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Retour sur une première conversion 145

Chapitre  3.   Michelle Blanc : une conversion d’un autre genre 109

4.1.   Retour sur une première conversion 145

La trajectoire de Loya peut être décomposée en trois temps : son enfance studieuse marquée par la violence de son père et la mort de sa mère ; sa parenthèse criminelle qui se conclut par huit années en prison dont deux en isolement ; et sa sortie de prison ayant vu naître sa nouvelle vie publique. Ces trois périodes sont reliées par deux conversions : la première le poussant à être « immoral » selon ses termes et la seconde débutant en prison qui le fera renoncer à la violence. Une telle périodisation cache cependant certaines modalités de rapports aux valeurs publiques, certaines convictions, qui structurent l’ensemble de sa trajectoire, de façon similaire à ce que j’ai observé avec le cisgenrisme chez Blanc. Pour bien comprendre sa seconde conversion sur laquelle je me concentrerai, il est donc impératif de s’attarder quelque peu sur sa première afin de saisir la signification qu’il accorde à certaines catégories qu’il mettra en jeu.

4.1.1. Quand être « bon » signifie être « blanc»

Un élément central structurant le rapport aux valeurs de Loya n’a pas été relevé dans les divers comptes-rendus médiatiques de sa trajectoire : sa valorisation de la « blanchité » qu’il associe à une supériorité morale à laquelle il aspire. Cette aspiration de Loya à être un

middle-class White Anglo-Saxon Protestant (WASP) opère comme une matrice pour lire sa

trajectoire. Son père, ancien membre d’un gang de Mexican Americans, a tenu à lui assurer une éducation allant toujours dans le sens d’une valorisation de ce qu’il considérait être une forme d’idéal moral « blanc ».

Loya se considère comme un « nerdy kid » (Loya, 2004 : 50) et « bookish » (Loya, 2004 : 88), puisqu’il passe la majorité de son temps à étudier, à lire les livres que son père lui achète et à apprendre des passages de la Bible. Cette attitude favorable à l’étude est cependant orientée dans une direction particulière par son père qui souhaite l’éloigner de la culture mexicaine pour le faire accéder à ce qu’il considère « bien » (« good »), aux valeurs publiques majoritaires. Ce qui est « bien », ce qui est « moralement supérieur », est constamment associé à la fréquentation des milieux WASP de classe moyenne. Cette tendance se retrouve d’abord dans l’apprentissage exclusif de l’anglais par Loya, ses parents n’ayant jamais cru nécessaire de lui apprendre l’espagnol : « I knew what the words hermeneutic and exegesis meant before

I knew how to greet my great-grandmother in Spanish » (Loya, 2004 : 13). Il témoigne

d’ailleurs dans sa biographie de son malaise de ne pas avoir su bien comprendre l’espagnol alors que tout le monde dans son entourage le parlait (p. 19). Le rapprochement de la famille des milieux WASP passe également par leur conversion du catholicisme à une Église protestante évangélique :

The Church of the Open Door was a large, middle-class church. Very few brown, much less black, Angelenos attended services there. The church wasn’t actively inhospitable to us, more like cool, with manners foreign to young Mexicans of East L.A. Understandably, most of the new Protestants in Maravilla felt more comfortable at local Spanish-speaking churches, like the Mexican Evangelical Memorial Church (Loya, 2004 : 12).

La famille de Loya n’apparaît donc pas intéressée uniquement par le protestantisme, mais bien par un protestantisme blanc. Le choix par son père des écoles que Loya fréquentera est également marqué par cette recherche d’une association aux milieux blancs. Son père misant tout sur l’éducation de ses deux fils, il parvient à inscrire Loya dans une école privée où il se trouve être l’un des seuls Mexicains dans une classe de blancs de classe moyenne :

My father’s splurging took the sting away from the fact that the student body at Brethren Elementary School [école où il était inscrit après que sa famille ait

déménagé] was almost entirely white and middle class. […] The only way I felt

equal was academically. I was the best student in my classes (Loya, 2004 : 27).

Ces trois façons d’associer la famille aux milieux WASP de classe moyenne, soit par la langue, la religion et l’éducation, ont imprégné Loya d’une certaine conception du « bien » : « parents trained me to desire “good,” to consider the moral consequences of my thoughts

and behavior » (Loya, 2004 : 29). Jusque-là, il croyait appartenir à un futur chrétien

blanc : « Even though I was the chocolate-brown dot in all my early school group photos, I

nonetheless drew myself, on that Thanksgiving tableau – me with my Indio face – as a pink- cheeked white boy in black pilgrim clothing. Back then, I felt like I belonged to some brilliant, onward-marching, white Christian future » (Loya, 2004 : 54). Il est alors convaincu qu’il est

« blanc », ou du moins qu’il aurait dû l’être. Ces aspects de sa biographie et de ses convictions ne seront jamais repris dans les médias, l’accent étant toujours mis sur ses crimes.

4.1.2. Une familiarité avec la violence

Au cours de la maladie de sa mère, son père a commencé à frapper Loya et son frère de plus en plus violemment et fréquemment, que ce soit parce qu’il n’arrivait pas à réciter par cœur une leçon ou parce qu’il s’était fait battre par d’autres élèves après l’école. Après la mort de sa mère alors qu’il avait huit ans, ses « ideas of right and wrong » sont devenues « foggier » (Loya, 2004 : 41). Loya considérait alors le suicide, car il se trouvait « lâche » (« coward ») de ne pas savoir comment réagir devant la violence de son père :

We just became punching bags. One time, I was 16 and my brother was 14 and we were in the kitchen. My brother was washing dishes and I was drying them. My dad came in and just sucker-punched my brother in the back of the ribs. My brother winced. My dad leapt up and grabbed my brother’s hair and dunked his head into the soapy dishwater. He held it there for a second and then lifted it up. My brother was trying to breathe. Water was coming out of his nose. I was paralyzed. My dad did this three times. Then when he was done, he lifted his head out of the water, leaned in and he said: “You should have died instead of your mother” (Loya, dans

Lambert, 2009).

Avec la mort de sa mère, le remariage de son père, le divorce et la faillite, les scènes de violence s’accumulent dans la demeure familiale. Dans les mois suivants, la limite de

tolérance de Loya est atteinte. Il est désormais convaincu qu’il doit prouver sa valeur par des démonstrations de force : « I had to be more violent than the force of violence that oppressed

me » (Loya, 2004 : 133). Cette nouvelle valorisation de la violence le conduit à poignarder son

père, alors que celui-ci s’apprêtait à le frapper à l’aide de poids. Son père s’en sortira : il sera arrêté par la police puis évalué dans un hôpital de santé mentale avant d’être libéré trois jours plus tard. Il retrouvera la garde de ses enfants après s’être battu en cour. L’histoire de Loya a rapidement fait le tour de son entourage et lui a valu des encouragements et des mots de sympathie.

Cet événement, qu’il considère comme le « most powerful moment of his life » (Loya, dans Lambert, 2009), aura pour effet de débalancer son rapport entre sa conviction d’être « bon » et ce pour quoi il sera désormais reconnu, c’est-à-dire comme celui qui a attaqué son père : « My imagination had completely altered me in a way that humans are not supposed to

be altered » (Loya, dans Lambert, 2009). Plutôt que de modifier son rapport public à la

violence, ce sont ses convictions qui seront modifiées. J’emploie la forme passive du fait qu’il laisse entendre qu’il a été « altéré » par son imagination. Ce changement de rapport à la violence se serait en quelque sorte imposé à lui, de façon similaire aux conversions de Claudel et de Blanc qui sont également dépeintes comme indépendantes d’eux. Le sentiment de perte de contrôle qui accompagne ce changement de conviction le force à chercher un nouvel équilibre. Puisqu’il ne se retrouve plus dans ce qu’il considérait comme « bon », il se tourne vers la criminalité en s’appuyant sur le peu de référents ethniques mexicains dont il dispose :

I was a Mexican, and the idea of the Bandido was in my head. Pancho Villa, the folk hero of Mexico used to cross the border and rob banks and post offices and then return to Mexico. It seemed like it was my only option. I thought I could make a lot of money. So I got into the United States in a stolen car and went to rob a bank one day (Loya, dans Lambert, 2009).

Cette nouvelle conception de lui-même comme un criminel lui permettra de retrouver une cohérence entre la représentation qu’ont désormais les gens de lui, sa conviction qu’il faut assurer sa valeur par la violence et les moyens (notamment financiers) à mettre en œuvre pour vivre selon ses convictions. Cette première trans-formation met en scène un basculement d’une adhésion intime et non problématique à des valeurs publiques majoritaires (blanchité,

non-recours à la violence) à une valorisation publique de l’emploi de la force pour faire reconnaître sa propre valeur morale.

4.1.3. Quand blanchité et masculinité riment avec violence

Après avoir poignardé son père, Loya laisse entendre que son rapport au « bien » et au « mal » a radicalement changé dans un vocabulaire on ne peut plus manichéen :

All through my early religious education the idea that you bent your knee either to God or to Satan had been pounded into my head. So now that I was done with God, He became my foe. I adopted the Maoist view that the enemy of my enemy is my friend. I could comprehend my loss of faith only as a need for a new allegiance. And I was ready to offer my allegiance to another higher power. Now all I wanted was to be the same rand in Satan’s army as I had been in God’s (Loya, 2004 : 208).

Ce discours d’apostasie n’épuise cependant pas la complexité des convictions de Loya. Sa représentation du « bien » et du « mal » change effectivement au cours de sa trajectoire, mais il est indispensable de saisir l’articulation dans son esprit entre ces notions et son idéal « blanc » auquel il ne cesse jamais vraiment d’aspirer dans son for intérieur.

Sa nouvelle conception du « bien » passant par l’affirmation de soi par la force et la violence est d’abord inextricable de sa représentation de la blanchité WASP qui a en quelque sorte perdu son innocence. Sa conviction d’être blanc ne passe plus par la valorisation de l’éducation mais par la valorisation de la force. Loya trouve l’expression de cette représentation du « bien » en votant pour le Parti républicain, un geste qui le rassure dans sa blanchité imaginée :

I became the first Republican in my family anyway. Being raised among white kids whose parents had money and privilege made me sense my inferiority in my class and the color of my skin. Poverty had been a humiliation that stung me, so I’d be damned if I was going to allow myself to be poor forever. My vote was intended to secure a good future for the eventual wealth I imagined for myself (Loya, 2004 :

158).

It was my conviction that, like me, Republicans would do anything to get money and protect their power (Loya, 2004 : 211).

Par son appui au Parti républicain, Loya renouvelle son attachement à être « more American

than America » (Loya, 2004 : 97), c’est-à-dire à vivre selon une « white ethic – white, as in the White America motif of optimism and presumption » (Loya, 2004 : 55). Non seulement aspire-

t-il aux mêmes conditions de vie (pouvoir et argent) que les blancs, mais il y voit également une supériorité morale à laquelle il s’identifie, qui prendra tantôt la forme d’une valorisation de l’éducation et tantôt celle de la force. En s’appuyant sur le succès moral qu’il remporte vis- à-vis de son père, Loya réoriente son rapport aux valeurs publiques qui se manifeste par un changement d’adhésion politique.

Avec le début de sa vie de criminel, Loya se pense au-dessus de tout soupçon parce qu’il a la « whiteness all over [him] » (Loya, dans Lambert, 2009). Il justifie cette affirmation par sa fréquentation d’écoles privées. Or, il se rendra compte que le fait de partager certains éléments de la condition socioéconomique blanche ne suffit pas à faire oublier sa « couleur de peau » aux yeux des autres. S’il a toujours été ambivalent quant à savoir si les autres élèves le considéraient comme « blanc », ses premiers actes criminels lui confirmeront que sa conviction d’être « blanc » ne le protège en rien. Une conviction invisible et non marquée n’a pas d’existence sociale, à moins d’avoir les moyens de sa publicisation. Après son premier vol de banque, Loya tente de fuir au Mexique. En route vers la frontière, il se fait arrêter, non pas pour son vol de banque, mais pour être au volant d’une voiture qu’il avait volée. Cet événement lui vaut deux ans de prison : « I had elevated myself to Bank Robber » (Loya, dans Lambert, 2009). Loya est ensuite renvoyé à sa race lorsqu’il se fait à nouveau prendre après plus d’une dizaine de vols de banques. En effet, les policiers recherchent un voleur de banque qu’ils ont surnommé le « Beirut Bandit », car il avait soi-disant la peau foncée mais parlait trop bien anglais pour être un Mexicain… Loya s’approche alors d’une vie en accord avec ses convictions présentes qui passent par une valorisation de la force et de la masculinité. Ce qu’il valorise est alors dissocié de la blanchité : « bandido » et « macho » résumeront à présent ce à quoi il aspire, cependant toujours en lien avec sa conviction profonde qu’il aurait dû être « blanc ». Il est en effet convaincu que sa « goodness » aurait dû le faire apparaître comme « blanc » aux yeux de tous. Or, il réalise que sa couleur de peau est un signe visible indépassable pour les autres, ce qui l’empêche de publiciser sa conviction d’être « blanc » et « bon ». Lorsqu’il commence à modifier son rapport au « bien » et au « mal », les autres ne le

remarquent pas : « What surprised and concerned me about this change in me was that my

vision of things and what I placed value in – my developping obsession with the strange or wrong moment rather than the correct or coordinated moment – seemed not to affect others »

(Loya, 2004 : 63). À défaut d’être « visiblement blanc », devenir un criminel lui a permis de devenir visiblement « bon », selon sa nouvelle conception du « bien », en modifiant son rapport aux valeurs publiques de violence et de masculinité.

Son nouveau rapport à la violence n’est pas étranger aux associations qui se sont nouées au cours de sa trajectoire entre blanchité et masculinité. Devant son impossibilité d’être reconnu comme un « blanc », Loya se voit renvoyé autant à sa race qu’à sa masculinité déficiente selon la norme hégémonique (voir Schippers (2007) et la notion de « male

feminities » présentée au chapitre précédent) : « I was devastated. This blatant relegation of me to brown beta-male was a rejection I felt helpless to challenge » (Loya, 2004 : 116). Ce

constat intervient alors que le père d’une fille qu’il aimait bien lui interdit de le revoir à cause de ses origines mexicaines. Son père également renforce chez lui cette idée selon laquelle il ne doit pas être un « sissy » : « Then he said something about how he wasn’t going to have his

boy grow up to be a sissy » (Loya, 2004 : 93). Alors que Loya commence à craindre qu’il

puisse être un « sissy », il adopte une vision dichotomique de la masculinité :

I remember thinking later that night that the world had only two verdicts for guys : winner or loser. Winners were heroes who gained the respect of other guys. But losers could be treated any old way by the winners (Loya, 2004 : 94).

Une dichotomie qui s’est transformée en véritable ambiguïté morale avec les messages contradictoires transmis par son père : « The mixed messages from my father – the Gospel’s

“turn the other cheek” ethic versus the macho “don’t let the bullies whip your ass” ethic – disoriented me » (Loya, 2004 : 103). Puisque la première de ces options est associée à la

chrétienté blanche, soit à sa première conception du « bien », il se tourne vers la seconde qui est compatible avec la nouvelle idée qu’il se fait du « bien », soit celle du plus fort, celle associée au Parti républicain. De la même façon que pour la blanchité, c’est le fait d’avoir poignardé son père qui clarifiera les choses dans son esprit en le présentant malgré lui comme un « bad boy » : « I told my story often. My attack on my father had transformed me in the

de La Mancha » (Loya, 2004 : 142). Sa conception du « bien » comme démonstration de sa

valeur par la force, pratiquement comme un justicier, sera (temporairement) déconnectée de la blanchité pour être associée à un « machisme mexicain ». Loya cherche alors un nouvel alignement entre son intimité et la publicité qui en est faite. D’enfant studieux aspirant secrètement à devenir un WASP de classe moyenne, il devient un criminel convaincu qu’il peut démontrer sa supériorité morale par la force.

Se pose alors à nouveau la question de la visibilité de ce changement de convictions intimes. Comment faire valoir publiquement un tel changement qui est associé dans son esprit à une question de couleur de peau que les autres ne peuvent accepter de voir changer ? Lorsqu’il était un enfant modèle, on refusait de le reconnaître comme étant « moralement blanc ». Quand il commence à modifier sa conception du « bien », personne ne s’en aperçoit jusqu’au moment où il poignarde son père. Après cet événement, il sent qu’il doit agir différemment pour être en accord avec sa « supériorité morale » passant par la force : « Some drastic action was needed. So I finally started thinking about how to become who I

really was » (Loya, 2004 : 178). Il souhaite ainsi retrouver son véritable soi, comme Claudel

qui opère un retour à sa « race » chrétienne, et Blanc qui aurait dû être « femme ». Outre le début de sa vie criminelle, Loya tente de devenir un « vrai homme » en entretenant un nouveau rapport à la valeur publique de « masculinité » :

Real men don’t betray emotion. Real men aren’t touchy-feely. I needed to become stoic, to say no to P.D.A. (public displays of affection). I was a man now, and I needed to act like one. […] Reinvent myself. I’d become a solid man who wouldn’t need other men to correct him. […] From then on I committed myself to never betraying emotion (Loya, 2004 : 145).

Le changement de rapport aux valeurs publiques de Loya s’accompagne d’un changement de position de sujet. Il s’associe d’abord à ce qu’il concevait être les valeurs publiques majoritaires des WASP de classe moyenne, puis s’identifie désormais à une éthique de « bandido macho » passant par la valorisation de la force et de la masculinité qu’il dissocie de la blanchité. Avec sa première conversion, son identification à des valeurs publiques minoritaires aura donc un effet de subjectivation, de construction d’un nouveau sujet moral.

Il serait cependant trompeur de croire que Loya a délaissé son aspiration à la blanchité qui continue de structurer sa trajectoire. Toutefois, chez Loya, cette aspiration n’a jamais pu se