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La résistance s’organise : la croissance des grèves et des manifestations

Malgré leur précarité, les jeunes migrants refusent d’être des victimes passives et dociles (Pun & Huilin 2010). Plus éduqués, informés et revendicateurs, les migrants de deuxième génération qui ont vu leurs parents être exploités passivement n’ont pas l’intention de subir le même sort. Conscients de leurs droits et des injustices à leur égard, ils descendent dans la rue, manifestent et déclenchent des grèves.

Les conflits de travail, les marches, les blocages d’artères et les émeutes se multiplient et impliquent des dizaines de milliers de personnes chaque semaine (CLB 2009a, 2007d).100 La taille, l’organisation et la médiatisation (via les médias sociaux) de ces manifestations prennent aussi de l’ampleur (Pun & Leung 2009). Environ 75 % d’entre elles impliquent des travailleurs et des paysans et sont causées par les inégalités socio-économiques, la hausse du coût de la vie et les salaires insuffisants (CLB 2010a). La répression est parfois violente, mais dans plusieurs cas les travailleurs réussissent à obtenir des gains.101 On assiste aussi à une explosion des disputes judiciaires entre employés et employeurs (voir section suivante).102

99 À la suite des suicides survenus à l’usine de Foxconn en 2010 (voir plus loin), des universitaires chinois ont publié une lettre ouverte pour demander la fin de ce modèle de développement qui s’appuie sur l’exploitation des travailleurs et qui apparait insoutenable à long terme (CLNT, 19/5/2010, « Open Letter from 9 Sociologists »). 100 Toutes ces formes de protestations sont appelées « mass incidents » par les autorités chinoises, un terme délibérément vague selon CLB (2009a,b), et qui permet de ne pas mettre l’emphase sur les causes et les motivations de ces événements. Il y aurait eu environ 130 000 « mass incidents » en 2008 en Chine – impliquant environ 6,5 millions de personnes, soit 50 % plus que trois ans auparavant.

101 Il y a une zone grise concernant le droit de grève: il n’est ni autorisé, ni interdit. Ce droit a été retiré de la Constitution en 1982 (CLB 2009a, Chan 2011). Par ailleurs, la loi sur les syndicats (article 25), révisée en 2001, n’utilise pas le terme « grève », mais plutôt les expressions « arrêt de travail » (« tinggong ») ou ralentissement (« daigong »). Voir : http://www.gov.cn/english/laws/2005-10/11/content_75948.htm [dernier accès 10/08/2011]. 102 Les jeunes ouvriers ont acquis une bonne connaissance des lois (taux prescrits, avantages sociaux) et des actions possibles en cas de non-respect par les employeurs (médiation, arbitrage, tribunaux). Les médias chinois ont abondamment parlé de la Loi sur les contrats du travail, contribuant à l’éducation des travailleurs (CLB 2009a,c).

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La grève de plusieurs semaines menée par les travailleurs chinois d’une filiale de Honda en 2010 a entraîné une hausse de leurs salaires.103 Très médiatisé au sein des médias sociaux, leur combat a inspiré d’autres groupes d’ouvriers à travers la Chine. Mais la détresse des jeunes migrants mène aussi à des tragédies. En 2010 également, plusieurs ouvriers désespérés à l’emploi du manufacturier Foxconn – fabricant du iPhone – se sont suicidés en se jetant du haut de leur dortoir. Selon les enquêtes, ils ne supportaient plus le niveau de stress élevé causé par les longues journées de travail, la stricte discipline, le rythme effréné de production et les conditions de vie éprouvantes.104 À peine âgés de 25 ans, ces ouvriers migrants se voyaient incapables d’accéder à une vie satisfaisante.

La nouvelle génération met de plus en plus de pression sur le gouvernement. Branchés sur les technologies des communications, les jeunes travailleurs s’échangent des messages et des vidéos avec leurs téléphones mobiles. Ils sont rapidement mis au courant des grèves menées dans les autres usines, et suivent l’évolution des salaires dans chaque région. Sur Internet, ils constituent des forums pour discuter de leur situation et attirer l’attention sur leurs problèmes. La proximité dans les dortoirs favorise l’interaction et l’organisation de moyens de pression (Pun & Smith 2006, 2007).105 Ils sont aussi très mobiles et changent régulièrement d’emploi pour améliorer leurs conditions. En moyenne, le tiers de la main d’œuvre des usines doit être remplacée au cours d’une année (Mamic 2004).106 « Dans cette Chine non démocratique, c’est l’équivalent de voter avec ses pieds », observe un journaliste.107 Afin de contenir le mécontentement des migrants (qualifiés de « gloire de la nation » par le premier ministre), le gouvernement a indiqué

103 L’entente qui a mis fin à la grève chez Honda comportait des hausses de salaire d’environ 25 %. Voir Reuters, 5/7/2010, « China's new migrant workers pushing the line » et CLNT 19/7/2010, « The Nanhai Honda strike and the union ». Sur les tactiques des grévistes, voir SCMP, 16/6/2010, « Young strikers impress with pioneering tactics ». 104 Voir Wired, 3/2011, « 1 Million Workers. 90 Million iPhones. 17 Suicides. Who’s to Blame »; CLNT, 3/6/2010, « Chinese responses to Foxconn suicides »; SCMP, 17/6/2010, « Suicide of strike? A tale of two work cultures ». 105 Malgré des conditions souvent difficiles, les dortoirs des usines permettent aux migrants de tisser des liens fraternels et des relations d’entraide qui leur permettent de face faire aux difficultés de la vie urbaine. Les dortoirs sont généralement des lieux plus sécuritaires et mieux entretenus que les immeubles locatifs des villes et peuvent représenter une forme de protection pour les jeunes travailleurs (Mamic 2004).

106 Les auditeurs internes de Puma (2001) notent que les migrants viennent dans les zones industrielles avec l’intention d’y travailler quelques années, dans l’espoir d’y gagner le plus d’argent possible.

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qu’il entend assouplir les règles d’enregistrement et mettre en place des programmes sociaux à leur intention (Shi 2010, Defraigne 2009).108

Bien qu’il soit difficile d’anticiper la montée d’une démocratie ouvrière, on peut considérer les jeunes travailleurs comme des agents de changement au sein de la Chine actuelle, comme l’ont été ceux des pays occidentaux il y a cent ans. Sans abuser des comparaisons, les travaux de E.P. Thompson (1963) sur la classe prolétaire anglaise du XIXe siècle nous enseignent que les ouvriers peuvent développer une « conscience de classe » lorsqu’ils partagent une expérience commune et que leur identité s’articule autour des mêmes intérêts et aspirations.109 Dans le même sens, Pun et ses collègues (2010, 2009) croient que l’on assiste à la « prolétarisation » des travailleurs migrants, c’est-à-dire au développement d’une classe sociale consciente de ses intérêts et de la nécessité d’établir un rapport de force. Ce processus contribue à la hausse des manifestations, lesquelles renforcent à leur tour la conscience collective des migrants.