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Les actions des militants ont aussi trouvé un écho au sein des organisations internationales. Selon les travaux de Risse-Kappen (1995), l’un des facteurs de succès importants du militantisme transnational est le degré « d’institutionnalisation internationale », c’est-à-dire dans quelle mesure un champ d’activité est régulé par des normes et fait partie de l’agenda des grandes organisations comme l’ONU et ses organes. Les enjeux fortement intégrés aux structures de la gouvernance mondiale sont plus susceptibles d’être affectés par les pressions des acteurs transnationaux.

S’ils souhaitent influencer les politiques et les pratiques, les militants doivent réussir à accéder aux espaces de discussion. Les organisations internationales, où se négocient des règles et des conventions dans des domaines spécifiques, offrent des plates-formes aux « promoteurs de normes » pour se faire entendre, partager des informations et établir des

20 Par exemple, Puma (2002, 22) admet : « Nous assumons notre entière responsabilité à l’égard de tous nos employés directs et indirects ». Adidas est aussi explicite : « Nous avons une responsabilité en ce qui concerne la façon dont nos produits sont fabriqués chez nos fournisseurs. Par nos actions, nous pouvons et devons améliorer la vie des travailleurs qui fabriquent nos produits » (http://www.adidas- group.com/en/sustainability/vision_and_governance/default.aspx) [dernier accès : 12/2/2012].

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stratégies communes (Keohane 1984, Finnemore & Sikkink 1998). Il en découle la création d’institutions formelles (par exemple des règles de droit international) et informelles (comme des normes de « soft law ») qui guident les comportements et les attentes des acteurs.21 En ce qui concerne les institutions formelles, les activités des entreprises transnationales ne sont pas encore régulées par des règles de droit contraignantes à l’échelle internationale. Il n’existe pas de code international obligeant, sous peine de sanctions, les entreprises à adopter des pratiques de responsabilité sociale dans tous les pays où elles font affaire. Jusqu’à maintenant, les instruments de droit international s’appliquent aux États souverains, mais pas directement aux entreprises (Trudeau 2002). Par exemple, les Conventions de l’OIT ne lient que les États qui les ont ratifiées. Les entreprises n’y sont pas directement assujetties (Trudeau 2002). De manière indirecte, le droit du travail international peut éventuellement s’appliquer aux entreprises s’il est incorporé au droit interne des États. Mais les États doivent consentir à appliquer les normes, en vertu du principe de souveraineté étatique.22 La Chine, par exemple, n’a ratifié que quatre des huit Conventions fondamentales de l’OIT.23

Comme l’indique Cutler (2001), les entreprises transnationales « manquent de présence concrète en droit international ». Leur imputabilité dépend de l’autorité des États, les seuls qui peuvent réellement les tenir responsables pour leur mauvaise conduite. Les institutions de la gouvernance mondiale demeurent stato-centrées et ne sont pas encore adaptées à la réalité de ces grandes entreprises mobiles qui évoluent dans un espace transnational (Rioux 2005). Leurs organigrammes comprennent une multitude d’entités légales incorporées dans différents pays, si bien qu’il est souvent difficile de leur attribuer une seule et véritable nationalité (Cutler 2001). Pour leur part, les États ne peuvent légiférer qu’à l’intérieur de leurs frontières. Cette absence de cadre juridique formel s’appliquant aux entreprises transnationales ajoute à l’importance des normes et des pratiques associées à la « soft law », lesquelles constituent des

21 Les institutions constituent des ensembles relativement stables de pratiques, de règles et de normes, ces dernières étant les comportements adéquats qui sont attendus de la part d’une communauté d’acteurs (Macleod & al. 2008, Risse & al. 1999). Voir North (1994) pour la distinction entre institutions formelles et informelles. 22 Le système de droit international se fonde sur la reconnaissance de la souveraineté des États, les seuls acteurs à détenir une personnalité juridique complète. Les entreprises sont des personnes juridiques uniquement sur la base du droit national des pays dans lesquels elles sont incorporées (Arbour & Parent 2006).

23 La Chine n’a pas signé les Conventions sur la liberté syndicale (C87), la négociation collective (C98), le travail forcé (C29) et l’abolition du travail forcé (C105). Voir : http://www.ilo.org/ilolex/cgi- lex/ratifgroupf.pl?class=g03&country=Chine [dernier accès : 20/3/2012].

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institutions informelles mais néanmoins efficaces.24 Les codes de conduite et les audits sociaux font partie de la vague de ces nouvelles formes de régulation – qui incluent aussi les principes directeurs et les recommandations de l’OCDE, de l’OIT, du Global Compact et d’autres organisations – qui misent sur la force de persuasion (plutôt que sur la coercition) pour instituer des comportements plus éthiques et responsables (Cutler 2001, Sobczak 2006). Ces codes et ces audits ont une portée contractuelle entre l’entreprise et ses fournisseurs, obligeant ceux-ci à s’y conformer. Cependant, ils n’ont pas force de loi et ne mènent à aucune sanction judiciaire en cas de non-respect. Leur application dépend essentiellement de la bonne volonté des partenaires. Malgré tout, ils parviennent à influencer les pratiques parce qu’ils s’appuient sur des normes dominantes de notre époque qui sont devenues source de légitimité en matière d’approvisionnement responsable (Keohane & Nye 2000, Duplessis 2007). Ils canalisent les comportements des entreprises acheteuses et des fournisseurs « en limitant l’éventail de choix possible », c’est-à-dire en délimitant les comportements acceptables et inacceptables (Finnemore & Sikkink 1998).

Seuls, ces instruments peuvent difficilement mener à des changements durables, comme nous le montrons dans ce mémoire.25 Mais ils possèdent « une vertu pédagogique et de stimulation » susceptible de favoriser l’internalisation graduelle des normes par les acteurs (Daugareilh 2005). Ils comblent une partie du relatif vide juridique dans lequel les entreprises transnationales évoluent et font en sorte que leurs activités font l’objet d’une surveillance de la part du marché et de la société civile (Kolk & van Tulder 2005). « À défaut d’être le fait des États, la régulation découle des acteurs sociaux eux-mêmes », illustre Trudeau (2002, 105).26

24 La « soft law » désigne « les processus normatifs qui encadrent les relations entre acteurs sans pour autant faire appel à la contrainte juridique » (Duplessis 2007, 1-2). Le terme « soft » fait référence à la nature volontaire d’une règle (Zahar 2006).

25 En plus de l’institutionnalisation du champ d’activité, Risse-Kappen (1995) montre que le succès des militants transnationaux dépend aussi l’appui des mouvements locaux et de la prédisposition des structures domestiques. 26 Pour Duplessis (2007, 14-15), la « soft law » assure « la complétude du système juridique en intégrant la pratique des acteurs [non étatiques] ». « Contrairement à l’État souverain, ces acteurs pensent moins la norme internationale en terme territorial qu’en terme fonctionnel ».

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Au cours des dernières années, le thème de la gouvernance des réseaux de production a interpellé les organisations internationales.27 Cette question a même entrainé la création par l’ONU du Global Compact ainsi que de la fonction de Représentant spécial pour la question

des droits de l’homme et des sociétés transnationales. Mis sur pied en 2000 par le Secrétaire

général Kofi Annan, le Global Compact est une initiative tripartite impliquant l’ONU, les ONG et les entreprises. Dans ses dix principes, l’organisation invite spécifiquement les entreprises :

à promouvoir et respecter la protection du droit international relatif aux droits de l'homme dans leur sphère d'influence; à veiller à ce que leurs propres compagnies ne se rendent pas complices de violations des droits de l'homme; à respecter la liberté d'association et le droit de négociation collective; [à éliminer] toutes les formes de travail forcé ou obligatoire; [à abolir] le travail des enfants; [à éliminer] la discrimination en matière d'emploi.28

En lançant l’idée du Global Compact, Kofi Annan a demandé aux entreprises acheteuses de travailler dès maintenant au renforcement des droits des ouvriers, même dans les pays où les libertés d’association et de négociation collective ne sont encore garanties.29

Dans le même sens, le Représentant spécial de l’ONU sur la question des droits de l’homme

et des sociétés transnationales, John Ruggie, a statué que les entreprises ont le devoir de

respecter les droits humains dans l’ensemble de leurs relations d’affaires, partout sur la planète. Son cadre « Protéger, respecter et réparer » (ONU 2008) demande aux entreprises d’aller au-delà de la responsabilité passive. Elles doivent faire preuve de diligence raisonnable, c’est-à-dire être proactives et mettre en place une démarche systématique pour « déterminer les risques, réels et potentiels, pour les droits de l’homme [afin de] prévenir ces risques et de les atténuer » (ONU 2009, para. 71). Elles doivent éviter de se rendre « complices de violations commises par leurs fournisseurs » (para. 75). Une entreprise qui apprend que les droits humains ne sont pas respectés dans une partie de son réseau ne peut pas camoufler ou ignorer les faits. Elle doit prendre des mesures pour remédier à la situation.30

27 Par exemple, l’OCDE a élaboré des Principes à l’intention des entreprises multinationales (http://www.oecd.org/department/0,3355,fr_2649_34889_1_1_1_1_1,00.html) et l’OIT a écrit la Déclaration

relative aux principes et droits fondamentaux au travail (http://www.ilo.org/declaration/thedeclaration/lang-- fr/index.htm) [dernier accès : 19/3/2013].

28 Voir http://www.unglobalcompact.org/AboutTheGC/TheTenPrinciples/index.html [dernier accès : 19/3/2013]. Plus de 5000 entreprises y participent, dont Nike, Adidas et Puma.

29 Voir http://www.un.org/News/Press/docs/1999/19990201.sgsm6881.html [dernier accès : 19/3/2013].

30 Ruggie reconnait que les chaines d’approvisionnement sont fragmentées et que les lois nationales ne sont pas toutes respectueuses des droits humains. Selon lui, il serait injuste de considérer les entreprises acheteuses

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Les audits sociaux, s’ils sont menés rigoureusement, contribuent à ce processus de diligence raisonnable (ONU 2008). Ils constituent d’abord un contrôle préventif : ils font la promotion de l’éthique, établissent à l’avance les règles et les pratiques acceptables et prévoient des conséquences en cas de non-respect. Ils forment également un contrôle « détectif » : les auditeurs parcourent les usines des fournisseurs pour détecter si les droits et libertés sont enfreints. Enfin, ils représentent un contrôle correctif : les auditeurs ciblent les améliorations possibles et recommandent des moyens pour y parvenir (Gleim 2007).