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Solution des difficultés

Dans le document Traité de la nature humaine (Page 83-87)

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Après tant de preuves indéniables tirées de l’expérience et de l’observation quotidiennes, il peut sembler superflu d’entrer dans un examen particulier de toutes les causes d’amour et de haine.

J’emploierai donc la suite de cette partie, premièrement, à écarter cer-taines difficultés concernant des causes particulières de ces passions, deuxièmement, à examiner les affections composées qui naissent du mélange de l’amour et de la haine avec d’autres émotions.

Rien n’est plus évident que ceci : une personne gagne notre bien-veillance ou s’expose à notre malbien-veillance en proportion du plaisir ou du déplaisir que nous recevons d’elle et les passions marchent exac-tement de pair avec les sensations dans tous leurs changements et va-riations. Qui peut trouver le moyen, par ses services, par sa beauté ou sa flatterie, de se rendre utile ou agréable à nous-mêmes est sûr de no-tre affection alors que, d’un auno-tre côté, celui qui nous nuit ou qui nous déplaît ne manque jamais d’exciter notre colère ou notre haine. Quand notre propre nation est en guerre avec une autre nation, nous détestons nos ennemis en trouvant leur caractère cruel, perfide et violent mais nous nous estimons, nous et nos alliés, équitables, modérés et clé-ments. Si le général de nos ennemis est victorieux, c’est avec diffi-culté que nous lui reconnaissons l’apparence et le caractère d’un homme. C’est un sorcier ! Il communique avec des démons (comme ce fut dit d’Olivier Cromwell et du duc de Luxembourg) ! C’est un esprit sanguinaire qui prend plaisir à tuer et à détruire ! Mais si la vic-toire est de notre côté, notre général à toutes les bonnes qualités

contraires et est un modèle de vertu, de courage et de conduite. Sa perfidie, nous l’appelons politique, sa cruauté est un mal inséparable de la guerre. Bref nous nous efforçons d’atténuer chacun de ses dé-fauts ou de le rendre digne avec le nom de la vertu qui s’en approche.

Il est évident que la même méthode de pensée traverse la vie courante.

Il en est certains qui ajoutent une autre condition et qui exigent non seulement que la souffrance ou le plaisir viennent de la personne mais aussi qu’ils aient été produits consciemment et avec une intention et un dessein particuliers. Un homme qui nous nuit ou nous blesse acci-dentellement ne devient pas pour cette raison notre ennemi et, par rapport à celui qui nous rend service de la même manière, nous ne nous jugeons pas tenus par un lien de gratitude. C’est par l’intention que nous jugeons des actions et, selon qu’elles sont bonnes ou mau-vaises, elles deviennent causes d’amour ou de haine.

Mais nous devons faire ici une distinction. Si la qualité qui, en au-trui, plaît ou déplaît, est constante et inhérente à la personne et à son caractère, elle causera de l’amour ou de la haine indépendamment de l’intention ; sinon, la conscience et un dessein sont requis afin de don-ner naissance à ces passions. Celui qui est désagréable à cause de sa laideur ou de sa folie est l’objet de notre aversion quoique, c’est cer-tain, il n’ait pas la moindre intention de nous déplaire par ces qualités.

Mais, si le déplaisir procède, non d’une qualité, mais d’une action qui est produite et anéantie en un instant, il est nécessaire, afin de produire quelque relation et de mettre assez en connexion cette action et la per-sonne, qu’elle soit dérivée d’une prévision et d’un dessein particuliers.

Ce n’est pas assez que l’action vienne de la personne et qu’elle ait la personne comme cause immédiate et auteur. Cette relation seule est trop faible et inconstante pour fonder ces passions. Elle n’atteint pas la partie sensible et pensante et ne procède pas de quelque chose de du-rable en l’individu, elle ne laisse rien derrière elle mais passe en un instant comme si elle n’avait jamais été. D’un autre côté, une intention révèle certaines qualités qui demeurent après que l’action a été exécu-tée, qualités qui mettent en connexion l’action et la personne et qui facilitent la transition des idées de l’une à l’autre. Nous ne pouvons jamais penser à la personne sans réfléchir à ces qualités, à moins que le repentir ou un changement de vie n’aient produit, sous ce rapport, un changement, auquel cas la passion change également. Voilà donc

une raison pour laquelle une intention est requise pour exciter l’amour ou la haine.

De plus, nous devons considérer qu’une intention, outre qu’elle renforce la relation d’idées, est souvent nécessaire pour produire une relation d’impressions et donner naissance au plaisir et au déplaisir.

En effet, on remarque que la principale partie d’un tort fait par une personne est le mépris et la haine qui se révèlent en cette personne qui nous a causé un tort et, sans cela, le simple mal nous donnerait un dé-plaisir moins sensible. De la même manière, de bons offices sont agréables surtout parce qu’ils flattent notre vanité et sont une preuve de la bienveillance et de l’estime de la personne qui nous les rend. La suppression de l’intention ôte la mortification dans un cas, la vanité dans l’autre et doit bien sûr causer une diminution notable des pas-sions d’amour et de haine.

J’accorde que ces effets de la suppression du dessein, en diminuant les relations des impressions et des idées, ne sont pas entiers et ne sont pas capables de supprimer tous les degrés de ces relations. Mais alors je demande si la suppression du dessein est entièrement capable de produire la suppression des passions d’amour et de haine. Je suis sûr que l’expérience nous informe du contraire : il est très certain que des hommes entrent dans une violente colère pour des torts qu’ils doivent eux-mêmes reconnaître comme entièrement involontaires et acciden-tels. Cette émotion, certes, ne saurait être de longue durée mais elle suffit pour montrer qu’il y a une connexion naturelle entre le déplaisir et la colère et que la relation des impressions opérera sur une très fai-ble relation d’idées. Mais, une fois que la violence de l’impression est un peu affaiblie, le défaut de la relation se fait mieux sentir et, comme le caractère d’une personne n’a aucune part dans des injustices acci-dentelles et involontaires, pour cette raison, il arrive rarement que nous entretenions une inimitié durable.

Pour illustrer cette doctrine par un exemple du même type, nous pouvons noter que ce n’est pas seulement le déplaisir qui provient d’autrui par accident qui n’a que peu de force pour exciter notre pas-sion mais que c’est aussi celui qui provient d’une nécessité et d’un devoir reconnus. Celui qui a un réel dessein de nous nuire, non par haine ou malveillance mais pour la justice et l’équité, n’attire pas sur

lui notre colère si nous sommes un peu raisonnables, bien qu’il soit à la fois la cause et la cause consciente de nos souffrances. Examinons un peu de phénomène.

En premier lieu, il est évident que cette circonstance n’est pas déci-sive et, quoiqu’elle soit capable de diminuer les passions, il est rare qu’elle puisse les supprimer totalement. Peu de criminels n’ont aucune malveillance envers la personne qui les accuse, les juge et les condamne, même s’ils sont conscients qu’ils n’ont que ce qu’ils méri-tent. De la même manière, notre adversaire dans un procès civil et la personne qui entre en compétition avec nous pour une fonction sont couramment considérés comme nos ennemis alors que nous devons reconnaître, si nous voulons y réfléchir, que leur motif est aussi légi-time que le nôtre.

En outre, nous pouvons considérer que, quand une personne nous cause un tort, nous avons tendance à l’imaginer coupable et c’est avec une extrême difficulté que nous admettons sa justice et son innocence.

C’est la preuve claire que, indépendamment de l’opinion d’injustice, un mal ou un déplaisir a une tendance naturelle à exciter notre haine et que c’est ensuite que nous cherchons des raisons qui puissent justifier et affermir la passion. Ici, l’idée d’injustice ne produit pas la passion mais en provient.

Il n’est pas non plus étonnant que la passion produise l’opinion de l’injustice ; sinon elle doit souffrir une diminution importante, ce que toutes les passions évitent autant que possible. La suppression de l’injustice peut produire la suppression de la colère mais ce n’est pas la preuve que la colère provienne de l’injustice. L’injustice et la justi-ce sont deux objets contraires dont l’un a tendanjusti-ce à produire la haine, l’autre l’amour, et c’est selon leurs différents degrés et selon notre tour particulier de pensée que l’un de ces objets prévaut et excite la passion qui lui est propre.

Partie II : de l’amour et de la haine

Dans le document Traité de la nature humaine (Page 83-87)