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Des avantages et des désavantages extérieurs

Dans le document Traité de la nature humaine (Page 41-47)

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Mais, quoique l’orgueil et l’humilité aient comme causes naturelles et les plus immédiates les qualités de notre esprit et de notre corps, c’est-à-dire le moi, nous trouvons par expérience qu’il y a beaucoup d’autres objets qui produisent ces affections et que l’objet primitif est, dans une certaine mesure, éclipsé et dissimulé par la multiplicité des objets étrangers et extrinsèques. Nous voyons que la vanité concerne aussi bien les maisons, les jardins, les équipages que les perfections et le mérite personnels et, quoique ces avantages extérieurs soient eux-mêmes largement distants de la pensée ou de la personne, cependant, ils influencent quand même une passion qui se dirige vers elles com-me vers son objet ulticom-me. Cela arrive quand des objets extérieurs ac-quièrent une relation particulière avec nous, qu’ils nous sont associés ou connectés. Un beau poisson dans l’océan, un animal dans le désert, et, en vérité, tout ce qui ne nous appartient pas et ne nous est pas relié n’a aucune espèce d’influence sur notre vanité, quelles que soient les qualités extraordinaires de ces objets et quel que soit le degré de sur-prise et d’admiration qu’ils puissent naturellement occasionner. Il faut que l’objet soit d’une certaine façon associé à nous pour qu’il touche notre orgueil. Son idée doit, d’une certaine manière, être accrochée à celle de nous-mêmes et la transition de l’une à l’autre doit être aisée et naturelle.

Mais ici, on peut remarquer que, quoique la relation de ressem-blance agisse sur l’esprit de la même manière que la contiguïté et la causalité en nous conduisant d’une idée à une autre, elle est pourtant rarement un fondement de l’orgueil ou de l’humilité. Si nous ressem-blons à une personne par une partie estimable de son caractère, nous devons posséder à un certain degré la qualité par laquelle nous lui

res-semblons ; et cette qualité, nous choisissons toujours de la considérer directement en nous-mêmes plutôt que par réflexion en une autre per-sonne quand nous voulons fonder sur elle quelque degré de vanité ; de sorte que, quoiqu’une ressemblance puisse occasionnellement produi-re cette passion en suggérant une idée plus avantageuse de nous-mêmes, c’est là, sur nous, que la vue se fixe finalement et que la pas-sion trouve sa cause ultime et finale.

Il y a certes des cas où des hommes montrent de la vanité à res-sembler à un grand homme par le visage, la taille, l’apparence ou par d’autres détails insignifiants qui ne contribuent en rien à sa réputation mais il faut avouer que cela ne s’étend pas très loin et n’a pas une grande importance pour ces affections. J’assigne à cela la raison sui-vante : nous ne pouvons jamais éprouver de la vanité à ressembler à une personne par des futilités, à moins que cette personne ne possède des qualités vraiment brillantes qui lui apportent le respect et la véné-ration. Ces qualités sont donc, à proprement parler, les causes de notre vanité au moyen de leur relation à nous-mêmes. Or de quelle manière nous sont-elles reliées ? Ce sont des parties de la personne que nous estimons et, par conséquent, elles sont en connexion avec ces futilités que l’on suppose être des parties de sa personne. Ces futilités sont en connexion avec les qualités semblables en nous ; et ces qualités en nous, étant des parties, sont en connexion avec l’ensemble ; et, par ce moyen, elles forment une chaîne de plusieurs maillons entre nous et la personne à laquelle nous ressemblons. Mais, outre que cette multitude de relations doit affaiblir la connexion, il est évident que l’esprit, quand il passe des qualités brillantes aux qualités futiles, doit, par ce contraste, mieux percevoir l’insignifiance des secondes et avoir honte, dans une certaine mesure, de la comparaison et de la ressemblance.

La relation de contiguïté et celle de causalité entre la cause et l’objet de l’orgueil et de l’humilité sont donc seules requises pour donner naissance à ces passions, et ces relations ne sont rien d’autre que des qualités par lesquelles l’imagination est conduite d’une idée à une autre. Examinons maintenant quel effet elles peuvent avoir sur l’esprit et par quel moyen elles deviennent si nécessaires à la produc-tion des passions. Il est évident que l’associaproduc-tion d’idées opère d’une manière si silencieuse et imperceptible que nous n’y sommes guère sensibles et que nous la découvrons plus par ses effets que par une

perception immédiate, un sentiment immédiat. Elle ne produit aucune émotion et ne donne naissance à aucune sorte de nouvelle impression mais elle modifie seulement les idées que l’esprit possédait avant et qu’il pourrait se rappeler à l’occasion. De ce raisonnement aussi bien que de l’expérience indubitable, nous pouvons conclure qu’une asso-ciation d’idées, quelque nécessaire qu’elle soit, n’est pas seule suffi-sante pour donner naissance à une passion.

Il est donc évident que, quand l’esprit éprouve soit la passion de l’orgueil, soit celle de l’humilité, quand apparaît un objet relié, il y a, outre la relation, la transition de pensée, une émotion, une impression originelle produite par quelque autre principe. La question est de sa-voir si l’émotion d’abord produite est la passion elle-même ou quel-que autre impression qui lui est reliée. Cette quel-question, nous ne serons pas longs à en décider. En effet, outre tous les autres arguments dont le sujet abonde, il doit à l’évidence apparaître que la relation d’idées, dont l’expérience montre qu’elle est une circonstance si nécessaire à la production de la passion, serait entièrement superflue si elle ne de-vait pas seconder une relation d’affections et faciliter la transition d’une impression à une autre. Si la nature produisait immédiatement la passion de l’orgueil ou de l’humilité, la passion serait en elle-même complète et n’exigerait aucune adjonction d’une autre affection, aucun accroissement par cette dernière. Mais, si l’on suppose que la premiè-re émotion est seulement premiè-reliée à l’orgueil et à l’humilité, on conçoit aisément quel dessein la relation des objets peut servir et comment les deux associations différentes d’impressions et d’idées, en unissant leurs forces, peuvent s’aider l’une l’autre dans leur action. Non seu-lement nous le concevons aisément mais j’oserai affirmer que c’est la seule manière dont nous pouvons concevoir ce sujet. Une transition facile d’idées qui, d’elle-même, ne cause aucune émotion, ne peut ja-mais être nécessaire, ni même utile aux passions, sinon en favorisant la transition entre certaines impressions reliées. Sans compter que le même objet cause un plus ou moins grand degré d’orgueil non seule-ment en proportion de l’accroisseseule-ment ou de la diminution de ses qua-lités, mais aussi en proportion de l’éloignement ou de la proximité de la relation ; ce qui est une preuve claire que la transition des affections suit la relation des idées puisque tout changement dans la relation produit un changement proportionnel dans la passion. Ainsi une partie du précédent système qui concerne les relations d’idées est une preuve

suffisante de l’autre partie qui concerne la relation d’impressions, et elle se fonde elle-même si évidemment sur l’expérience que ce serait perdre son temps que de le prouver davantage.

Cela apparaîtra de façon encore plus évidente dans des exemples particuliers. Les hommes sont fiers de la beauté de leur pays, de leur comté et de leur paroisse. Ici, l’idée de beauté produit manifestement un plaisir. Ce plaisir est relié à l’orgueil. L’objet, ou cause de ce plai-sir est, par hypothèse, relié au moi, l’objet de l’orgueil. Par cette dou-ble relation d’impressions et d’idées, une transition se fait d’une des impressions à l’autre.

Les hommes sont aussi fiers de la température du climat sous le-quel ils sont nés, de la fertilité de leur sol natal, de la qualité des vins, des fruits et des vivres qui y produits, de la douceur ou de la force de leur langage et d’autres particularités de ce genre. Ces objets se réfè-rent manifestement aux plaisirs des sens et ils sont originellement considérés comme agréables au toucher, au goût et à l’ouïe. Comment est-il possible qu’ils deviennent jamais des objets d’orgueil, sinon au moyen de cette transition expliquée ci-dessus ?

Il en est qui révèlent une vanité d’un genre opposé et ils affectent de déprécier leur propre pays en le comparant avec ceux où ils ont voyagé. Quand ils sont dans leur pays, entourés de leurs concitoyens, ils trouvent que la forte relation entre eux et leur propre nation est par-tagée par tant de monde qu’elle est, d’une certaine manière, perdue pour eux, alors que la relation éloignée à un pays étranger, qui est fai-te de ce qu’ils y ont vu et vécu, est accrue quand ils considèrent le peu de gens qui ont fait la même chose. C’est pourquoi ils admirent tou-jours la beauté, l’utilité et la rareté de ce qui est étranger comme supé-rieures à ce qu’ils trouvent dans leur pays.

Puisque nous pouvons être fiers d’un pays, d’un climat ou d’un ob-jet inanimé qui est en relation avec nous, il n’est pas étonnant que nous soyons fiers des qualités de ceux qui sont en connexion avec nous par le sang ou l’amitié. C’est ainsi que nous trouvons que les mêmes qualités, exactement, qui produisent l’orgueil en nous-mêmes, produisent aussi la même affection à un degré moindre quand nous les découvrons en des personnes qui nous sont liées. La beauté, l’adresse,

le mérite, le crédit et les honneurs de leurs parents sont soigneusement étalés par les orgueilleux, et c’est l’une des plus importantes sources de leur vanité.

De même que nous sommes fiers de nos propres richesses, de mê-me nous désirons que tous ceux qui sont en connexion avec nous en possèdent également et nous avons honte de ceux qui, parmi nos amis ou nos relations, sont misérables ou pauvres. C’est pourquoi nous éloignons le plus possible les pauvres de nous et, comme nous ne pouvons empêcher la pauvreté de certains collatéraux éloignés et comme nos aïeux sont considérés comme nos relations les plus pro-ches, tout le monde, pour cette raison, affecte d’avoir une famille de qualité et de descendre d’une longue lignée d’ancêtres riches et hono-rables.

J’ai fréquemment observé que ceux qui se vantent de l’ancienneté de leur famille sont heureux quand ils peuvent y joindre cette circons-tance, que leurs ancêtres, depuis de nombreuses générations, ont été les propriétaires permanents de la même portion de territoire, et que leur famille n’a jamais changé de possessions ni a été transplantée dans un autre pays ou une autre province. J’ai aussi observé qu’il y a un sujet supplémentaire de vanité quand ils peuvent se vanter que ces possessions ont été transmis par une lignée composée entièrement de mâles, et que les honneurs et la fortune ne sont jamais passés par une femme. Tentons d’expliquer ces phénomènes par le précédent systè-me.

Il est évident que, quand un homme se vante de l’ancienneté de sa famille, le sujet de sa vanité n’est pas uniquement la longue durée et les nombre des ancêtres, cette vanité porte aussi sur leurs richesses et leur crédit dont l’éclat est supposé rejaillir sur lui en raison de sa rela-tion à ses ancêtres. Il considère d’abord ces objets, est affecté par eux de manière agréable puis, revenant sur lui-même, passant par la rela-tion de parent à enfant, il se grandit par la passion de l’orgueil au moyen de la double relation des impressions et des idées. Puisque donc la passion dépend de ces relations, tout ce qui renforce l’une de ces relations doit aussi accroître la passion, et tout ce qui affaiblit les relations doit la diminuer. Or il est certain que l’identité de la posses-sion renforce la relation d’idées qui naît du sang et de la parenté et

qu’elle conduit l’imagination avec la plus grande facilité d’une géné-ration à une autre, des ancêtres les plus lointains à leur postérité, c’est-à-dire à la fois leurs héritiers et leurs descendants. Avec cette facilité, l’impression est transmise plus complètement et elle suscite un plus grand degré d’orgueil et de vanité.

Le cas est le même avec la transmission des honneurs et de la for-tune à travers une succession de mâles sans passer par des femmes.

C’est une qualité de la nature humaine, que nous considérerons plus loin 6, que l’imagination se tourne naturellement vers tout ce qui est important et considérable et que, quand deux objets se présentent à elle, un petit et un grand, habituellement, elle délaisse le premier et se fixe entièrement sur le second. Comme dans la société conjugale, le sexe masculin a l’avantage sur le sexe féminin, c’est le mari qui re-tient d’abord notre attention et, que nous le considérions directement ou que nous l’atteignions en passant par des objets reliés, la pensée demeure sur lui avec une plus grande satisfaction et arrive à lui avec une plus grande facilité plutôt qu’à sa femme. Il est aisé de voir que cette propriété doit renforcer la relation de l’enfant au père et affaiblir sa relation à la mère. En effet, comme toutes ces relations ne sont rien qu’une propension à passer d’une idée à une autre, tout ce qui renfor-ce la propension renforrenfor-ce la relation ; et comme nous avons une plus forte propension à passer de l’idée d’enfants à celle de père que de l’idée d’enfants à celle de mère, nous devons regarder la première re-lation comme la plus étroite et la plus considérable. C’est la raison pour laquelle les enfants, en général, portent le nom de leur père et qu’on les juge de plus ou moins noble ou basse extraction en se réfé-rant à sa famille. Et, quoique la mère puisse posséder un esprit et des dons supérieurs à ceux du père, comme il arrive souvent, la règle gé-nérale prévaut malgré l’exception, selon la doctrine expliquée ci-dessus. Mieux, même quand une sorte de supériorité est si grande ou que d’autres raisons ont un effet tel que les enfants représentent plus la famille de la mère que celle du père, la règle générale conserve en-core une telle efficacité qu’elle affaiblit la relation et produit une sorte de rupture dans la lignée des ancêtres. L’imagination ne la parcourt pas avec facilité et elle n’est pas capable de transférer l’honneur et le crédit des ancêtres à leur postérité du même nom et de la même

6 Partie II, section 2.

le aussi facilement que quand la transition est conforme aux règles générales et qu’elle passe du père au fils ou du frère au frère.

Partie I : de l’orgueil et de l’humilité

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