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De l’amour et de la haine

Dans le document Traité de la nature humaine (Page 65-69)

Section I : De l’objet et des causes de l’amour et de la haine

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Il est tout à fait impossible de donner une définition des passions de l’amour et de la haine, et cela parce qu’elles produisent unique-ment une impression simple sans mélange ni composition. Il n’est pas non plus nécessaire d’en tenter une description tirée de leur nature, de leur origine, de leurs causes et de leurs objets, et cela à la fois parce que ce sont les sujets de notre recherche actuelle et parce que ces pas-sions sont par elles-mêmes suffisamment connues par notre expérien-ce et notre sentiment courants. C’est expérien-ce que nous avons déjà remarqué pour l’orgueil et l’humilité et nous le répétons ici pour l’amour et la haine ; et, en vérité, il y a une si grande ressemblance entre ces deux groupes de passions que nous serons obligés de commencer par une sorte d’abrégé de nos raisonnements sur les premières pour expliquer les secondes.

Alors que l’objet immédiat de l’orgueil et de l’humilité est le moi, cette personne identique dont les pensées, actions et sensations sont intimement saisies par notre conscience, l’objet de l’amour et de la

haine est une autre personne dont les pensées, actions et sensations ne sont pas saisies par notre conscience. Cela est suffisamment évident par expérience. Notre amour et notre haine sont toujours dirigés vers un être sensible qui nous est extérieur ; et, quand nous parlons d’amour de soi, ce n’est pas au sens propre car la sensation qu’il pro-duit n’a rien de commun avec cette tendre émotion que fait naître un ami ou une maîtresse. Il en est de même pour la haine. Nous pouvons être mortifiés de nos propres fautes et de nos propres folies mais nous n’éprouvons de la colère ou de la haine que par les offenses d’autrui.

Mais, quoique l’objet de l’amour et de la haine soit toujours une autre personne, il est clair que l’objet n’est pas, à proprement parler, la cause de ces passions et qu’il ne suffit pas, à lui seul, pour les susciter.

En effet, puisque l’amour et la haine sont directement contraires dans la sensation que nous en avons et qu’ils ont le même objet en com-mun, si cet objet était aussi leur cause, il produirait ces passions oppo-sées à un degré égal, et comme elles se détruiraient l’une l’autre dès le premier instant, aucune d’elle ne pourrait jamais apparaître. Il doit donc y avoir quelque cause différente de l’objet.

Si nous considérons les causes de l’amour et de la haine, nous trouverons qu’elles sont très diverses et qu’elles n’ont pas beaucoup de choses en commun. La vertu, le savoir, l’esprit, le bon sens et la bonne humeur d’une personne produisent l’amour et l’estime, tout comme les qualités opposées produisent la haine et le mépris. Les mêmes passions naissent de perfections corporelles telles que la beau-té, la force, la rapidité et la dextérité et de leurs contraires ; et égale-ment d’avantages et de désavantages extérieurs dans la famille, les possessions, les vêtements, la nation et le climat. Il n’est aucun de ces objets qui ne puisse produire, par ses différentes qualités, de l’amour et de l’estime, de la haine et du mépris.

De l’examen de ces causes, nous pouvons tirer une nouvelle dis-tinction entre la qualité qui opère et le sujet où elle se trouve. Un prin-ce qui possède un majestueux palais commande l’estime du peuple pour cette raison, et cela premièrement par la beauté du palais et deuxièmement par la relation de propriété qui met en connexion le prince et le palais. Otez l’une des circonstances et vous détruisez la

passion, ce qui prouve à l’évidence que la cause est une cause com-plexe.

Il serait fastidieux de suivre les passions de l’amour et de la haine à travers toutes les observations que nous avons faites sur l’orgueil et l’humilité et que l’on peut également appliquer aux deux groupes de passions. Il suffira de remarquer en général que l’objet de l’amour et de la haine est évidemment une personne pensante, que la sensation de la première passion est toujours agréable et que celle de la deuxième est toujours désagréable. Nous pouvons aussi supposer, avec quelque apparence de probabilité, que la cause de ces deux passions est tou-jours reliée à un être pensant, que la cause de la première produit un plaisir distinct et que celle de la deuxième produit une gêne distincte.

L’une de ces suppositions, à savoir que la cause de l’amour et de la haine doit être reliée à une personne ou un être pensant pour produire ces passions, est non seulement probable mais elle est trop évidente pour être contestée. La vertu et le vice, quand on les considère abstrai-tement, la beauté et la laideur, quand elles se trouvent dans des objets inanimés, la pauvreté et la richesse, quand elles concernent une tierce personne, ne suscitent aucun degré d’amour et de haine, d’estime et de mépris envers ceux qui n’ont aucune relation avec eux. Une personne qui regarde par la fenêtre me voit dans la rue et voit, derrière moi, un beau palais qui n’a aucun rapport avec moi. Je pense que personne ne prétendra que cette personne va me payer du même respect que si j’étais le propriétaire du palais.

Il n’est pas aussi évident à première vue qu’une relation d’impres-sions soit requise pour ces pasd’impres-sions et cela parce que, dans la transi-tion, l’une des impressions se confond tant avec l’autre qu’elles de-viennent d’une certaine manière indiscernables. Mais, comme, dans l’orgueil et l’humilité, nous avons été facilement capables de faire la séparation et de prouver que toute cause de ces passions produit une douleur ou un plaisir distincts, je pourrais ici observer la même mé-thode avec le même succès en examinant en particulier les diverses causes et de l’amour et de la haine. Mais, comme j’ai hâte de prouver ces systèmes de manière entière et décisive, je diffère cet examen pour un temps. En attendant, je vais tenter de convertir à mon présent

des-sein tous mes raisonnements sur l’orgueil et l’humilité par un argu-ment fondé sur une expérience indubitable.

Il est peu de personnes qui, satisfaites de leur propre caractère, de leur propre génie ou de leur propre fortune, n’aient pas le désir de se montrer au monde et d’acquérir l’amour et l’approbation de l’huma-nité. Or il est évident que les mêmes qualités et circonstances qui sont les causes de l’orgueil ou de l’estime de soi sont aussi des causes de la vanité et du désir de réputation, et que nous faisons toujours voir les points particuliers dont nous sommes, en nous-mêmes, le plus satis-faits. Mais, si l’amour et l’estime n’étaient pas produits par les mêmes qualités, selon que ces qualités nous sont reliées ou sont reliées à au-trui, cette manière de procéder serait très absurde et nous ne pourrions attendre une correspondance entre les sentiments de toute autre per-sonne et ceux que nous entretenons nous-mêmes. Il est vrai que peu sont ceux qui sont capables de former des systèmes exacts sur les pas-sions ou de réfléchir à leur nature générale et à leurs ressemblances.

Mais, [même] sans un tel progrès en philosophie, nous ne sommes pas sujets à de nombreuses erreurs sur ce point. Nous sommes suffisam-ment guidés aussi bien par l’expérience courante que par une sorte de présentation 10 qui nous dit ce qui agira sur autrui à partir de ce que nous éprouvons immédiatement en nous-mêmes. Puisque donc les mêmes qualités qui produisent l’orgueil ou l’humilité causent l’amour ou la haine, tous les arguments qui ont été employés pour prouver que les causes des premières passions font naître une douleur ou un plaisir indépendants de la passion s’appliqueront avec une égale évidence aux causes des secondes passions.

10 « presentation ». (NdT)

Partie II : de l’amour et de la haine

Section II : Expériences pour confirmer

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