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2 3 Etre transmigrant n’égale pas être frère ?

2.4 Une solidarité fraternelle ?

Si en Afrique sub-saharienne, les transmigrants se retrouvent dans des

quartiers connus de tous, au Maroc, ils vivent dans les grandes villes au cœur

quartiers en déshérence de la société d’accueil temporaire. Dans les quartiers dits populaires de Rabat à forte densité démographique, ils louent des chambres, des étages ou des maisons entières à des propriétaires locaux. Quelque soit le mode de location, les chambres sont souvent exiguës et l’occupation de la surface maximale. (Souvent une fois les matelas déroulés, on ne peut plus se mouvoir). Il faut cohabiter avec des pairs que l’on n’a jamais vu avant et ceci par nécessité économique, par obligation, parce que les loyers sont chers et non pas par « esprit communautaire » qui ferait rechercher une promiscuité grégaire .

Ecoutons Léo, réfugié politique originaire de Brazzaville. Après avoir vécu une période de grande précarité en arrivant au Maroc, il a réussi à trouver un travail d’enseignant dans une école de Casablanca tout en cherchant le meilleur moyen de passer légalement en Europe. Ayant enfin des ressources régulières (120 euros/mois) depuis quelques mois, son premier geste a été de quitter la chambre qu’il partageait avec quatre autres Congolais pour louer un vaste appartement dans un quartier central de classe moyenne. Le prix du loyer absorbe plus de la moitié de son salaire. Il vit seul dans cet appartement dont il n’occupe qu’une seule pièce :

« C’est important pour moi de pouvoir enfin choisir ma manière de vivre. Je peux enfin faire la tête que je veux, faire ce que je veux et ne plus trembler de peur d’être dénoncé par un voisin énervé quand un des colocataires fait trop de bruit et de craindre d’être renvoyé à la frontière. Je n’aurai plus à déménager comme avant parce que je ne m’entendais pas avec mes colocataires qui donnaient des ordres et se comportaient en petits chefs, ou qui amenaient des filles dans la chambre à côté et faisaient du bruit. Je n’ai plus à avoir peur de la contagion d’un compatriote qui tousse et est soigné pour la tuberculose.

Je me sens en sécurité ici et je n’ai plus peur de rencontrer des gens qui connaissent mon passé, qui savent qui je suis, ce que j’ai pu faire au Congo et qui peuvent me vouloir du mal. Aujourd’hui j’apprécie

de pouvoir vivre comme tout le monde, pas les uns sur les autres. On peut me dire que c’est du luxe de vivre comme ça et que je devrais économiser pour envoyer de l’argent au pays et pour mon passage mais pas pour le moment. Je suis heureux d’être ici au calme. Quand on a le choix on prend ses aises ».

Le cas de Léo n’est certes pas typique de la situation des transmigrants au Maroc car il est l’une des rares personnes rencontrées qui y ait trouvé du travail et qui vive seule mais il est pourtant exemplaire. Non, nous dit Léo, il existe des transmigrants qui ne font pas montre d’une solidarité à toute épreuve à l’égard de leurs « frères » africains. Non, la solidarité entre « frères » n’est pas naturelle, spontanée et inconditionnelle.

Les relations qui se nouent en transmigration sont tantôt le fait de communalisations tantôt de sociations au cours desquelles la nécessité de réduire le coût de la migration est un facteur important d’agrégation. On l’a vu, les transmigrants sont dirigés vers des quartiers, accueillis par des « chefs » des mères ou des compatriotes à leur arrivée dans les villes. Cet accueil est-il le fait d’une solidarité ou tout simplement d’une hospitalité fraternelle ? De fait, les nouveaux-arrivants sont accueillis par le groupe existant au nom du fait qu’ils sont comme eux des aventuriers. Cependant ce devoir d’hospitalité n’est pas à confondre avec un devoir de solidarité qui s’exercerait de manière inconditionnelle, spontanée et naturelle envers tout autre Africain du seul fait que celui-ci a aussi envie de passer en Europe. L’accueil est plus ou moins convivial en fonction des affinités sélectives que chacun entretient avec le nouvel arrivant. On lui offre le gîte et le couvert, on lui laisse le temps de se reposer des fatigues du voyage (ou de guérir de ses blessures s’il revient d’une attaque du « grillage » dans les enclaves espagnoles). On lui laisse le temps de trouver ses nouveaux repères, de contacter ses proches, de s’organiser et de se ressourcer avant qu’il puisse participer et « cotiser » à son tour. Si après quelques semaines l’hôte-invité ne participe toujours pas (de quelque manière que ce soit), des petits signes d’impatience, des petites phrases agacées montrent à celui-ci qu’il est temps de « cotiser » ou de

quitter. Cet ultimatum qui n’est pas exprimé de manière ouverte devient effectif lorsque le bailleur (qui attend son loyer impayé) menace de mettre sur le trottoir tous les colocataires. Le nouveau-venu doit se montrer solidaire du groupe qu’il a rejoint pour ne pas mettre les autres membres du groupe dans la difficulté. Il doit apprendre les règles du cohabiter sous peine d’être expulsé (au propre et au figuré) du groupe qu’il a rejoint.

Les chercheurs de l’école de Chicago ont montré que la communauté ethnique a joué le rôle de sas intégrateur pour les migrants en provenance d’Europe. Ici c’est bien la communauté d’itinérance transnationale qui aide l’individu à s’adapter , à subsister au quotidien, qui établit les normes de la cohabitation harmonieuse, qui rappelle à l’ordre ceux qui n’en suivent pas les règles strictes et expulse du groupe les éléments qui ne se comportent pas correctement.