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Il existe en Chine un droit du travail relativement étoffé sur papier, en ce sens qu’il aborde les grandes questions reliées aux relations et aux conditions de travail. La « société d’harmonie » prônée par le Parti communiste cherche à s’appuyer sur le droit, d’où la promulgation récente d’un grand nombre de lois (Choukroune & Garapon 2007, Chen 2002).110 La construction du droit chinois répond à un besoin récent (découlant de la libéralisation économique) de légiférer dans des domaines qui étaient autrefois dans les mains de l’État (économie, travail, environnement, propriété).111

108 Reuters, 5/7/2010, « China's new migrant workers pushing the line ». Voir aussi SCMP, 16/6/2010, « Wen appeals for better treatment for migrant workers » et 21/6/2010 « Pay rises not enough to ease migrant workers anger ».

109 Ce sont souvent les deuxième et troisième générations d’ouvriers qui parviennent à s’organiser, à formuler leurs revendications et à provoquer un changement social.

110 La « société d’harmonie » représente l’agenda politique du président Hu Jintao à partir du milieu des années 2000. Les autorités utilisent le terme « État de droit » en lui accordant leur propre sens (Choukroune & Garapon (2007).

111 Avant la libéralisation économique, les relations de travail étaient gérées par les règles administratives de la

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Les travailleurs bénéficient d’une protection légale (sur papier à tout le moins) grâce à la Loi sur le travail de 1994, la Loi sur les syndicats de 2001 et la Loi sur les contrats de travail de 2008. Cette dernière oblige les employeurs à fournir un contrat aux employés, sans quoi ils s’exposent à des pénalités importantes. En écrivant les conditions de l’emploi, les employeurs donnent aux travailleurs une preuve légale de leur statut et un moyen de contester en justice advenant le non- respect. Cette loi vise aussi à contrer le recours systématique aux contrats temporaires.112 Pour sa part, la Loi sur la promotion de l’emploi, adoptée en 2008, rend illégale la discrimination à l’embauche pour des raisons de race, de sexe, de religion et de statut (Gipouloux 2008).

Les travailleurs lésés sont de plus en plus encouragés à recourir au système judiciaire pour régler leurs contentieux. La Loi sur la médiation et l’arbitrage des conflits de travail (qui date aussi de 2008) a établi la procédure officielle de résolution de conflits entre employés et employeurs. Lorsque les parties n’arrivent pas à s’entendre, les quatre étapes suivantes sont prévues : 1) la médiation; 2) l’arbitrage; 3) la poursuite au civil (cour de première instance dans les districts); 4) la procédure d’appel (cour d’appel).113

Cette nouvelle législation (et sa promotion) représente un changement majeur en Chine, après trois décennies où les normes du travail étaient volontairement maintenues à leur minimum. Jusqu’à la fin des années 2000, la majorité des contrats étaient informels et les conditions étaient vaguement établies, ce qui rendait difficile la contestation légale (Wang & al. 2009).114 Aujourd’hui, le gouvernement chinois mise sur la loi pour favoriser la résolution pacifique des

112 Les contrats à courte durée étaient utilisés à grande échelle par les employeurs, car ils permettaient de mettre à pied les travailleurs lors des creux de production et de les réembaucher plus tard. Au contraire, la loi de 2008 exige d’offrir un contrat permanent (à durée indéterminée) aux employés qui cumulent dix années de travail consécutives ou après deux contrats à court terme. Texte de la loi ici : http://tradeinservices.mofcom.gov.cn/en/b/2007-06- 29/7279.shtml [dernier accès : 15/08/2011]

113 Ce système en 4 étapes est communément appelé « 1 mediation, 1 arbitration and 2 lawsuits ». Compte tenu des délais causés par l’explosion du nombre de cas, le gouvernement fait la promotion de la médiation (la première étape) comme mode de règlement privilégié. Un représentant de l’ACFTU (le syndicat officiel) agit souvent comme médiateur auprès des parties. Dans le cas de l’arbitrage, un représentant du département du travail de la localité est chargé d’entendre les arguments des parties et de rendre un jugement (CLB 2009c). Texte de la loi ici : http://tradeinservices.mofcom.gov.cn/en/b/2007-12-29/27880.shtml [dernier accès 15/08/2011].

114 Dans les consultations menant à la Loi sur les contrats de travail de 2008, des associations industrielles et des entreprises étrangères ont indiqué qu’elle était susceptible de nuire aux investissements en Chine. L’obligation de fournir des contrats à durée indéterminée a parfois été comparée au retour du « bol de riz en fer » (l’emploi garanti à vie). Voir Financial Times, 2/5/2007, « China’s labour law raises US concerns ».

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conflits, apaiser les tensions et maintenir l’ordre social (Béjà 2008b).115 Les arrêts de production, les taux de roulement élevés, les suicides, les incendies meurtriers et les scandales sur les mauvaises conditions sont perçus comme des menaces à la croissance du pays et à la légitimité du Parti communiste.116

Ainsi, ce nouveau corpus de lois n’est pas tant le fruit du militantisme ouvrier que de l’analyse que font les dirigeants de la situation sociale et des dangers qui menacent leur pouvoir. Pour Wang et al. (2009, 498 t.l.), l’objectif des nouvelles lois est « d’encourager les travailleurs à canaliser leur combat pour leurs droits vers leurs employeurs », plutôt que vers la société et le gouvernement. Afin de prévenir les soulèvements populaires, les autorités mettent en place des canaux pour permettre aux citoyens d’exprimer leur mécontentement (CLB 2009a).117

Mais la proclamation de lois ne va pas nécessairement de pair avec leur application (Huchet 2007). Des administrations locales ferment les yeux sur les normes du travail afin de maintenir l’intérêt des investisseurs, profiter des impôts corporatifs et rester compétitives face aux autres régions (Chan 2001, 2003). Bien des entreprises ont le champ libre pour ne pas se conformer aux lois. Comme les auditeurs d’Adidas (2001) le notent, il n’y a pas d’uniformité dans l’interprétation et l’application des lois par les diverses administrations en Chine. Même lorsque le gouvernement central supporte des normes plus strictes, il n’est pas garanti que cette volonté se transpose sur le terrain.118

Surtout, la protection réelle des droits humains en Chine se heurte au régime autoritaire et à l’absence d’un État de droit libéral. Il n’y a pas de système de justice indépendant : les pouvoirs

115 Selon les statistiques officielles du gouvernement, 693 000 conflits de travail ont été traités devant les comités d’arbitrage en 2008 (48 000 en 1996). Entre 2007 et 2008, le nombre a doublé, suite à l’entrée en vigueur de la Loi sur les contrats de travail. Une forte proportion a lieu dans le Guangdong (CLB 2009c).

116 Les mouvements ouvriers qui débutent par des revendications économiques sont susceptibles de se transformer en révolte politique, rappelle The Economist (31/7/2010, « The Rising Power of the Chinese Workers »).

117 Pour J.-P. Béjà, cela démontre la capacité d’adaptation du Parti communiste. Ce dernier tolère la plupart des manifestations – la répression systématique est devenue impossible – et jauge ses interventions en fonction de l’impact social. Il met en place des mécanismes officiels pour gérer le mécontentement populaire et encourage les citoyens à s’en prévaloir. C’est « l’intelligence de la survie ». Tiré d’un séminaire, École d’été sur la Chine, Université de Montréal, juillet 2008.

118 Des employeurs contournent la Loi sur les contrats de travail en forçant des ouvriers à signer des contrats « en blanc » (Wang & al. 2009, CLB 2010a). FWF (2008) prévient les auditeurs que l’existence d’un contrat ne garantit pas son application, et que les employés peuvent avoir été forcés de signer le document, sous peine de représailles.

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politiques et judiciaires restent intimement liés, ce qui permet au Parti communiste de réprimer les dissidents. La mission des tribunaux est de maintenir la paix et la stabilité et de réduire « les éléments non harmonieux », c’est-à-dire les dissidents du régime.119 La société civile ne bénéficie d’aucune protection légale et ne peut croître qu’à l’intérieur du périmètre désigné par le gouvernement (Béjà 2006).

Le Parti communiste utilise le droit comme un instrument destiné à mettre en œuvre ses politiques, légitimer son autorité, maintenir l’ordre et assurer la survie du régime. Il s’agit d’un droit « stabilisateur », selon les mots de Choukroune et Garapon (2007, 42). «L’essentiel est d’assurer la cohésion d’une institution, d’un ensemble d’hommes et non de garantir véritablement les droits individuels », écrivent-ils. Les tribunaux rendent des verdicts idéologiques et stratégiques qui visent à contrôler les tensions sociales; ils n’appliquent pas la loi de manière juste et uniforme. Ils ordonnent d’indemniser des citoyens et des travailleurs lésés, mais prennent soin d’éviter les débordements et une escalade de revendications qui menaceraient l’autorité du Parti ou le développement économique. C’est un droit de compromis et de stratégie, qui ne correspond pas à la définition d’un véritable État de droit libéral (Chen 2002).120 Dans cette recherche, nous insistons particulièrement sur l’absence de liberté syndicale, qui constitue l’une des barrières les plus importantes à l’amélioration de la condition ouvrière en Chine (voir chapitres 5 et 6).

119 En 2008, la ministre de la Justice chinoise déclarait que « le système juridique est déterminé par le système politique » et qu’il « sert à confirmer, préserver et promouvoir ce système politique » (cité dans Lam 2009, 55). 120 Chen (2002, 28) écrit : « Dans toute société, la loi ne devient effective et remplit les objectifs qui lui ont été assignés sur le plan social qu’à travers un processus de mise en œuvre et d’application sans lequel les normes auraient bien peu de sens. L’État de droit ne requiert pas seulement un processus d’élaboration des lois, même si celles-ci sont justes et équitables, il requiert également que ces lois justes et équitables soient mises en œuvre et administrées de manière impartiale, en toute équité et indépendance. C’est au travers de l’application et du fonctionnement du droit au sein d’une société que les idées de justice, d’équité et de protection des droits humains sont respectées ou bafouées ».

CHAPITRE 4

PORTRAIT DES AUDITS SOCIAUX DE NIKE, ADIDAS ET PUMA EN CHINE

Nike a été l’une des premières grandes entreprises (tous secteurs confondus) à mettre en place un code de conduite à l’intention de ses fournisseurs et à mandater des auditeurs pour parcourir leurs usines. Son premier code de conduite a été présenté en 1992 et l’actuelle version date de 2011. De son côté, Adidas possède un code de conduite pour sa chaine d’approvisionnement depuis 1997. La même année, elle commençait à bâtir son équipe d’auditeurs internes. La version actuelle date de 2007. Quant à Puma, elle a élaboré son premier code de conduite en 1993 et la version la plus récente date de 2006. Elle effectue des audits réguliers depuis le début des années 2000.121

Dans ce chapitre, nous pénétrons au cœur de la profession d’auditeur social et nous décrivons les pratiques de Nike, Adidas et Puma. Nous expliquons d’abord qu’il existe une diversité d’audits complémentaires menés sur les mêmes fournisseurs, après quoi nous discutons du déroulement d’un audit typique, des méthodes de collecte de données, du profil des auditeurs et des principales problématiques qui surviennent.