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Des effets de l’accoutumance

Dans le document Traité de la nature humaine (Page 155-160)

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Mais rien n’a un plus grand effet aussi bien pour accroître et dimi-nuer nos passions que pour convertir le plaisir en douleur et la douleur en plaisir que l’accoutumance et la répétition. L’accoutumance a deux effets originaux sur l’esprit, donner une facilité à exécuter une action ou à concevoir un objet et, ensuite, donner une tendance ou une incli-nation envers cette action ou cet objet. Nous pouvons par ces effets expliquer tous les autres effets, si extraordinaires soient-ils.

Quand l’âme s’applique à l’accomplissement d’une action ou à la conception d’un objet auxquels elle n’est pas accoutumée, il y a une certaine raideur des facultés et une difficulté de l’esprit à se mouvoir dans leur nouvelle direction. Comme cette difficulté excite les es-prits 23, c’est la source de l’étonnement, de la surprise et de toutes les émotions qui proviennent de la nouveauté ; et elle est en elle-même

23 Rappelons qu’il s’agit ici des esprits animaux. (NdT)

très agréable, comme toutes les choses qui animent l’esprit à un degré modéré. Mais, quoique la surprise soit agréable en elle-même, comme elle met cependant les esprits en agitation, elle accroît non seulement nos affections agréables mais aussi nos affections pénibles, confor-mément au principe précédent, que toute émotion qui précède ou ac-compagne une passion se convertit aisément en cette passion. C’est pourquoi toute chose nouvelle nous affecte davantage et nous donne plus de plaisir ou plus de souffrance que ce qui, à strictement parler, lui appartient. Après une fréquente répétition, la nouveauté s’émousse, les passions s’apaisent ; le mouvement des esprits se calme et nous considérons les objets avec une plus grande tranquillité.

Par degrés, la répétition produit une facilité qui est un autre princi-pe très puissant de l’esprit et est une source infaillible de plaisir si la facilité ne va pas au-delà d’un certain degré. Ici, on peut remarquer que le plaisir qui naît d’une facilité modérée ne tend pas comme celui qui naît de la nouveauté à accroître les affections pénibles aussi bien que les affections agréables. Le plaisir de la facilité ne consiste pas tant en une fermentation des esprits que dans un mouvement régulier qui sera parfois assez puissant pour aller jusqu’à convertir la douleur en plaisir et nous donner finalement le goût de quelque chose qui était d’abord âpre et désagréable.

De plus, de même que la facilité convertit la douleur en plaisir, de même elle convertit souvent le plaisir en douleur quand elle est trop grande et qu’elle affaiblit et alanguit tant les actions de l’esprit qu’elles ne sont plus capables de l’intéresser et de le soutenir. En véri-té, il n’est d’autres objets qui deviennent désagréables par la coutume que ceux qui accompagnent naturellement une émotion ou une affec-tion qui est détruite par la trop fréquente répétiaffec-tion. Malgré la fréquen-te répétition, on considère les nuages, les cieux, les arbres et les pier-res sans jamais pier-ressentir une aversion. Mais quand le beau sexe, la musique, la bonne chère ou toute chose qui doit être agréable devien-nent indifférents, ils produisent facilement l’affection contraire.

La coutume ne donne pas seulement une facilité à accomplir une action, elle nous donne également une inclination et une tendance en-vers l’action si elle n’est pas entièrement désagréable et si elle n’est pas incapable d’être l’objet d’une inclination. Et c’est la raison pour

laquelle la coutume augmente toutes les habitudes actives mais dimi-nue les passives, comme l’a observé récemment un éminent philoso-phe. La facilité ôte la force des habitudes passives en affaiblissant et alanguissant le mouvement des esprits. Mais, pour les habitudes acti-ves, comme les esprits se soutiennent suffisamment par eux-mêmes, la tendance de l’esprit leur donne une nouvelle force et les pousse plus fortement à l’action.

Partie III : de la volonté et des passions directes

Section VI : De l’influence de l’imagination sur les passions

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On peut remarquer que l’imagination et les affections ont entre el-les une union étroite et que rien de ce qui affecte l’une ne peut être entièrement indifférent aux autres. Lorsque nos idées du bien et du mal acquièrent une nouvelle vivacité, les passions deviennent plus violentes et marchent de pair avec l’imagination dans toutes ses varia-tions. Je ne déterminerai pas [pour l’instant] si cela provient du prin-cipe ci-dessus mentionné, qu’une émotion qui accompagne une autre émotion se convertit aisément en l’émotion qui prédomine. Il suffit à mon propos actuel que nous ayons de nombreux cas qui confirment l’influence de l’imagination sur les passions.

Un plaisir qui nous est familier nous affecte plus qu’un autre que nous reconnaissons comme supérieur mais dont nous ignorons totale-ment la nature. De l’un, nous pouvons former une idée particulière et déterminée. L’autre, nous le concevons sous la notion générale de plaisir et il est certain que, plus l’une de nos idées est générale et uni-verselle, moins elle a de l’influence sur l’imagination. Une idée géné-rale, quoique n’étant rien qu’une idée particulière conçue sous un cer-tain point de vue, est communément plus obscure et cela parce qu’aucune idée particulière par laquelle nous représentons une idée

générale n‘est jamais fixée ou déterminée mais qu’elle peut aisément être remplacée par d’autres idées particulières qui serviront également à la représentation.

Il y a dans l’histoire de la Grèce un passage remarquable qui peut servir notre présent propos. Thémistocle parla aux Athéniens d’un pro-jet qu’il avait conçu qui pouvait se révéler très utile à la cité mais qu’il ne pouvait pas leur communiquer sans ruiner son exécution puisque le succès dépendait entièrement du secret de l’affaire. Les Athéniens, au lieu de lui confier les pleins pouvoirs pour agir comme il le jugeait bon, lui ordonnèrent de communiquer son projet à Aristide en la sa-gesse de qui ils avaient une entière confiance et à l’opinion de qui ils avaient résolu de se soumettre aveuglément. Le projet de Thémistocle était de mettre secrètement le feu à la flotte de toutes les républiques grecques qui s’était réunie dans un port voisin et dont la destruction donnerait aux Athéniens la domination de la mer sans aucun rival.

Aristide retourna à l’assemblée et dit au peuple que rien ne pouvait être plus avantageux que le dessein de Thémistocle mais que, en mê-me temps, rien ne pouvait être plus injuste ; sur quoi le peuple rejeta à l’unanimité le projet.

Un célèbre historien 24 a admiré récemment ce passage de l’histoire antique comme l’un des plus singuliers que l’on puisse ren-contrer. « Ici, dit-il, ce ne sont pas des philosophes qui ont vite fait dans leurs écoles d’établir les maximes les plus fines et les règles de moralité les plus sublimes qui décident que l’intérêt ne doit jamais prévaloir sur la justice, c’est tout un peuple qui est intéressé à la pro-position qui lui est faite, qui la considère comme importante pour le bien public mais qui, cependant, la rejette unanimement et sans hési-tation parce qu’elle est contraire à la justice. » Pour ma part, je ne vois rien de si extraordinaire dans l’attitude des Athéniens. Les mêmes raisons qui font qu’il est facile aux philosophes d’établir ces sublimes maximes tendent, pour une part, à diminuer le mérite d’une telle conduite chez ce peuple. Les philosophes n’hésitent jamais entre le profit et l’honnêteté parce que leurs décisions sont générales et que ni leurs passions, ni leur imagination ne sont intéressées aux objets. Et, quoique, dans le cas actuel, l’avantage des Athéniens fût immédiat,

24 Mons. Rollin.

comme il ne leur a été cependant connu que sous la notion générale d’avantage sans être conçu par une idée particulière, il a dû avoir une influence moins considérable sur leur imagination et a provoqué une tentation moins violente que si on les avait informés de tous les dé-tails. Autrement, il est difficile d’imaginer qu’un peuple entier injuste et violent (comme le sont habituellement les hommes) ait si unani-mement adhéré à la justice et rejeté un avantage si considérable.

Une satisfaction que nous avons éprouvée il y a peu de temps et dont le souvenir est frais et récent opère sur la volonté avec plus de violence qu’une autre dont les traces s’atténuent et qui sont presque effacées. D’où cela provient-il, sinon de ce que, dans le premier cas, la mémoire aide la fantaisie et donne une force et une vigueur supplé-mentaires à ses conceptions ? L’image du plaisir passé étant forte et violente, elle donne ces qualités à l’idée du plaisir futur qui est en connexion avec elle par la relation de ressemblance.

Un plaisir adapté au mode de vie dans lequel nous sommes enga-gés excite davantage nos désirs et nos appétits qu’un autre qui lui est étranger. Ce phénomène peut être expliqué par le même principe.

Rien n’est plus capable d’infuser une passion dans l’esprit que l’éloquence qui représente les objets sous les couleurs les plus vives et les plus fortes. Nous pouvons par nous-mêmes reconnaître que tel ob-jet est estimable et que tel autre est odieux mais, tant qu’un orateur n’excite pas l’imagination et ne donne pas de la force à ces idées, elles peuvent n’avoir qu’une faible influence sur la volonté ou sur les affec-tions.

Mais l’éloquence n’est pas toujours nécessaire. La simple opinion d’autrui, surtout si elle s’appuie sur une passion, fera qu’une idée du bien ou du mal aura une influence sur nous alors qu’autrement nous l’aurions négligée. Cela vient du principe de sympathie ou de com-munication ; et la sympathie, comme je l’ai déjà remarqué, n’est rien que la conversion d’une idée en une impression par la force de l’imagination.

Il est remarquable que les passions vives accompagnent commu-nément une imagination vive. Sous ce rapport, et aussi sous d’autres,

la force de la passion dépend aussi bien du tempérament de la person-ne que de la nature ou de la situation de l’objet.

J’ai déjà noté que la croyance n’est rien qu’une idée vive reliée à une impression présente. La vivacité est une circonstance requise pour exciter toutes les passions, les calmes aussi bien que les violentes, mais une pure fiction de l’imagination n‘a pas d’influence considéra-ble sur les unes ou les autres. Elle est trop faiconsidéra-ble pour avoir prise sur l’esprit ou être accompagnée d’une émotion.

Partie III : de la volonté et des passions directes

Section VII : De la contiguïté et de la distance

Dans le document Traité de la nature humaine (Page 155-160)