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Le récit de conversion de Blanc 110

Chapitre  3.   Michelle Blanc : une conversion d’un autre genre 109

3.1.   Le récit de conversion de Blanc 110

Le récit de Michelle Blanc a été publié sous la forme d’une biographie écrite par Jacques Lanctôt (2012). Comme pour Claudel, l’idée de publier un récit ne vient pas d’elle : dans son cas, la demande provenait d’une éditrice intéressée par son histoire. À la différence de Claudel toutefois, son récit n’a pas une visée apologétique, bien que Blanc motive son acceptation de l’offre par la nécessité de sensibiliser le public à la réalité des transsexuels : « Merci aussi de comprendre ce chemin peu parcouru et de tendre la main à tous ceux qui l’entreprennent ou l’emprunteront aussi. Merci de comprendre que de la différence peut naître la contribution positive » (Blanc dans les « Remerciements », Lanctôt, 2012 : 188). La différence majeure avec le récit de Claudel réside dans le fait que cette biographie n’est pas une autobiographie. Malgré mes réticences préalables à utiliser ce récit compte tenu de l’interférence d’un auteur, j’ai pu constater que plusieurs éléments sont directement puisés de son blogue79 qu’elle a elle-même alimenté tout au long de son changement de sexe et que la plupart se retrouvent également dans différentes entrevues qu’elle a accordées. En recoupant ces différentes sources, il est possible de préciser en cours d’analyse le statut et les conditions de production de son récit public de transsexuelle.

Le récit de Blanc se décline sur trois plateformes : sa biographie, son blogue et un profil Internet originellement anonyme. Avant la publication de sa biographie, Michelle Blanc avait une existence publique et médiatique à travers son blogue micheleblanc.com sur lequel elle [il à l’époque] traite du commerce électronique, son champ d’expertise. Après avoir fait son coming-out auprès de ses clients et collègues, elle en fait un second sur son blogue professionnel renommé michelleblanc.com en 2008. Cette publication suscitera des entrevues dans différents médias qui la feront connaître du grand public. Un collègue et ami l’a par la suite encouragée à faire connaître plus largement son histoire :

S’il y a une personne qui peut le faire au Québec, c’est bien toi. Tu as le devoir de parler. De plus, si tu fermes ta gueule, toi qui es l’apôtre de la communication transparente, que feras-tu lorsque, durant une conférence, quelqu’un te dira : « Oui,                                                                                                                

79 Son blogue s’intitule Femme 2.0 ou le parcours transsexuel et est sous-titré « Chaque transsexuelle a son histoire et vis [sic] une expérience différente. Voici la mienne... » : http://femme-2-0.blogspot.ca/

mais vous nous avez menti sur votre condition tout ce temps ? » Tu dois donc parler, ne pas te cacher puisque, de toute façon, ce que tu vis n’est pas de ta faute, et tu dois assumer publiquement et fièrement qui tu es (citation de Martin Ouellette, dans Lanctôt, 2012 : 104).

À la suite de cette conversation, Blanc crée un nouveau blogue, Femme 2.0, spécifiquement pour raconter son histoire au moment même où elle la vit. Dans le billet du 27 mars 2008, elle présente son nouveau blogue :

Depuis plusieurs mois déjà, je vis avec la réalité de souffrir de Dysphorie d’identité de genre et de devoir, pour en guérir, faire une transition vers le genre féminin. Ce blogue servira à documenter cette transition et à partager avec ceux que ça pourrait intéresser, les différentes joies et difficultés que ce cheminement comporte. N’hésitez pas à commenter, à poser des questions ou tout simplement à visiter ce blogue qui je l’espère, détruira quelques-uns des mythes tenaces, qui entourent cette condition (Blanc, s.d.).80

C’est sa « transition vers le genre féminin » que Michelle Blanc s’emploie à décrire dans ce blogue. Pour parler de son état, elle utilise beaucoup le terme « condition » qu’elle préfère à celui de maladie. Son cas n’est pas présenté comme un choix, mais comme une « condition » avec laquelle elle doit nécessairement composer, ce qui n’est pas très différent de Claudel qui, dans le récit qu’il n’a pas voulu écrire, résiste à sa conversion qui s’impose à lui.

Avant même la création de ses blogues, Blanc a investi le domaine d’Internet pour partager sa « condition ». En 2007, elle a créé un profil sur le média social MySpace sous le pseudonyme de Celine White pour commencer à dialoguer (en anglais) avec d’autres transsexuel.le.s. Dans une publication du 21 août 2007, Blanc fait part de l’importance pour elle du partage des histoires de transsexuel.le.s : « Last night I read part of the book of Harry

Benjamin [The Transsexual Phenomenon (1966)] where he discusses transsexuals' histories. I could not believe I was reading my own » (Blanc, s.d.)81. L’identification à ces récits de transsexuel.le.s, à ces récits de conversion, circulant déjà largement dans l’espace public institue une « lecture préférée » des trajectoires transsexuelles.

                                                                                                               

80 Adresse électronique exacte de la publication de blogue en question (publiée le 27 mars 2008) : http://femme-2-0.blogspot.ca/2008/03/bienvenue-sur-mon-blogue.html

81Adresse électronique exacte de la publication de blogue en question (archive d’une discussion sur Internet du 21 août 2007 :

http://femme-2-0.blogspot.ca/search?updated-min=2007-12-31T21:00:00-08:00&updated-max=2008-03- 27T16:02:00-04:00&max-results=50&start=62&by-date=false

Dans le cas de Michelle Blanc, sa biographie se présente en trois « naissances ». La première renvoie à sa naissance biologique le premier janvier 1961. Cette première « naissance » est interprétée dans la téléologie de son récit de conversion : « Personne ne pouvait se douter, en admirant la photo du joli poupon en santé, que celui-ci était né dans un corps de garçon mais avec une personnalité de femme. Rien ne laissait transpirer un quelconque trouble d’identité et bien malin aurait été le psychiatre qui aurait pu le diagnostiquer dès sa naissance » (Lanctôt, 2012 : 19). Cette description est déjà empreinte du vocabulaire médical qu’elle associe à sa « condition ».

La deuxième « naissance » correspond à la révélation, au « moment » de conversion de Michelle Blanc. Cet « entre-deux », entre sa naissance dans un « corps d’homme » et sa chirurgie de réassignation sexuelle, est dit débuter au cours d’une conversation entre Michelle et sa conjointe qui savait qu’elle se travestissait en femme en son absence :

Un soir, à leur retour de vacances dans les Bahamas, une émission de télé vient brusquement changer le cours des choses. À son talk-show, Larry King interviewe ce soir-là une transsexuelle. Intriguée et voulant en avoir le cœur net, après l’émission, Bibitte demande à brûle-pourpoint à Michel ce qu’il a ressenti en écoutant cette entrevue82. Il lui répond sans hésiter : « Si tu mourrais aujourd’hui, c’est certain que je changerais de sexe. » Pour Bibitte, c’est un coup de massue asséné en plein visage. La découverte d’une réalité qu’elle doit affronter impérativement. Elle est chavirée, angoissée, bouleversée. Ce n’était pas l’effet recherché par son conjoint, dont les défenses tombent tout à coup, mais sa réponse a l’impact d’une bombe (Lanctôt, 2012 : 67).

Ce déclencheur d’une « crise » chez Blanc ressemble à celle de Claudel après sa révélation à Notre-Dame de Paris :

Michel découvre en même temps une réalité qu’il a tenté de refouler pendant toutes ces années. La question inattendue de Bibitte a eu le mérite de susciter une réponse spontanée. Cette révélation fait subitement tomber ses mécanismes de négation. Il entre sur-le-champ dans une phase de dépression profonde qui va désormais miner sa vie et ses relations. L’heure des grandes décisions a sonné (Lanctôt, 2012 : 67).

Plutôt que d’être lue comme une dépression ordinaire, cette phase est interprétée selon le mode de lecture préférée des trajectoires transsexuelles. Puisque cette « dépression » est                                                                                                                

82 Bibitte électrique est le nom fictif donné à la conjointe de Michelle Blanc dans sa biographie pour éviter qu’elle ne soit identifiée.

relative à un décalage par rapport aux normes de genre, elle est tout de suite associée à une trajectoire transsexuelle. D’ailleurs, sa conjointe, psychologue, « presse Michel d’agir le plus tôt possible et de s’assurer, par le biais d’analyses pertinentes, de la nature de son statut véritable » (Lanctôt, 2012 : 67). On retrouve ici l’idée d’un statut, d’une « nature » véritable, une idée que l’on retrouvait également avec la conversion religieuse de Claudel qui consistait à retrouver son véritable « soi », sa « race », sa « nature ». « Le diagnostic même de la transsexualité comme trouble psychiatrique renvoie à la question du « vrai » sexe d’une personne » (Bereni et al., 2012 : 45). Quant aux « analyses pertinentes », elles réfèrent ici à la science, à la psychologie, à la psychiatrie. Sa conjointe en appelle également aux antécédents familiaux de Michel (un père et un frère homosexuels), comme si cette « nature » était héréditaire.

Cette deuxième « naissance » prend réellement effet au « moment » à partir duquel « tout » changerait : « Parfois, transformation rime avec destin. Le jour où Michel Leblanc, travesti en femme, a franchi le seuil de son domicile pour la première fois, rue de l’Épée, à Outremont, elle s’en souviendra toujours » (Lanctôt, 2012 : 13). Son biographe ajoute : « Savait-il, à ce moment précis, dans quoi il s’embarquait pour le reste de ses jours ? » (Lanctôt, 2012 : 15). C’est de cette façon que le biographe de Blanc parle de sa première sortie publique vêtue en femme. De façon similaire au récit de conversion religieuse, le récit de conversion transsexuelle serait marqué par un « avant » et un « après » irréductiblement différents confirmant un changement d’identité, ici sexuelle. La mise en récit de sa trajectoire la conduit à se concevoir autrement comme sujet. Cette trajectoire peut également être lue comme un changement de rapport aux valeurs publiques de genre et de sexualité. Comme nous le verrons, son changement est loin d’être total et radical et témoigne plutôt d’un rapport particulier à la « féminité » qui sera valorisée au cours de sa trajectoire.

La troisième « naissance » de Michelle Blanc est marquée par sa chirurgie de réassignation sexuelle qui comprend des opérations de vaginoplastie et d’augmentation mammaire. L’idée de naissance est renforcée par le fait que Blanc doit tout réapprendre concernant son corps après l’opération : « Telle une enfant, elle doit tout réapprendre : marcher, s’asseoir, se vêtir et se dévêtir, se coiffer, uriner assise, faire sa toilette, se laver, puis,

avant longtemps, espère-t-elle, faire l’amour » (Lanctôt, 2012 : 151). De cette façon, elle confirme son attachement à la valeur de l’alignement entre le genre et le sexe physiologique auquel elle ne saurait renoncer. Elle confirme également la fin de sa valorisation tous azimuts de la « masculinité » pour plutôt valoriser personnellement la norme de « féminité ». Son identification à cette norme lui permettra de se considérer comme une personne de valeur, une personne « vraie ». Elle essaie en effet de lutter contre la conception de ce qu’est une « vraie femme » : « Une vraie femme est la femme que j’étais dans mon cerveau à ma naissance, celle que je suis anatomiquement maintenant et celle que je serai dans mes pensées, mes gestes et tout mon être. Voilà ! J’ajouterais que j’aime beaucoup plus la question : « “Qu’est-ce qu’une femme vraie ?” et que je m’efforce d’être la plus vraie possible, tous les jours de ma vie » (Lanctôt, 2012 : 175).