• Aucun résultat trouvé

Recompositions et décompositions familiales

N Caligaris Les Samothraces

2. Recompositions et décompositions familiales

L’espace maghrébin est un espace masculin, patriarcal, autoritaire et violent, dirigé, contrôlé et sécurisé par des hommes. Il est aussi un espace féminin, materné et maternant, géré ou marchandisé par des femmes. Au cours de la recherche, il est clairement apparu au cours de cette traversée du continent que non seulement des familles se composaient, mais aussi se recomposaient ou se décomposaient. Les femmes voyageaient seules ou en famille mais surtout elles « faisaient famille » au cours du périple. Toutes avaient été abusées (arnaques, vols ou viols) en cours de route et se retrouvaient confrontées à des situations inédites. Quels changements ces nouveaux modes de circulation induisaient-il dans les rapports de genre dans de telles situations de violence ?

2.1 Faire dyade : coresponsabilité de la mobilité et

renversement des rôles

La fermeture des frontières contraint les personnes qui veulent émigrer en Europe à le faire de manière irrégulière et à faire appel à des intermédiaires qui vont faciliter leur entrée dans l’espace Schengen. L’existence de ces « passeurs » est directement liée à cette situation dont la fonction n’a plus lieu d’être lorsque les frontières s’ouvrent. La migration irrégulière originaire des pays de l’Afrique sub-saharienne fabrique ses propres agents que l’on appelle « guides » quand ils font passer des frontières terrestres, « passeurs » pour les frontières maritimes et « checkers» quand ils organisent les voyages par avion. Cette migration irrégulière qui a débuté il y a plus d’une décennie fabrique des intermédiaires dont certains font carrière dans l’arnaque. Ces escroqueries sont perpétrées la plupart du temps à partir d’un pays voisin au

pays de départ ou d’un pays de transit et portent sur des sommes importantes (de 1000 à 3000 euros par adulte) quand il s’agit de transports aérien. Les hommes et les femmes victimes d’arnaques sont parfois réduits brutalement à l’état de mendicité et contraints par la nécessité à tirer rapidement les leçons de cette expérience traumatisante. Cette situation inédite va les contraindre à repenser leur façon de voyager en modifiant leurs comportements et en inventant de nouvelles formes d’associations :

« J’ai vécu à Lagos pendant 2 ans où je travaillais dans une société d’informatique et j’ai pu économiser mais j’ai été arnaquée chaque fois que j’ai voulu partir en France. Je remettais l’argent à un checker qui au dernier moment disparaissait avec mon argent. J’étais découragée, fatiguée quand j’ai rencontré Lucas. Sa copine lui avait pris toutes ses économies pour voyager sur la France et il n’avait plus un sou. Il était déçu car il allait devoir encore patienter de longs mois avant de pouvoir avancer.

Il m’a tout de suite inspiré confiance alors très vite je lui ai dis : « Ecoute, c’est toi l’homme, tu organises tout le voyage, les documents, les transports et tout. Moi j’ai 2500 dollars américains à moi alors, écoute moi : je te donne le pouvoir de me commander et on voyage ensemble. » Au début il a refusé parce qu’il avait honte d’être sans argent et puis finalement il a accepté …on a voyagé ensemble et on a traversé le désert. On essaie maintenant de passer ensemble en Europe et on espère qu’on ne va pas nous refouler. »

(Denise, RDC, 28 ans, Tanger) Donner à l’autre le pouvoir de le commander alors que l’on est en position de pouvoir. Cette antinomie interroge sur la nature des liens qui se créent ici et qui incitent à faire couple. De quel type d’association s’agit-il ? S’agit-il d’une « tactique, » (Certeau : 1990) cet art exercé par le faible sans pouvoir – pour

trouver une solution à la nécessité impérieuse de poursuivre la route ? S’agit-il selon l’expression admise par le sens commun, d’une habile ‘ruse féminine’ cherchant à s’approprier une présence masculine utile ? Les mauvaises expériences subies par les deux voyageurs ne les poussent-ils pas simplement à s’associer en prévention d’abus futurs ? Il semble que les relations qui lient les deux partenaires soient de caractère dyadique – au sens Simmelien du terme – car elles rendent chacun des deux protagonistes directement coresponsables pour la survie du couple. Cette coresponsabilité est initiée ici par Denise qui accorde à son compagnon le pouvoir de la commander. Ce pouvoir donné à l’autre masculin induit en échange une obligation de réciprocité, obligation qui n’est basée ni sur la compétition, ni sur la peur de l’affrontement. La réciprocité exige des relations de confiance et des intérêts communs qui lie les partenaires conscients de leur impuissance à atteindre seuls leur objectif et unis par le même désir de réaliser leur projet migratoire. Les partenaires sont liés par un engagement réciproque et un contrat tacite dont le respect ne dépend pas uniquement de leurs deux volontés. La durée de ce contrat tacite peut être interrompu (si ce n’est définitivement rompu) du fait de la contingence de leur situation. Ils sont tous deux en situation irrégulière - à partir du moment où ils entrent au Maghreb et peuvent être séparés par les agents de l’autorité à n’importe quel moment. Les Etats traversés n’ont aucune obligation à accepter sur leur territoire la présence d’étrangers y séjournant de manière irrégulière et sont en droit d’exercer leur souveraineté (reconduites à la frontière – expulsions) à l’encontre de ces étrangers dont les associations éphémères et clandestines ne peuvent se réclamer d’aucune prérogative. La nature de ces associations à la temporalité inconnue et incertaine est conditionnée au droit discrétionnaire des Etats transitaires qui peuvent légalement exercer le droit de les dissoudre. Signataires de Conventions internationales, les Etats transitaires sont tenus moralement à ne pas séparer les familles mais ils ne peuvent en aucun cas être sanctionnés s’ils le font surtout si ces familles n’ont aucune caractère d’officialité.

Malgré la fragilité de leur situation (qui n’exclut pas la solidité des liens affectifs), les partenaires décident de vivre ensemble, de « faire communauté » et ceci à l’issue de négociations intenses menées par chacun des deux partenaires avec lui-même. Les doutes et les résistances vaincus (dépendance financière de l’un et incertitude de la teneur de la relation à venir de l’autre), permettent à chacun des partenaires de dépasser leurs résistances internes dont ils n’avaient pas eu conscience jusqu’alors. L’obligation de s’associer en dehors du regard familial au sein d’espaces hostiles et étrangers, l’obligation de faire route ensemble, sous peine d’immobilisme et de stagnation permettent d’être plus libres de projet et d’initiative et par là même de s’affirmer, d’inventer et d’initier de nouvelles relations. Tous deux renversent les normes sociales établies et s’inventent de nouveaux rôles (ici époux mais ailleurs père lorsqu’il y a des enfants) et de nouvelles fonctions (la défense et la protection dans la dépendance). La transmigration produit ici le « faire couple » qui participe de ce savoir - circuler, de ce savoir-transmigrer .

L’obligation de s’associer, sous peine d’immobilisme et de stagnation induit un changement dans la perception que chacun a de son statut personnel. Cette compétence à « faire dyade » permet non seulement de faire route ensemble mais elle est aussi facteur d’individuation car elle permet à chacun des partenaires de dépasser les résistances internes dont ils n’étaient qu’à conscience jusqu’alors. Cependant, cette compétence acquise qui répond à l’obligation de mobilité reste limitée car elle est incapable de changer la situation de l’un comme de l’autre pris dans le contexte d’exploitation auquel ils sont soumis et dont ils sont prêts à payer le prix.

2.2 Réseaux féminins transnationaux et regroupements

familiaux clandestins

Si la plupart des femmes sont parties seules, d’autres sont accompagnées de leurs enfants et ont pour projet de rejoindre des membres de leur famille en Europe qui les accueilleront à l’arrivée. Les arnaques ne les épargnent pas et vont transformer un voyage par avion de quelques heures en une entreprise à durée indéterminée et qui a des conséquences non seulement pour les protagonistes eux-mêmes mais également pour les familles qui financent le voyage. Les événements qui se succèdent de manière imprévue incitent les membres féminins de ces réseaux familiaux transnationaux à mobiliser des ressources de toute nature pour faire avancer le groupe maternel égaré dans l’espace sahelo-maghrébin .

Clarisse a 35 ans et est originaire de RDC qu’elle a quitté 18 mois auparavant quand je la rencontre à Casablanca. Elle a 3 enfants qui ont entre 6 et 13 ans et voyagent avec elle. Son mari dont le salaire ne peut plus financer les études de ses enfants et assurer un quotidien décent à sa famille est resté au pays. La tante de Clarisse réside à New York et sa sœur cadette vit à Paris depuis 4 ans. Celle-ci souhaite vivement voir sa sœur venir la rejoindre parce que malgré le fait qu’elle ait elle-même mari et enfant là-bas, elle se sent seule. Elle est mariée avec un homme qui « trafique » dans la drogue et qui s’est engagé à financer la majeure partie du voyage de la sœur de sa femme et des 3 enfants, voyage auquel participe financièrement un autre oncle de Clarisse (qui exerce la médecine au Japon où il est parti 5 ans plus tôt invité par l’église dirigée par Moon) ainsi que par sa demi-sœur qui réside au Royaume-Uni. La contribution de cette dernière au voyage est modeste car son mari – il est chauffeur de taxi à Londres –y participe selon ses moyens.

Le groupe maternel se rend à Douala où il retrouve le « checker » (personne qui organise le vol sur l’Europe et le « checking » des futurs passagers au comptoir d’embarquement) qui lui promet de voler directement sur Paris. L’argent du vol et des « frais de voyage » est

versé via Western Union : 3500 78 euros par adulte, 2500 par enfant.

Après 7 mois d’attente au Cameroun, le « checker » disparaît et le