• Aucun résultat trouvé

Dans cette recherche, nous avons proposé quatre conditions de base permettant aux audits sociaux d’aider les travailleurs à renforcer leurs droits fondamentaux. À l’heure actuelle, ces conditions ne sont pas satisfaites, ce que nous avons expliqué en faisant ressortir les principaux facteurs en cause.

Premièrement, les audits sont exagérément menés « de haut en bas » par les entreprises et les ONG occidentales. Outre les entrevues avec les auditeurs, la participation directe des travailleurs est peu sollicitée tout au long du processus (condition 1). Par conséquent, les audits couvrent les problématiques visibles en surface, mais ne répondent pas nécessairement aux enjeux les plus cruciaux pour les acteurs directement affectés par les mauvaises conditions et la violation des droits. Cette marginalisation des travailleurs s’explique par trois facteurs. D’abord, les codes de conduite et les audits sociaux demeurent un système « extérieur » aux travailleurs. Ces derniers observent les nombreux codes affichés aux murs de leur usine et assistent à une succession d’audits année après année, mais ils ne voient pas en quoi ces instruments corporatifs occidentaux peuvent les aider à lutter pour leurs droits. Ils restent méfiants à l’égard des auditeurs et hésitent à leur confier les abus dont ils sont victimes. Ensuite, les codes de conduite et les rapports d’audit ne sont pas des lois et ne procurent pas de droits formels aux travailleurs. Ceux-ci ne peuvent pas utiliser ces instruments devant les tribunaux chinois. Ils préfèrent donc

122

miser sur l’organisation de moyens de pression et recourir aux mécanismes de résolution de conflits prévus par les lois. Enfin, les acteurs intermédiaires comme les militants, les ONG et les médias accaparent l’attention des entreprises, car ils sont mieux organisés et plus influents que les travailleurs. Ces derniers sont considérés comme des « objets passifs » plutôt que comme des agents de changement.

Deuxièmement, les audits n’arrivent pas à enrayer les problématiques récurrentes au sein des chaines de production et à instaurer des changements durables dans les conditions de travail tout au long de la chaine d’approvisionnement (condition 2). Plus souvent qu’autrement, les lacunes détectées par les auditeurs sont calfeutrées temporairement, avant de ressurgir quelques mois plus tard. Les fournisseurs manquent de compétences et de ressources pour concilier toutes les exigences de la production (coûts, délais, qualité), ce qui les amène à recourir systématiquement au temps supplémentaire et à maintenant de faibles salaires. Quatre facteurs expliquent la difficulté d’en arriver à des améliorations durables. D’abord, l’inspection rigoureuse de l’ensemble des usines reste techniquement et financièrement très difficile, étant donné la fragmentation et l’étendue des chaines d’approvisionnement. Les audits ne couvrent qu’une fraction du cycle de fabrication d’un produit. Ils se concentrent sur le premier niveau de la chaine, laissant une majorité de fournisseurs exempts de toute surveillance. Ensuite, les audits ne sont pas suffisamment axés sur l’amélioration des systèmes et la construction de « capacités locales ». À l’heure actuelle, les auditeurs sont surtout affectés à la détection de lacunes, plutôt qu’à leur prévention. Ils ne travaillent pas suffisamment sur les sources des problèmes et sur la transmission des connaissances et le développement de meilleurs systèmes, lesquels pourraient avoir une influence positive et durable sur les conditions. De plus, les audits sont menés en vase clos par les entreprises acheteuses, ce qui limite leur capacité d’intervention. Plutôt que de travailler conjointement, elles auditent à tour de rôle les mêmes fournisseurs, tout comme le font également les multiples organismes de certification. L’industrie des souliers et des vêtements athlétiques est aux prises avec une « audit fatigue », créé par la redondance des inspections, des formulaires d’évaluation et des certifications. Enfin, il y a des incohérences entre les codes de conduite et les politiques d’achat des entreprises acheteuses. Ces dernières exercent une pression constante sur les fournisseurs pour obtenir des prix plus bas et des délais plus courts, ce qui contribue au maintien de conditions précaires.

123

Troisièmement, les codes de conduite et les audits sociaux ont peu d’utilité actuellement pour aider les travailleurs à se regrouper librement et à élire leurs représentants (condition 3). Les expériences des années 2000 visant à initier des élections dans les usines sous-traitantes n’ont pas été poursuivies avec persistance par les entreprises acheteuses. Malgré la multiplication des codes et des audits, la liberté d’association a peu progressé en Chine depuis quinze ans. Deux facteurs permettent d’expliquer ce bilan. D’abord, il existe des obstacles majeurs au droit d’association en Chine. Les auditeurs ne peuvent que constater les contradictions entre les codes de conduite des entreprises acheteuses et les lois chinoises. Ils notent que les travailleurs ne peuvent pas s’organiser et négocier librement en Chine. De plus, ils ne peuvent pas imposer ce droit aux fournisseurs, compte tenu du principe de souveraineté nationale. Ensuite, les entreprises acheteuses comme Nike, Adidas et Puma refusent d’intervenir directement dans les affaires internes de la Chine pour demander la syndicalisation libre et volontaire des travailleurs. Elles se disent en faveur du respect des droits fondamentaux du travail, mais demeurent évasives au sujet des moyens concrets qu’elles pourraient mettre en œuvre afin de favoriser le développement d’une véritable liberté d’association en Chine. Elles ne veulent pas initier la création de syndicats, mais disent favoriser une atmosphère propice à la formation de comités d’employés et de « moyens parallèles » de représentation. Or, bien qu’il s’agisse d’avancées non négligeables, ces comités ne peuvent se substituer au droit fondamental d’association.

Quatrièmement, la qualité globale des audits sociaux demeure variable, compte tenu de la multitude de consultants, de firmes et d’organismes qui ont pris d’assaut cette industrie lucrative et qui ne font pas preuve du même degré de professionnalisme et d’indépendance (condition 4). Cette variabilité s’explique par l’absence de réglementation du métier d’auditeur social. Comme n’y a pas de formation et de certification obligatoires pour l’exercer, on retrouve des profils d’auditeurs très différents. Dans un secteur aussi surveillé que celui des souliers et vêtements athlétiques, les compétences et les méthodes d’audit se sont développées et raffinées depuis quinze ans. De nos jours, les auditeurs mandatés par Nike, Adidas et Puma sont des auditeurs locaux ayant une bonne connaissance des communautés, des langues, des lois en vigueur, du contexte politique et des normes socio-culturelles. Toutefois, on ne peut pas extrapoler ces progrès à l’ensemble des secteurs.

124