couple avec une personne qui ne serait pas sensible à tes idéaux ? Quels avantages vois-tu à partager ta vie avec une personne ayant fait les mêmes choix éthiques que toi ?

Je [son amoureux] ne pourrais pas partager ma vie avec une personne qui n’ait pas au moins commencé à faire un début de cheminement intellectuel vaguement anarcho-végétalien. Si les premiers pas sont faits, je sais que le reste suivra.

Les avantages, c’est simplement de pouvoir se comprendre sur les sujets importants de la vie… (Pigut, 2012).

Son amoureux, avec ses références politiques explicites, ne semble absolument pas craindre une quelconque association avec des valeurs minoritaires, voire même il recherche une telle association. Peu importe la façon dont il parle de ses valeurs, c’est Mlle Pigut qui risque d’être taxée de radicalisme, car, selon les commentaires des internautes, elle serait considérée au moins en partie responsable du changement de rapport aux valeurs de son copain. Le passage de l’intimité à la publicité caractéristique d’une trans-formation apparaît soumis à des critères                                                                                                                

110 « In the first chapter of The Sexual Politics of Meat, I propose that a link exists between meat eating and notions of masculinity and virility in the Western world. Meat eating societies gain male identification by their choice of food creating an experience of male bonding, in steak houses or fraternities or over the barbecue. Meat eating bestows an idea of masculinity on the individual consumer with ideas that men should eat meat and women should serve meat » (Adams, 2010 : 303). Adams va plus loin en révélant que, dans les sociétés occidentales contemporaines, les femmes sont souvent animalisées et les animaux féminisés (2010 : 304). Il en résulte selon elle une représentation des femmes comme prêtes à la consommation masculine, ce dont témoignent les publicités représentant littéralement les femmes comme des morceaux de viande.

genrés, phénomène que j’ai également observé dans les cas de Claudel et de Blanc. Ce constat atteste l’hypothèse déjà formulée selon laquelle la présentation publique de ses valeurs sur le mode d’un récit linéaire et téléologique serait davantage le fait d’hommes, tandis que les femmes devraient présenter leurs convictions comme une somme d’évaluations anecdotiques moins menaçantes qu’une posture politique comme « l’anarcho-végétalisme »… La trans- formation de Mlle Pigut n’en est pas pour autant moins profonde : le basculement de l’intimité à la publicité s’articule simplement différemment selon des « lectures préférées » de trajectoires socialement recevables.