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Le changement de rapport aux valeurs : d’omnivore à vegan 181

Chapitre  3.   Michelle Blanc : une conversion d’un autre genre 109

5.1.   Le changement de rapport aux valeurs : d’omnivore à vegan 181

Mlle Pigut avait moins de dix ans lorsqu’elle a pour la première fois manifesté à sa famille son désir de ne plus manger de viande. Elle parle pour la première fois de sa trajectoire dans un billet de blogue en 2014, soit quatre ans après la création de son site web :

Je n’avais pas 10 ans lorsque j’ai annoncé à ma mère que je ne voulais plus manger de viande. Il m’est difficile de me rappeler exactement de cet événement et de cette époque, mais je crois que j’aimais tous les animaux et que je n’avais simplement pas envie de les tuer. Je trouvais illogique d’en câliner certains et d’en manger d’autres (Pigut, 2014).

Ainsi, manger des animaux devient pour elle immoral dans la mesure où elle les aime. Sa conviction naît de la valeur qu’elle accorde désormais à tous les animaux sans distinction. Cet « événement » dont elle parle semble s’apparenter au « moment de conversion » inexplicable auquel font également référence tous les cas analysés précédemment. Toutefois, comme Loya, elle évoque l’influence de son père, lui aussi végétarien :

Il faut savoir que j’ai toujours connu mon père végétarien. On ne peut pas dire que j’ai voulu suivre son exemple puisque je n’ai jamais entendu les raisons de son végétarisme, le sujet n’a pas été abordé à la maison. Toutefois, il m’en a                                                                                                                

107 Vegan Research Panel (2003). Cette enquête réalisée à partir d’un panel web a porté principalement sur des personnes vivant au Royaume-Uni (58 %) et aux Etats-Unis (25 %).

probablement donné l’idée. J’avais pu observer qu’il était fort (il était maçon et portait des sacs de ciment quotidiennement), qu’il ne mangeait pas que de l’herbe et qu’il était très en forme. Grâce à lui, j’ai toujours su que l’on pouvait être végétarien et vivre sans problème (Pigut, 2014).

On note ici la tentation du refus de l’explication biographique. Mlle Pigut, comme Loya, considère les attitudes et les comportements du père comme une condition de possibilité de la conversion : puisqu’il a rendu imaginable, concevable le fait d’être végétarien, il lui « en a probablement donnée l’idée ». Elle ne considère cependant pas qu’il y a eu une influence directe qui expliquerait sa conviction, car elle n’a « jamais entendu les raisons de son végétarisme ». Elle semble ainsi tenir à ce que cette conviction émerge d’elle-même et qu’elle précède toute rationalisation. Il s’agit d’une conviction profonde qui se cherche ensuite des arguments, comme Claudel qui trouvera appui chez des pères dominicains, Blanc avec la psychiatrie et Loya avec les livres sur la violence.

Sa nouvelle façon de valoriser la vie animale n’a pas résulté en un changement du tout au tout. Elle inscrit plutôt ses convictions et ses façons d’être dans la continuité, avec cette différence non négligeable qu’elle parvient aujourd’hui à les mettre pleinement en pratique :

Donc, petite, j’ai voulu arrêter de manger les animaux. Il semblerait que j’ai été quelqu’un de sensible, réfléchi et déterminé dès mon plus jeune âge, ces traits ayant je crois rendu pas mal d’adultes perplexes. En fait, rien n’a changé de ce côté[-]là, sauf que je peux à présent mettre en pratique mes décisions sans attendre l’aide ou l’aval de personnes plus âgées (Pigut, 2014).

La principale objection de sa mère à sa volonté de mettre en pratique ses convictions concernait les effets potentiels sur la croissance de sa fille. Mlle Pigut s’était alors mise à faire des calculs pour estimer la fin de sa croissance. Basée sur ses conclusions, elle décide à treize ans qu’elle a suffisamment attendu et qu’elle peut mettre en pratique son nouveau régime alimentaire : « L’été avant ma dernière année au collège, j’ai donc arrêté de manger de la viande, du jour au lendemain » (Pigut, 2014). À partir de simples évaluations nées du dégoût pour certaines pratiques impliquant des animaux et la valorisation de son père comme un « végétarien fort », Mlle Pigut dresse des liens avec des valeurs circulant dans l’espace public et auxquelles elle ne s’identifie pas encore. Cesser de manger de la viande relève alors uniquement de convictions intimes qui ne font pas l’objet d’une articulation publique.

Mlle Pigut tient à distinguer ce changement apparemment soudain d’autres convictions plus radicales auxquelles elle ne s’identifie pas, du moins pas encore :

J’avais vaguement entendu parler de végétaliens qui ne mangeaient pas de viande comme moi, mais évitaient aussi produits laitiers et œufs. Leur position me dépassait, je ne voyais pas en quoi le lait et les œufs faisaient le moindre mal… c’était probablement juste des extrémistes un peu fou[s] (Pigut, 2014).

Dans un premier temps, Mlle Pigut fait comme Blanc qui se distingue des transgenres et des minorités religieuses ou Loya qui se croit supérieur aux criminels « immoraux ». Ils souhaitent faire apparaître leurs nouvelles convictions comme moins différentes ou radicales que d’autres. Claudel n’a quant à lui pas à distinguer ses croyances puisqu’elles demeurent majoritaires et donc quasi incontestables. Pour Mlle Pigut, ce qui était pour elle des convictions extrêmes deviendra « banal » avec l’approfondissement de ses propres convictions qui passera par la rencontre de son amoureux et les voyages :

Quand j’ai rencontré mon amoureux, il mangeait peu de viande et ne buvait quasiment pas de lait de vache. Il n’était pas végé, mais faisait attention à sa santé et aimait beaucoup le lait de riz. En tout cas, je crois que ça m’a ouvert de nouvelles portes.

Plus tard, nous sommes partis ensemble en voyage. À cette même période quelque chose [a] changé pour moi, plus précisément il s’est passé quelque chose dans ma tête. Je ne sais pas bien ni pourquoi ni comment, peut-être que j’ai finalement lu des informations sur la production de lait et de fromage, je ne m’en rappelle pas. En tout cas, ça m’a subitement pris[e] aux tripes : pendant notre périple j’ai commencé à éviter tous les produits laitiers (Pigut, 2014).

Elle ne parvient pas à se remémorer exactement comment se sont produits ce renouvèlement et cet approfondissement de sa conversion. Elle l’associe tout de même à la rencontre de son amoureux, à un voyage ou à des informations qu’elle aurait lues, comme si elle refusait que ce ne soit pas le produit d’une réflexion murement réfléchie. Néanmoins, elle situe la source de sa conversion « dans sa tête » et ne sait « ni pourquoi ni comment » ce changement s’est produit. On retrouve encore une fois cette idée, forte également dans les autres cas, d’une conversion qui passe par un sentiment plus fort que soi, qui « te tombe dessus ». Cette conviction qui se traduit par un élargissement de la valorisation de toute vie animale et la dévalorisation de pratiques « cruelles » devient cependant rapidement « banale » : « Cuisiner sans ingrédients d’origine animale est d’une banalité sans nom pour moi. En fait, c’est devenu ma normalité. Bien sûr, manger dehors reste un peu compliqué, mais j’ai pris l’habitude de

m’organiser et puis les choses avancent un peu dans la restauration » (Pigut, 2014). Pour Mlle Pigut, les animaux ne sont tout simplement plus des aliments, puisqu’ils ont la même valeur qu’un humain (Pigut, 2014), et elle ne peut plus supporter de taire les souffrances animales (Pigut, 2012). Savoir ce qu’elle peut manger ou non n’est donc plus une question, au même titre qu’une personne omnivore qui ne s’interroge pas sur la valeur associée au fait de manger un aliment carné. À l’appui de ces évaluations « ordinaires », Mlle Pigut trouvera les ressorts d’une publicisation de ses valeurs qui les feront basculer de l’intimité de sa famille et de sa relation conjugale à la publicité.

Ses convictions intimes et ses pratiques alimentaires privées sont certes banales pour Mlle Pigut, mais ils n’en sont pas moins des vecteurs de politisation. Ses convictions vont revêtir une dimension plus complexe pour interroger des enjeux publics dépassant son amour des animaux :

Enfant, aimant les animaux, j’avais suivi mon intuition de ne pas les manger pour ne pas les tuer, et plus tard, d’arrêter les produits dérivés pour ne pas les faire souffrir. En prenant du recul, j’ai réalisé que si on n’avait pas besoin d’aimer les autres pour les respecter, cela s’appliquait à tous les êtres et pas seulement aux humains. Pas besoin donc d’être un « ami des animaux » pour leur reconnaître le droit de vivre pour eux-mêmes, cela concernait tout le monde.

J’ai enfin réussi à assumer le fait que je ne pouvais et ne voulais simplement pas cautionner l’exploitation sous toutes ces formes. Cette manière [de] voir les choses me semble parfaitement cohérente, saine et positive. Et pourtant cela est perçu comme « anormal » dans notre société où les vegans sont minoritaires et où les animaux sont considérés comme des choses. Mais n’ayant plus peur de penser différemment, j’ai vécu le véganisme d’une manière consciente et profonde. D’une histoire d’empathie et de compassion c’est devenu pour moi une question plus complexe où viennent se mêler justice et égalité entre tous les êtres (Pigut, 2014).

La modification de sa façon de valoriser les vies animales en privé a conduit Mlle Pigut à réviser son rapport aux valeurs publiques de justice et d’égalité. Sa représentation de ces valeurs s’inscrit dans le prolongement de ses convictions intimes. Toutefois, modifier son rapport aux valeurs publiques en s’appuyant sur des convictions minoritaires implique leur justification. Dans un billet de blogue intitulé « Partager ses convictions », Mlle Pigut insiste pour dire que son véganisme dépasse la simple préférence alimentaire :

je m’étais convaincue, comme beaucoup, que le végétarisme était un choix personnel et que je ne devais pas ennuyer les autres avec cela. C’était plus facile ainsi. Je considérai[s] « faire ma part » en ne mangeant pas les animaux et je ne me renseignais pas outre mesure sur leurs conditions de vie et de mort.

En devenant vegan, j’ai compris que ne pas tuer les animaux pour moi-même ne suffirait pas à enrayer la souffrance animale. C’est également à ce moment là que j’ai réalisé que la majorité des personnes qui m’entouraient n’avait finalement jamais compris que mon végétarisme était bien plus qu’une préférence alimentaire puisque j’en parlais peu… quel dommage (Pigut, 2012).

Il est ici intéressant de relever l’association que Mlle Pigut fait entre sa réserve sur ses convictions et leur reconnaissance par les autres. Ne pas publiciser ses convictions, du moins quand celles-ci sont minoritaires, revient à les rendre inexistantes pour les autres ou à les réduire au statut de « préférences ». On se rappelle Loya qui, aspirant à des valeurs majoritaires qu’il associe à la blanchité, ne parvient pas à se les voir reconnaître, car il ne peut les rendre visibles dans son quotidien. Contrairement à Loya toutefois, Mlle Pigut peut publiciser ses convictions intimes pour qu’elles soient reconnues comme telles publiquement, au point où elle se sent en mesure d’affirmer ses valeurs et d’évaluer publiquement celles des autres au regard des siennes:

En voulant respecter les opinions de chacun, je n’avais pas respecté les animaux dont je taisais les souffrances. Je me suis rendu compte qu’être vegan n’est pas une simple question de conviction ou de choix strictement personnel puisque cela ne concerne pas moi, mais les milliers de vies qui sont en jeu. Le respect des opinions n’a pour moi aucun sens lorsque ce sont des massacres à l’échelle planétaire qui sont défendus (Pigut, 2012).

Par sa trans-formation, elle confère une portée plus large à ses convictions qui remettent en question certaines valeurs publiques comme la normalité du régime omnivore qu’elle relègue au statut d’« opinion ». Les liens que Mlle Pigut tisse entre des évaluations anecdotiques de sa vie quotidienne et les valeurs publiques ne vont cependant pas de soi, d’où la nécessité de s’intéresser aux conditions de la publicisation nécessaire à l’accomplissement de la trans- formation.