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De la beauté et de la laideur

Dans le document Traité de la nature humaine (Page 36-41)

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Que nous considérions le corps comme une partie de nous-mêmes ou que nous donnions notre assentiment aux philosophes qui le regar-dent comme quelque chose d’extérieur, toujours est-il qu’il faut ad-mettre qu’il nous est relié d’assez près pour former l’une de ces dou-bles relations que j’ai affirmées nécessaires aux causes de l’orgueil et de l’humilité. Donc, partout où nous pouvons trouver que l’autre rela-tion des impressions se joint à celle des idées, nous pouvons attendre avec assurance l’une ou l’autre de ces passions, selon que l’impres-sion est plaisante ou déplaisante. Or la beauté (de tout genre) nous donne une satisfaction et un plaisir particuliers, tout comme la laideur produit du déplaisir, quel que soit le sujet où elles puissent se trouver, qu’on les voie en un objet animé ou un objet inanimé. Si donc cette beauté ou cette laideur se trouve sur notre propre corps, ce plaisir ou cette gêne doit se convertir en orgueil ou en humilité puisque, dans ce cas, il y a toutes les circonstances requises pour produire une parfaite transition d’impressions et d’idées. Ces sensations opposées sont re-liées aux passions opposées. La beauté ou la laideur est étroitement reliée au moi, objet de ces deux passions. Il n’est dès lors pas étonnant que notre beauté personnelle devienne une objet d’orgueil et notre lai-deur personnelle un objet d’humilité.

Mais cet effet de nos qualités personnelles et corporelles n’est pas seulement une preuve du présent système qui montre que les passions ne naissent pas dans ce cas sans toutes les circonstances que j’ai ju-gées requises ; il peut être employé comme un argument plus fort et plus convaincant. Si nous considérons toutes les hypothèses qui ont été formées soit par la philosophie, soit par la raison commune, pour expliquer la différence entre la beauté et la laideur, nous trouvons

qu’elles se réduisent toutes à ceci : la beauté est un ordre et une cons-truction de parties propres à donner un plaisir et une satisfaction à l’âme, soit par la constitution primitive de notre nature, soit par l’accoutumance, soit par caprice. C’est le caractère distinctif de la beauté et c’est ce qui fait toute la différence entre elle et la laideur dont la tendance naturelle est de produire une gêne. Le plaisir et la douleur ne sont pas seulement les compagnons nécessaires de la beau-té et de la laideur mais ils constituent leur essence même. Et, en véribeau-té, si nous considérons qu’une grande partie de la beauté que nous admi-rons chez les animaux et en d’autres objets dérive de l’idée de conve-nance 5 et d’utilité, nous n’aurons aucun scrupule à donner notre as-sentiment à cette opinion. La forme qui produit la force est belle chez un animal, celle qui est un signe d’agilité est belle chez un autre.

L’ordre et la commodité d’un palais ne sont pas moins essentiels à sa beauté que sa forme et son apparence. De la même manière, les règles de l’architecture requièrent que le haut d’un pilier soit plus mince que sa base, et cela parce qu’une telle forme transmet l’idée de sécurité, qui est agréable, tandis que la forme contraire nous fait craindre un danger, ce qui est déplaisant. A partir d’innombrables exemples de ce genre et en considérant que la beauté comme l’esprit ne peuvent pas être définis mais sont seulement discernés par le goût, la sensation, nous pouvons conclure que la beauté n’est rien qu’une forme qui pro-duit un plaisir, tout comme la laideur est une structure de parties qui communique de la douleur, et, puisque le pouvoir de produire de la douleur et du plaisir fait d’une certaine manière l’essence de la beauté et de la laideur, tous les effets de ces qualités doivent dériver de la sensation et , parmi eux, l’orgueil et l’humilité qui, de tous les effets, sont les plus communs et les plus remarquables.

Cet argument, je l’estime juste et décisif mais, afin de donner une plus grande autorité au présent raisonnement, supposons-le faux pour un moment et voyons ce qui s’ensuivra. Il est certain que si le pouvoir de produire du plaisir et de la douleur ne forme pas l’essence de la beauté et de la laideur, les sensations sont du moins inséparables des qualités et il est même difficile de les considérer séparément. Or il n’y a rien de commun entre la beauté naturelle et la beauté morale (qui sont toutes les deux des causes d’orgueil) sinon le pouvoir de produire

5 « convenience » : convenance, commodité. (NdT)

du plaisir et, comme un effet commun suppose toujours une cause commune, il est clair que le plaisir doit dans les deux cas être la cause réelle et agissante de la passion. De plus, il n’y a rien d’originellement différent entre la beauté de notre corps et la beauté des objets exté-rieurs et étrangers, si ce n’est que l’une est en relation étroite avec nous, ce qui fait défaut à l’autre. Cette différence originelle doit donc être la cause de toutes les autres différences et, entre autres, de leur différence d’action sur la passion de l’orgueil qui est suscitée par la beauté de notre personne mais qui n’est pas affectée le moins du mon-de par celle mon-des objets étrangers et extérieurs. Si nous réunissons alors ces deux conclusions, nous trouvons qu’elles composent ensem-ble le précédent système, à savoir que le plaisir, en tant qu’impression reliée ou ressemblante, quand il est situé sur un objet relié, par une transition naturelle, produit de l’orgueil, et son contraire l’humilité. Ce système semble donc déjà suffisamment confirmé par l’expérience, quoique nous n’ayons pas encore épuisé nos arguments.

Ce n’est pas seulement la beauté du corps qui produit de l’orgueil, mais c’est aussi sa vigueur et sa force. La vigueur est une sorte de pouvoir, et le désir d’exceller en vigueur doit être considéré comme une espèce inférieure d’ambition. C’est pourquoi le présent phénomè-ne sera suffisamment expliqué quand j’expliquerai cette passion.

Pour ce qui est de toutes les autres perfections corporelles, nous pouvons observer qu’en général tout ce qui, en nous-mêmes, est utile, beau ou surprenant est un objet d’orgueil, et ce qui est contraire un objet d’humilité. Or il est évident que toutes les choses utiles, belles ou surprenantes s’accordent en produisant un plaisir séparé et ne s’accordent en rien d’autre. Le plaisir, donc, avec la relation au moi, doit être la cause de la passion.

Quoiqu’on puisse se demander si la beauté n’est pas quelque chose de réel et de différent du pouvoir de produire un plaisir, il ne peut y avoir aucune discussion sur le fait que la surprise, n’étant qu’un plaisir qui provient de la nouveauté, n’est pas, à proprement parler, une qua-lité d’un objet mais simplement une passion, une impression dans l’âme. Ce doit donc être de cette impression que naît l’orgueil, par une transition naturelle. Et il naît si naturellement qu’il n’y a rien en nous ou qui nous appartienne qui, produisant la surprise, ne suscite pas en

même temps cette autre passion. Ainsi sommes- nous fiers des aventu-res surprenantes que nous avons rencontrées, des évasions que nous avons faites et des dangers auxquels nous avons été exposés. C’est là l’origine du mensonge courant : quand des hommes, sans intérêt, et simplement par vanité, amassent un certain nombre d’événements extraordinaires qui sont soit les fictions de leur cerveau, soit, quand cela a vraiment eu lieu, des événements qui n’ont aucune connexion avec eux. Leur pouvoir d’invention fertile les approvisionne en aven-tures diverses et, quand ce talent leur fait défaut, ils s’approprient ce qui appartient à autrui afin de satisfaire leur vanité.

Ce phénomène contient deux expériences curieuses qui, si nous les comparons l’une à l’autre selon les règles connues par lesquelles nous jugeons de la cause et de l’effet en anatomie, en philosophie naturelle et dans les autres sciences, forment un argument indéniable en faveur de l’influence des doubles relations mentionnées ci-dessus. Par l’une de ces expériences, nous trouvons qu’un objet produit de l’orgueil simplement par l’intermédiaire du plaisir, et cela parce que la qualité par laquelle il produit de l’orgueil n’est en réalité rien d’autre que le pouvoir de produire du plaisir. Par l’autre expérience, nous trouvons que le plaisir produit de l’orgueil par une transition entre des idées reliées parce que, si nous coupons cette relation, la passion est immé-diatement détruite. Une aventure surprenante, dans laquelle nous avons été nous-mêmes engagés, nous est reliée et, par ce moyen, elle produit de l’orgueil mais les aventures d’autrui, quoiqu’elles puissent causer du plaisir, ne suscitent cependant jamais cette passion par dé-faut de cette relation des idées. Quelle preuve supplémentaire pou-vons-nous désirer de ce présent système ?

Il n’y a qu’une objection à ce système, qui concerne le corps : quoique rien ne soit plus agréable que la santé et que rien ne soit plus douloureux que la maladie, pourtant, généralement, les hommes ne sont ni fiers de l’une, ni mortifiés par l’autre. Cela s’expliquera aisé-ment si nous considérons la seconde et la quatrième limitations propo-sées pour notre système général. Nous avons remarqué qu’aucun objet ne produit jamais de l’orgueil ou de l’humilité s’il n’a rien qui nous soit propre, et, aussi, que toute cause de cette passion doit, dans une certaine mesure, être constante et qu’elle doit soutenir un certain rap-port à la durée de notre moi, qui est son objet. Or, comme la santé et

la maladie changent sans cesse chez tous les hommes et que personne ne peut se fixer uniquement et certainement sur l’un ou l’autre de ces états, ces infortunes et ces bienfaits accidentels sont d’une certaine manière séparés de nous et ne sont jamais considérés comme étant en connexion avec notre être et notre existence. La justesse de cette ex-plication apparaît dans le fait que, à chaque fois qu’une maladie est si enracinée dans notre constitution que nous n’avons plus d’espoir de guérison, à partir de ce moment, elle devient un sujet d’humilité, comme on le voit avec évidence chez les vieillards que rien ne morti-fie plus que la considération de leur âge et de leurs infirmités. Ils s’efforcent, aussi longtemps que possible, de cacher leur cécité et leur surdité, leurs rhumatismes et leur goutte et ils ne les avouent jamais sans répugnance ni gêne. Et, quoique les hommes jeunes n’aient pas honte des migraines et des rhumes qui les saisissent , cependant aucun sujet n’est si propre à mortifier l’orgueil humain et à nous faire entre-tenir une pauvre opinion de notre nature que le fait que nous soyons à tout moment de notre vie sujets à de telles infirmités. Cela prouve de façon suffisante que la souffrance corporelle et la maladie sont en el-les-mêmes des causes propres d’humilité, quoique la coutume d’estimer toutes les choses par comparaison plutôt que par leur prix et leur valeur nous fait oublier ces calamités qui touchent tout le monde, nous le voyons, et fait que nous formons une idée de notre mérite et de notre caractère indépendamment d’elles.

Nous avons honte des maladies qui affectent les autres et qui leur sont dangereuses ou désagréables ; de l’épilepsie qui horrifie ceux qui sont présents ; de la gale parce qu’elle est contagieuse ; des écrouelles parce qu’elles se transmettent couramment aux descendants. On considère toujours les sentiments d’autrui pour se juger soi-même.

C’est ce qui est à l’évidence apparu dans certains des raisonnements précédents et cela apparaîtra avec encore plus d’évidence et sera ex-pliqué plus complètement par la suite.

Partie I : de l’orgueil et de l’humilité

Section IX: Des avantages

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