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3.4.4 « Nous sommes tous des chercheurs en Vie meilleure »

Nous savons que les raisons pour lesquelles on quitte son pays ne sont jamais unicausales et simples mais multifactorielles et complexes. Nous savons aussi que la décision de quitter son pays est le résultat d’une mise en acte individuelle mais que cette décision est aussi socialement construite et culturellement interprétée. Nous savons aussi que les raisons données le sont parfois dans un désir de légitimer a posteriori une entreprise difficile. Nous avons cependant posé la question « pourquoi avez-vous quitté votre pays ?» aux 321 personnes rencontrées. Nous voulions donner la parole aux transmigrants eux-mêmes qui sont souvent désignés comme des « aventuriers », des « réfugiés » ou des « migrants économiques ». Nous verrons que les intéressés eux-mêmes ne se retrouvent dans aucune de ces catégories.

Plus de la moitié (51%) des enquêtés disent avoir quitté leur pays d’origine à cause de la guerre, des conflits interethniques ou des troubles politiques. Ils venaient de RDC, du Congo ou du sud Nigeria. Ceux-ci ont quitté leur pays à partir de 1997 au moment de la prise de pouvoir de Laurent-Désiré Kabila à Kinshasa en mai 1997 qui a suivi le départ du Président Mobutu Sessé Séko (qui décédera au Maroc et y sera enterré). Certains militaires (ou proches de militaires) se sont sentis personnellement menacés ou persécutés et, craignant pour leur vie ou celle de leur famille, ils ont décidé de quitter le pays. 14 personnes disent avoir refusé l’enrôlement dans les milices ou dans l’armée de Kabila et ont préféré sortir du pays.

La volonté de se mettre à l’abri en attendant la fin de cette période de tensions et d’incertitude a été souvent associée au désir d’aller ailleurs pour pallier les difficultés économiques engendrées par la crise. Certains ont souffert des conséquences créées par le changement de pouvoir qui non seulement ont fait perdre leur poste aux privilégiés du régime de Mobutu mais ont aussi entraîné une grave récession économique et la fermeture de nombreuses compagnies privées et le licenciement de leurs employés. Les jeunes sont en majorité issus de la capitale et n’ont pas souffert directement des violences de la guerre qui se déroule dans l’est du pays mais ils subissent de plein fouet la récession économique d’un pays en guerre qui a fait entre 1997 et 2004 plus de 3,5 millions et demi de morts et qui ne leur offre que peu de perspectives d’avenir. Neuf personnes étaient à la recherche de membres de leur famille qui avaient quitté le pays sous la menace.

Toutes les personnes originaires du Congo-Brazzaville venaient de la région sud du pays, le Pool, qu’ils avaient fui craignant pour leur vie. Ils avaient échappé à la guerre civile qui a suivi la victoire de Sassou-Nguesso sur Lissouba en juin 1997, guerre qui aurait fait plus de 10 000 morts. De même, quatre personnes originaires du nord de la Côte d’Ivoire avaient fui leur pays suite à des menaces de mort ou à l’assassinat de personnes de leur entourage. La Côte d’Ivoire qui était l’un des pays d’accueil traditionnel des migrants du Liberia, du Burkina Faso ou de Guinée est devenue elle aussi un pays de départ pour des raisons à la fois politiques et économiques.

Parmi les personnes enquêtées, 228 transmigrants ont dit avoir quitté leur pays afin de pouvoir « passer en Europe ». Les raisons données étaient souvent doubles : 91 désiraient « passer en Europe et étudier » et désiraient continuer ou reprendre des études dans l’Union Européenne (France, Belgique, Royaume Uni). La moitié d’entre eux (49%) ont dit vouloir « passer en Europe pour y travailler ». Les réponses relatives à la nature du travail étaient imprécises, la priorité immédiate étant de pouvoir passer eu Europe.

Parmi eux, Moussa le Guinéen, nourri à la poésie de Césaire et au discours révolutionnaire de Fanon refusant la complicité avec l’ordre établi, humilié de se sentir exclu de la marche du monde mais ambitieux pour lui et pour les jeunes de sa génération.

Parmi eux, Guy le Kinois qui voulait « chercher sa vie » en Europe, y étudier et acquérir un bon métier mais aussi ne pas se laisser imposer une épouse par sa famille et être libre de ses choix.

Parmi elles, Clarisse la Camerounaise ayant accouché en route et qui n’aspire qu’à trouver un coin tranquille pour se reposer.

Parmi eux, Yussouf le Sénégalais qui veut aller faire du commerce en France,

économiser pour pouvoir se marier et rentrer après au pays

Parmi eux, Jean-Marie le Malien qui se dit que s’il n’arrive pas à passer il retournera peut être chez lui.

Parmi eux enfin, Charlie le penseur : « Nous sommes comme des guerriers

partis se battre en traversant le fleuve. A l’arrivée nous avons détruit nos pirogues pour ne pas être tentés de revenir et pour ne rentrer que dans les embarcations des vaincus. Nous sommes courageux mais nous avons peur du découragement, nous sommes confiants en l’avenir mais nous redoutons l’oubli de ceux que nous avons laissés derrière …»

Les dires sont multiples, les aspirations mêlent désir de sécurité et besoin de travailler, désir d’étudier et aspiration à l’auto-réalisation, désir de se mouvoir librement et de choisir sa destinée. Au cours des entretiens approfondis que nous avons menés auprès de ces hommes et de ces femmes « on the move » ces aspirations diverses et multiples étaient souvent résumées par l’expression suivante : « Je veux aller chercher la Vie ». Cette affirmation énigmatique qui

s’est éclaircie en cours de terrain reflète une aspiration vitale à exister et à se trouver, à se légitimer et à devenir. Elle reflète aussi le besoin d’être reconnu en son droit d’être Soi, en son droit fondamental à exister en quelque lieu que ce soit, quelle que soit la couleur de la peau. Elle signifie aussi le droit de vivre dans un lieu dans lequel son intégrité physique ne soit pas menacée mais elle n’est pas le seul fait de réfugiés fuyant une Afrique qui serait réduite à « une

nécropole couverte de charniers » comme le déplore le journaliste Smith

(2003).

Cette recherche de la Vie signifie aussi le droit de refuser l’immobilité forcée et mortifère à laquelle les condamne une gérontocratie toute puissante et le droit de refuser d’obéir aux injonctions parentales quant à la manière de mener leur vie et de décider par eux-mêmes. Cette recherche de la Vie enfin signifie être libre de ses mouvements, libre d’entreprendre et de réaliser une part de ses rêves, libre de voyager en Europe puis de rentrer au pays selon ses désirs, libre de se mouvoir sans frontières.

Cette recherche de la Vie est toute à la fois revendicative et légitimée, guerrière et paisible, courageuse et risquée, hésitante et confiante. Cette recherche de la Vie dans son expression clandestine et souterraine est dynamique et créatrice de savoir-faire, riche de compétences et d’un savoir transiter. Elle transgresse, inverse et renverse les hiérarchies sociales et redéfinit ses propres normes.

Cette recherche vitaliste n’est pas seulement individuelle mais collective, associative et communautaire. Elle s’exprime de manière individuelle dans le désir d’auto-réalisation et de manière collective dans les diverses formes d’associations, de couples ou d’alliances, de groupes familiaux ou de pairs, qui évoluent au sein de la « communauté d’itinérance » qui va permettre de par son caractère cosmopolite, transnational, flexible et ouvert la production de « communautés d’itinérance » qui se forment dans des micro-lieux.