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De la curiosité ou de l’amour de la vérité

Dans le document Traité de la nature humaine (Page 180-185)

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Il me semble que nous avons été assez négligents en passant en re-vue tant de parties différentes de l’esprit humain et en examinant tant de passions sans considérer une seule fois cet amour de la vérité qui est la source première de nos recherches. Il serait donc bon, avant de quitter ce sujet, de faire quelques réflexions sur cette passion et de montrer son origine dans la nature humaine. C’est une affection d’un genre si particulier qu’il aurait été impossible d’en traiter sous l’une des questions que nous avons examinées sans risque d’obscurité et de confusion.

La vérité est de deux sortes, elle consiste soit en la découverte des rapports entre les idées considérées en tant que telles, soit en la dé-couverte de la conformité de nos idées des objets avec leur existence réelle. Il est certain que la première espèce de vérité n’est pas désirée simplement en tant que vérité et que ce n’est pas la justesse de nos conclusions qui donne seule le plaisir car ces conclusions sont aussi justes quand nous découvrons l’égalité de deux corps à l’aide d’un

compas que quand nous l’apprenons par une démonstration mathéma-tique. Même si, dans un cas, les preuves sont démonstratives alors que, dans l’autre, elles sont sensibles, pourtant, généralement parlant, l’esprit acquiesce à l’une comme à l’autre avec une égale assurance.

Dans une opération arithmétique, où la vérité et l’assurance sont tou-tes les deux de même nature, comme dans le problème d’algèbre le plus approfondi, le plaisir est très peu considérable, si même il ne dé-génère pas en souffrance ; ce qui est une preuve évidente que la satis-faction que nous recevons parfois de la découverte de la vérité ne pro-vient pas de la vérité simplement en tant que telle mais de la vérité seulement en tant qu’elle est douée de certaines qualités.

La première et la plus considérable circonstance requise pour ren-dre une vérité agréable, c’est le génie et la compétence qui sont em-ployés pour l’inventer ou la découvrir. Ce qui est facile et évident n’est jamais valorisé ; et même ce qui est en soi difficile n’est que peu considéré si nous y parvenons sans difficulté et sans effort de la pen-sée ou du jugement. Nous aimons suivre les démonstrations des ma-thématiciens mais nous ne recevrions qu’un faible divertissement d’une personne qui nous informerait simplement des proportions des lignes et des angles, même si nous avions la plus entière confiance en ses jugements et sa véracité. Dans ce cas, il suffit d’avoir des oreilles pour apprendre la vérité. Nous ne sommes plus obligés de fixer notre attention ou d’exercer notre génie, exercice qui, de tous les exercices de l’esprit, est le plus plaisant et le plus agréable.

Mais, quoique l’exercice du génie soit la principale source de cette satisfaction que nous recevons des sciences, je doute cependant qu’il suffise à nous donner une jouissance considérable. La vérité que nous découvrons doit aussi être de quelque importance. Il est facile de mul-tiplier à l’infini les problèmes d’algèbre et la découverte des propor-tions des secpropor-tions coniques n’a pas de limite, quoique peu de mathé-maticiens prennent du plaisir à ces recherches, préférant tourner leurs pensées vers ce qui est plus utile et plus important. La question est donc de savoir de quelle manière cette utilité et cette importance opè-rent sur nous. La difficulté de cette question tient au fait que de nom-breux philosophes ont perdu leur temps, détruit leur santé et négligé leur fortune à la recherche de telles vérités qu’ils estimaient importan-tes et utiles pour le monde, alors que toute leur conduite et tout leur

comportement montraient qu’il n’avaient aucune part à l’esprit public ni aucun souci des intérêts de l’humanité. S’ils avaient été convaincus que leurs découvertes n’avaient aucune importance, ils auraient entiè-rement perdu le goût de l’étude et cela même si les conséquences leur avaient été entièrement indifférentes, ce qui semble contradictoire.

Pour supprimer cette contradiction, nous devons considérer qu’il y a certains désirs et certaines inclinations qui ne vont pas plus loin que l’imagination et qui sont des reflets affaiblis et des images des pas-sions plutôt que des affections réelles. Ainsi supposez qu’un homme fasse l’examen des fortifications d’une ville, qu’il considère leur force et leurs avantages, naturels ou acquis, qu’il observe la disposition et l’agencement des bastions, des remparts, des mines et d’autres ouvra-ges militaires ; il est évident qu’il recevra une satisfaction et un plaisir proportionnels à la plus ou moins grande propriété de ces ouvrages d’atteindre leur but. Ce plaisir, comme il vient de l’utilité et non de la forme des objets, ne peut être que la sympathie à l’égard des habitants pour la sécurité desquels tout cet art est employé, quoique cette per-sonne, par exemple un étranger ou un ennemi, puisse dans son cœur n’avoir aucune bienveillance pour eux et puisse même entretenir une haine à leur encontre.

On peut certes objecter que cette sympathie lointaine est une très faible base pour une passion et que tant de zèle et d’application, comme on en observe fréquemment chez les philosophes, ne peut ja-mais dériver d’une origine aussi peu considérable. Mais je reviens ici à ce que j’ai déjà remarqué, que le plaisir de l’étude consiste principa-lement en l’action de l’esprit et en l’exercice du génie et de l’entende-ment dans la découverte ou la compréhension de quelque vérité. Si l’importance de la vérité est requise pour que le plaisir soit complet, ce n’est pas en raison de la considérable addition qu’elle donne à notre jouissance, c’est seulement parce que, dans une certaine mesure, elle est requise pour fixer notre attention. Quand nous sommes négligents et inattentifs, la même action de l’entendement n’a aucun effet sur nous et elle n’est pas capable de nous communiquer la satisfaction qui en provient quand nous sommes dans une autre disposition.

Outre l’action de l’esprit, qui est le principal fondement du plaisir, un degré de réussite dans l’atteinte du but ou la découverte de la vérité

que nous examinons est également requis. Sur ce point, je ferai une remarque générale qui peut être utile en de nombreuses occasions, à savoir que, quand l’esprit poursuit un but avec passion, quoique la passion ne dérive pas originellement du but mais simplement de l’action et de la poursuite, pourtant, par le cours naturel des affections, nous avons le souci du but lui-même et nous éprouvons du déplaisir quand nous avons à subir une déception dans la poursuite de ce but.

Cela provient de la relation et de la direction parallèle des passions ci-dessus mentionnées.

Pour illustrer cela par une analogie, j’observerai qu’il n’existe pas deux passions si ressemblantes que celles de la chasse et de la philo-sophie, quelque disproportion qu’on puisse discerner à première vue.

Il est évident que le plaisir de chasser consiste dans l’action de l’esprit et du corps, le mouvement, l’attention, la difficulté et l’incertitude. Il est de même évident que ces actions doivent s’accompagner d’une idée d’utilité pour qu’elles aient un effet sur nous. Un homme très ri-che, pas le moins du monde avare, bien qu’il prenne du plaisir à chas-ser des perdrix et des faisans n’éprouvera aucune satisfaction en tirant des corbeaux et des pies et cela parce qu’il considérera que le gibier de la première sorte est digne d’être présenté sur sa table et que celui de la seconde sorte est entièrement inutile. Ici, il est certain que l’utilité, l’importance ne cause pas par elle-même une passion réelle mais elle est seulement requise pour soutenir l’imagination ; et la même personne qui négligera un profit dix fois plus grand dans un autre domaine est contente de rapporter chez elle une douzaine de coqs de bruyère et de pluviers après les avoir chassés pendant des heu-res. Pour compléter le parallèle entre la chasse et la philosophie, nous pouvons observer que, dans les deux cas, le but de notre action peut en lui-même être méprisé et que, dans le feu de l’action, nous accor-dons une telle attention au but que nous sommes malheureux quand nous sommes déçus et sommes désolés soit de manquer notre gibier, soit de tomber dans l’erreur en raisonnant.

Si nous voulons un exemple d’affection analogue, nous pouvons considérer la passion du jeu qui offre un plaisir par les mêmes princi-pes que la chasse et la philosophie. On a remarqué que le plaisir du jeu ne vient pas du seul intérêt puisque nombreux sont ceux qui dé-laissent un gain assuré pour ce divertissement et ne dérive pas du jeu

seul puisque les mêmes personnes n’éprouvent aucune satisfaction quand elle jouent pour rien. Ce plaisir provient de l’union de ces deux causes qui, séparément, n’ont aucun effet. Il en est ici comme dans certaines préparations chimiques où le mélange de deux liquides clairs et transparents produit un troisième liquide opaque et coloré.

L’intérêt que nous prenons au jeu engage notre attention, attention sans laquelle il est impossible d’éprouver du plaisir, que ce soit dans ce cas ou dans le cas de toute autre action. Une fois notre attention engagée, la difficulté, la variété et les soudains revers de fortune nous intéressent encore davantage et c’est de cet intérêt que provient notre satisfaction. La vie humaine est un théâtre si lassant et les hommes sont généralement dans de si indolentes dispositions que tout ce qui les amuse, même par une passion mêlée de douleur, leur donne à tout prendre un plaisir sensible ; et ce plaisir est ici accru par la nature des objets qui, étant sensibles et de portée limitée, entrent en l’imagination avec facilité et lui sont agréables.

La même théorie qui explique l’amour de la vérité en mathémati-ques et en algèbre peut être étendue à la morale, la politique, la philo-sophie naturelle et à toutes les autres études où nous considérons non les relations abstraites des idées mais leur connexions et leur existence réelles. Mais, outre l’amour de la vérité qui se déploie dans les scien-ces, il existe une certaine curiosité implantée dans la nature humaine et qui est une passion qui dérive d’un principe complètement diffé-rent. Certaines personnes ont le désir insatiable de connaître les ac-tions et les détails de la situation de leurs voisins, quoique leur intérêt ne soit pas concerné et qu’ils doivent dépendre entièrement d’autrui pour s’informer. Dans un tel cas, il n’y a pas de place pour l’étude ou l’application. Cherchons la raison de ce phénomène.

Il a été largement prouvé que l’influence de la croyance est immé-diatement d’aviver une idée, de la fixer dans l’imagination et d’empê-cher toute sorte d’hésitation et d’incertitude à son sujet. Ces deux cir-constances sont avantageuses. Par la vivacité de l’idée, nous intéres-sons la fantaisie et produiintéres-sons, quoiqu’à un moindre degré, le même plaisir que celui qui provient d’une passion modérée. De même que la vivacité de l’idée donne du plaisir, de même sa certitude empêche le déplaisir en fixant une idée particulière dans l’esprit et en l’empêchant

de flotter dans le choix de ses objets. C’est une qualité de la nature, visible en de nombreuses occasions, qu’un changement trop soudain et trop violent nous donne du déplaisir et que, même si des objets peuvent, en eux-mêmes, nous être indifférents, leur changement nous donne pourtant du déplaisir. Comme c’est la nature du doute de causer un changement dans la pensée et de nous transporter soudainement d’une idée à une autre, le doute doit par conséquent être l’occasion d’une souffrance. Cette douleur a surtout lieu quand un objet retient notre attention à cause de son intérêt, de sa relation, de sa grandeur ou de sa nouveauté. Ce ne sont pas toutes les choses de fait que nous avons la curiosité de connaître, ce ne sont pas non plus seulement cel-les que nous avons un intérêt à connaître. Il suffit qu’une idée nous frappe avec assez de force ou nous concerne d’assez près pour nous donner du déplaisir par son instabilité et son inconstance. Un étranger, quand il arrive d’abord dans une ville, ne se préoccupe pas de connaî-tre l’histoire et les aventures de ses habitants mais, ensuite, quand il s’est familiarisé et a vécu longtemps avec eux, il acquiert la même curiosité que les gens qui sont nés là. Quand nous lisons l’histoire d’une nation, nous pouvons avoir un désir ardent de lever tous les doutes et toutes les difficultés du récit mais nous négligeons de telles recherches quand les idées de ces événements sont dans une grande mesure effacées.

FIN DU LIVRE II DU

TRAITÉ DE LA NATURE HUMAINE.

de David Hume (1739)

Traduction terminée à Dieppe le 8 octobre 2006 par Philippe Folliot.

Dans le document Traité de la nature humaine (Page 180-185)