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Première condition : L’implication des travailleurs dans le processus d’audit

« Être assis dans le bureau d’une grande entreprise à Londres, ou au quartier général de l’ONU à New York, et présumer de ce qui est le mieux pour les travailleurs et les communautés dans les pays en développement, n’est plus une option faisable » (Lund-Thomsen 2008, 1016 t.l.).

Protéger et aider les travailleurs : il s’agit de la raison principale invoquée par Nike, Adidas et Puma pour justifier la mise en place d’un système de codes de conduite et d’audits sociaux au sein de leurs réseaux de production. Les travailleurs représentent les « utilisateurs finaux » des codes et des audits et sont les acteurs les plus vulnérables et les plus affectés par les conditions de travail (Lund-Thomsen 2008).

Par conséquent, ils doivent jouer un rôle de premier plan dans l’identification des problèmes dans leurs usines, d’autant plus qu’ils sont sur les chaines de montage tous les jours (O’Rourke 2006). Sans une participation directe des travailleurs au processus d’audit, on risque fort de passer à côté des enjeux les plus importants pour eux. À l’aide d’entrevues, d’observations et

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d’analyse de documents, les auditeurs sont en mesure de relever les infractions les plus frappantes (ventilation inadéquate, dortoirs dangereux, équipements non sécuritaires, nourriture non hygiénique, etc.). Cependant, les conditions de vie des travailleurs ne se résument pas à ces éléments de base, et rien de garanti que les critères des auditeurs correspondent aux préoccupations véritables des travailleurs.

Les auditeurs doivent réussir à capter les aspects « invisibles » qui ne se voient pas en surface et qui ne ressortent pas de leurs brefs entretiens avec les travailleurs et de leur passage rapide dans les usines (CCC 2005a, O’Rourke 2003). L’épuisement, le stress et l’accumulation de dettes sont des exemples de sujets susceptibles de passer sous le radar des auditeurs (E3, E8). Pourtant, ces problématiques sont si importantes qu’elles mènent fréquemment à la mort et au suicide d’ouvriers, comme en fait foi l’actualité récente en Chine. De plus, comme nous l’avons indiqué précédemment, les auditeurs ont du mal à démontrer des abus tels que le harcèlement, la discrimination et la violence psychologique parce que les travailleurs hésitent à aborder ces sujets lors de leurs courtes rencontres avec les auditeurs.

À plus haut niveau, la participation directe des travailleurs est nécessaire pour éviter de construire des structures bureaucratiques et des formes de régulation en apparence dédiées à l’avancement des droits des travailleurs mais qui en réalité représentent davantage des intérêts corporatistes (Ottaway 2001). Le système des codes de conduite et des audits sociaux repose sur des acteurs non élus par les populations, des acteurs qui ont leur propre agenda et qui veulent accroître leur influence. On n’a qu’à constater le nombre croissant de firmes d’audit, de consultants, d’organismes de certification, d’associations industrielles, d’ONG et d’autres organisations privées qui profitent de l’engouement autour de la responsabilité sociale.

Le processus d’audit ne doit donc pas être la chasse gardée des entreprises et des ONG basées aux États-Unis et en Europe (Owen & al. 2000, Lund-Thomsen 2008). La marginalisation des travailleurs fait en sorte que ceux-ci sont traités comme des « objets passifs » ou des victimes, plutôt que comme des agents de changement (Sobczak 2006, Pun & Sum 2005).

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1.1. Les travailleurs sont-ils suffisamment impliqués dans les audits actuels ?

Globalement, cette condition n’est pas satisfaite. À l’heure actuelle, les travailleurs participent peu à l’élaboration et la mise en œuvre des mécanismes d’audit pourtant destinés à améliorer

leurs conditions. Leur participation se résume principalement à répondre aux questions des

auditeurs lors de leur collecte de données, ce qu’ils font parfois activement, mais souvent passivement. Ils ne participent pas aux phases préliminaires servant à préparer l’audit, ni aux phases suivant l’audit, par exemple pour la révision des résultats et l’élaboration d’un plan correctif. Dans bien des cas, ils ne sont pas mis au courant des résultats des audits (E1, E2, E8).230 Le processus d’audit est mené de haut en bas par les entreprises acheteuses et leurs partenaires (organismes de certification, ONG et organisations internationales).

L’une des conséquences est que les audits ont surtout permis jusqu’ici de nettoyer en surface les problématiques visibles (conditions insalubres, travail des enfants), sans réellement s’attaquer aux causes profondes de la détresse des travailleurs (E3, Oxfam 2010). Selon les ONG rencontrées, les audits ne fournissent qu’un aperçu de ce qui se passe réellement dans les usines et ne permettent pas cerner le véritable impact du travail sur la vie des ouvriers. Ils se comparent souvent à des « tours guidés » (E3) durant lesquels les auditeurs font le tour de l’usine, parlent à quelques employés et remplissent leur grille de vérification, mais sans prendre le temps d’approfondir les enjeux.

Depuis quelques années cependant, Nike, Adidas et Puma tentent d’améliorer les canaux de communication avec la main d’œuvre, à l’aide de mécanismes : sessions de formation, lignes téléphoniques confidentielles, enveloppes pré-payées distribuées aux ouvriers, boîtes à suggestions, forums de discussion, sondages, rencontres à l’extérieur de l’usine, etc. (E7). Elles cherchent à conscientiser les travailleurs à l’utilité des audits et à tenir compte de leur opinion. Les auditeurs remettent aux ouvriers leurs coordonnées et celles des lignes d’assistance qui leur sont destinées (Nike 2009, Adidas 2007b, Puma 2008). Ces dernières sont généralement opérées en collaboration avec des organisations indépendantes, telles que Hong Kong Christian

Industrial Committee (HKCIC) et China Labour Support Network (CLSN) (Nike 2009; Adidas

230 Les mesures correctives sont déterminées principalement par les auditeurs et les entreprises. Le manque de consultation avec les travailleurs et les fournisseurs entraine souvent une incompréhension et une indifférence qui font en sorte que ces mesures ont un impact limité (CCC 2005a).

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2009, 2008; Puma 2006).231 Des centaines de travailleurs auraient eu recours à ces lignes d’assistance pour signaler des problèmes (Adidas 2009, 2007b; Puma 2009, 2006). Cependant, en proportion du total de la force de travail, peu de travailleurs utilisent ces services (en Chine notamment), de l’aveu même des entreprises.

Nike, Adidas et Puma ont aussi organisé des forums regroupant des travailleurs d’Asie du Sud pour discuter des enjeux les concernant, dans le but d’adapter les audits à leur réalité (Adidas 2004). Mais la proportion de travailleurs rencontrés est marginale. Ces forums ne peuvent donc remplacer l’implication active et directe des travailleurs lors des audits qui se déroulent dans leurs usines. Une autre initiative est celle de Nike (2009) qui a procédé en 2008 et 2009 à un vaste sondage auprès d’ouvriers en Chine et au Vietnam afin de recueillir l’opinion des travailleurs au sujet de leurs conditions. Aussi, la FLA (2010) pilote depuis 2010 un programme continu de « focus groups » conçu pour « intégrer la perspective des travailleurs » au processus d’audit.232 On ne peut pas mesurer pour l’instant l’impact de ces mesures sur la mobilisation et la participation des ouvriers.

1.2. Quels facteurs expliquent le manque d’implication des travailleurs dans les audits ?

Le premier facteur découle de la nature même des audits sociaux, lesquels constituent un système « extérieur » aux travailleurs et mené essentiellement de « haut en bas ». Dans les usines, les multiples codes de conduite (des entreprises acheteuses et des organismes de certification) sont distribués aux employés, traduits dans leur langue et affichés sur les murs.233 Toutefois, malgré la visibilité des codes et la présence régulière d’auditeurs, les travailleurs chinois restent plutôt indifférents à ce système de régulation provenant de l’étranger. Les codes et les certifications restent surtout l’affaire des gestionnaires des usines qui les placardent partout afin de montrer leur « bonne » conduite.

231 En tant que tierces parties, ces organisations sont plus à même de recueillir les demandes des ouvriers, de les filtrer et de les référer à l’entreprise concernée. Elles sont aussi en mesure de référer les travailleurs en difficulté à d’autres organismes pouvant leur venir en aide (assistance juridique, soins médicaux, aide psychologique, etc.). 232 Typiquement, les discussions se déroulent en compagnie de 6 à 10 ouvriers dans un « environnement relaxe qui encourage les individus à s’exprimer ouvertement et à discuter d’enjeux sensibles » (FLA 2010, 5 t.l.). Des usines en Chine ont servi de projet pilote.

233 Selon les auditeurs rencontrés (E1, E2), les codes sont généralement bien visibles dans l’usine et chaque ouvrier en reçoit une copie en main propre.

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Les acteurs sur le terrain sont unanimes sur ce point : les travailleurs n’ont rien à faire des codes de conduite et des audits. Ils voient des codes accrochés au mur, mais ils ne s’en préoccupent pas. Ils ne savent pas à quel code se référer, ni à qui adresser leurs demandes, d’autant plus qu’ils fabriquent différentes marques (E3, E4, E8). Ils ne misent pas réellement sur les codes de conduite et les audits sociaux pour améliorer leurs conditions, ayant peu de contrôle et d’influence sur ce système. Ils ne voient pas en quoi ces instruments corporatifs occidentaux peuvent les aider à lutter pour leurs droits (Pun & Sum 2005). Leur participation ayant été peu sollicitée jusqu’ici, ils jugent que ce système de régulation est paternaliste. À cela s’ajoutent une certaine méfiance et une crainte de dévoiler aux auditeurs des renseignements qui pourraient compromettre leur emploi ou menacer leur sécurité.

Néanmoins, les auditeurs constatent un changement graduel dans l’attitude des ouvriers. Il y a quelques années à peine, ceux-ci étaient plus craintifs; ils se contentaient de répondre le strict minimum aux questions des auditeurs. Ils sont devenus plus proactifs et rapportent plus fréquemment les violations commises dans leurs usines (Puma 2008).234

Le deuxième facteur provient du manque de pouvoir juridique des codes de conduite et des audits sociaux. Ces instruments n’ont pas force de loi : ils ne mènent à aucune sanction judiciaire en cas de non-respect et ne peuvent pas être invoqués devant les tribunaux chinois. Par conséquent, ils sont perçus par les ouvriers comme de vagues énoncés qui ne procurent pas réellement de droits car ils ne sont pas transposés directement en termes légaux dans leur pays. Comme l’illustre Daugareilh (2005), les codes de conduite constituent « une réponse non juridique à un problème juridique ».

C’est pourquoi les ouvriers chinois et les ONG de terrain concentrent leurs efforts sur les actions juridiques contre leurs employeurs et sur l’organisation de grèves et de manifestations, et non

pas sur les codes et les audits. Les ouvriers chinois, comme nous l’avons vu, ont mis en branle leur propre dynamique de revendications et d’actions collectives. Ils tentent de prendre en charge eux-mêmes la défense de leurs droits, en se servant des lois en vigueur. La voie de la

234 Les travailleurs du Guangdong sont maintenant habitués de se faire interroger par les auditeurs qui visitent leurs usines, ce qui est moins le cas dans les régions du Nord de la Chine, moins industrialisées (E1, E2, E3).

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justice leur semble plus prometteuse, comme en font foi les causes qu’ils ont remportées au cours des dernières années.

Le troisième facteur résulte d’une sur-représentativité des acteurs intermédiaires (« professionnal stakeholders ») dans le processus d’audit, combinée à une sous-représentativité des acteurs directement touchés (« end stakeholders »). Dans le débat sur les « sweatshops », ce ne sont pas les travailleurs qui font le plus de bruit, ce sont plutôt les porte-paroles des entreprises, des ONG et des médias. Depuis deux décennies, les entreprises de marque ont consacré beaucoup d’énergie à tenter de satisfaire les « formateurs d’opinion » que sont les ONG, les journalistes et les groupes de pression. Ces parties prenantes sont vocales, menaçantes et organisées, tout le contraire des travailleurs chinois qui ne disposent même pas du droit d’association (Arenas & al. 2009). Comme le rappellent Grant et Keohane (2005), les acteurs les plus puissants et les plus habiles réussissent souvent à influencer le développement de structures qui sont à leur avantage.235

Les ONG ont joué un rôle important dans le développement des codes de conduite et des audits sociaux. Toutefois, elles restent des acteurs « intermédiaires », et non pas des représentants directs des ouvriers. Même lorsqu’elles disent donner une voix aux travailleurs et croient sincèrement agir dans leurs intérêts, la question se pose à savoir si elles ont la légitimité de parler en leur nom (Fox & Brown 1998). Comme les autres acteurs, les ONG sont sélectives dans les intérêts qu’elles défendent et ne sont pas à l’abri d’influences.236

Ainsi, l’actuel système de codes de conduite et d’audits sociaux met en évidence les rapports de force inégaux qui existent au sein du système mondial de production. Les entreprises, les

235 Selon Mitchell et al. (1997), les entreprises doivent concentrer leur attention sur les parties prenantes qui possèdent ces trois attributs : 1) le pouvoir (la capacité d’imposer sa volonté à l’entreprise, d’une façon coercitive, utilitaire ou normative); 2) la légitimité (l’adéquation avec les normes et valeurs de la société); et 3) l’urgence (le degré d’attention immédiate requis). Par exemple, les militants et les investisseurs détiennent un pouvoir important sur l’entreprise, soit celui de provoquer une variation significative de sa valeur boursière, ce qui rend leurs revendications incontournables et urgentes. À l’inverse, les parties prenantes qui ont peu de voix dans la société (les ouvriers, les migrants, les fermiers, les enfants) se trouvent souvent « noyées » dans le vaste bassin de parties prenantes (Prieto-Carron & al. 2006, Jenkins 2005). Le terme « partie prenante » lui-même peut être interprété de multiples façons et être récupéré par une panoplie de groupes (Morvan 2008, Mercier 2001).

236 Grant et Keohane (2005, 38) soulignent que « les ONG sont les représentantes virtuelles de populations. [Elles] ne sont pas légitimement reliées à une population définie ». Elles se présentent comme des représentantes de la société civile, mais les liens avec celle-ci demeurent flous (Dufour 2009). Aussi, des organisations s’apparentent à des ONG mais poursuivent en réalité des objectifs économiques ou politiques (Cohen 2004).

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consommateurs, les investisseurs, les ONG et les militants du Nord ont beaucoup plus d’influence que les ouvriers du Sud (O’Rourke 2006). Les projets multipartites (notamment en matière d’audit) qui en découlent peuvent donc sembler crédibles en apparence, mais sans pour autant avoir des retombées pour les acteurs les plus affectés (Fransen & Kolk 2007).