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Les « Indicateurs » du processus d’autonomisation

« Individuation et transmigration »

2. Les « Indicateurs » du processus d’autonomisation

Simmel a montré que les formes de socialisation s’appuient sur des contenus qui ne sont pas sociaux mais qui font partie de la constitution psycho- physique des êtres humains qui leur permet de s’associer, de s’unir et de faire partie de nombreux cercles sociaux. Il a montré aussi que la personnalité d’un individu se trouve au point unique où s’entrecroisent les différents cercles sociaux auxquels il choisit d’adhérer en exerçant son libre-arbitre (Watier : 2003). Dans le contexte mouvant et changeant de la transmigration, les individus ont sans cesse à se confronter à des groupes nouveaux et doivent décider s’ils vont « en être » ou non, ne serait-ce que de manière ponctuelle. Ils ne connaissent pas les villes où ils vont séjourner quelque temps ni les codes nécessaires pour comprendre la société dans laquelle ils arrivent. Comment alors négocient-ils leur adaptation à leur situation de nouveau venu ? Comment se situent t-ils par rapport au groupe qui les accueille ? Au-delà de l’apprentissage de présentations de soi multiples et surjouées nécessaires pour se mouvoir dans un environnement étranger voire hostile, que se passe t-il au niveau de l’être du migrant? Comment est-il évalué par les autres membres du groupe ? Peut-on parler « d’indicateurs de processus » qui mesureraient la nature de l’ajustement à la situation, à l’environnement social et peut-être aussi à soi-même ?

2.1 Les Mères : entre matriciel et matriciant

En arrivant dans les grandes villes d’Afrique sub-saharienne ou du Maghreb, les transmigrants ne sont pas attendus. Ils ne savent jamais quand ils vont arriver ni par quel moyen de transport. Ils ont des ressources financières

minimales et n’ont que rarement une adresse en poche. Ils doivent compter sur leurs propres compétences - surtout quand ils voyagent sans-papiers - pour se diriger dans la ville et atteindre leur objectif qui est de rejoindre au plus vite ceux ou celles qui voyagent comme eux et qui se regroupent dans certains quartiers. Ils cherchent à rentrer en contact avec leurs compatriotes ou plus généralement dans certains pays avec les « francophones » (dans les pays anglophones) ou les « anglophones » (dans les pays francophones). En Afrique sub-saharienne ils sont à la recherche des quartiers où ils savent qu’ils seront accueillis et pourront obtenir des informations ou de l’aide quand ils arrivent sans un sou.

Ils sont alors dirigés vers (ou trouvent par eux-mêmes) - des lieux de convivialité que sont les nganda ou les circuits, réplique édulcorée et adaptée des bars à bière que l’on trouve en RDC et au Cameroun ou trouvent les maquis, petites cantines-restaurants d’Afrique de l’ouest. Au Maghreb, nous le verrons, ils cherchent à contacter les « chairmen » ou «présidents », désignés comme responsables de leur communauté nationale (Mauritanie) ou cooptés par eux (Maroc). Accompagnons deux transmigrants lors de leur arrivée à Lagos, cette immense ville du Nigeria, lieu incontournable de passage des transmigrants en provenance d’Afrique centrale. Ecoutons leur conversation qui nous a été rapportée par un transmigrant qui arrivait du Nigeria : Théodule est un Congolais de Kin et Alex un Camerounais de Douala. Ils débarquent par le bus à Lagos en ne connaissant personne et en maîtrisant mal l’anglais:

Théodule : …et si nous allions à l’Ambassade ?

Alex : Comment veux-tu aller à l’Ambassade puisque nous ne pouvons pas prouver notre identité sans document ? Cherchons plutôt où habitent les francophones car je sais qu’ils sont nombreux à Lagos et trouvons quelqu’un qui parle français.

Dans la gare de bus où ils sont arrivés tôt le matin, Théodule interroge une personne (X) qui a l’air avenante et qui, par chance, parle un peu français et déclare bien vouloir les accompagner en bus :

Théodule : Nous ne sommes donc pas encore à Lagos ?

X : Si, vous êtes bien dans la grande ville de Lagos mais vos frères sont installés à Lagos Island dans le quartier Yaba. C’est très loin. Théodule est intrigué par la vue du grand pont qui mène à Lagos Island et ne cesse de poser des questions sur la construction de ce pont, questions auxquelles X répond de manière abrupte :

X : Je ne sais pas, la seule chose que je connais c’est mon business, le reste ne me regarde pas, va demander à Obasanjo ou à une personne qui porte une cravate !

En descendant du bus près du grand marché aux tissus de Lagos Island, X marche à grands pas sans attendre et déclare d’un ton rogue : Je suis pressé

« time is money ». La foule est dense, la chaleur moite, l’atmosphère tendue.

Ils sont agressés par le bruit des sirènes émanant des pick-up toyota qui sillonnent les rues étroites et dans lesquels se trouvent des policiers en treillis, portant lunettes noires et mitraillette au poing.

Alex : Je me sens étouffer, je dois boire de l eau…

Théodule : Achète vite un sachet d’eau glacée, Il vient de te dire que le temps c’est de l’argent mais il faut payer car rien n’est gratuit ici.

Le passant les conduit sans hésiter dans le quartier des francophones et dans un établissement calme où une femme qui se tient près du comptoir les salue en lingala

X : « Voilà, vous avez trouvé vos frères, payez-moi car je dois vite repartir

Théodule : Te payer mais comment ça ? On a déjà payé ton ticket de bus.

X s’échauffe et se met à hurler : « give me my money. I am in a hurry” ».

L’un des clients de la buvette qui semble connaître le passant dit en lingala « Aza muyibi » (c’est un grand voleur). Une femme assise derrière le comptoir paye la somme requise sans discuter (malgré les protestations véhémentes de Théodule). Le passant après avoir empoché l’argent sourit en disant

« Welcome, this is Nigeria » et disparaît dans la foule. Les deux nouveaux-

venus remercient cette femme à laquelle ils se présentent en expliquant qu’ils désirent aller en Europe et qu’ils sont totalement ‘à plat’ :

« Racontez-moi votre histoire car moi je peux vous aider. Je suis consciente de la situation actuelle de l’Afrique et de mon pays en particulier. Je vais vous aider, sachez que vous n’êtes ni les premiers ni les derniers que j’aide.

-Vous devez sûrement vous demander comment vous allez vivre ici. Comme les autres l’ont fait avant vous, vous allez travailler pour moi pendant un mois sans être payés car je vais utiliser votre salaire pour payer celui qui vous a amené jusqu’ici et pour vous installer ici. Théodule, tu peux être serveur dans ma buvette et toi Alex, tu peux travailler pour moi au marché car je fais aussi du commerce avec le pays et j’ai besoin de gens pour empaqueter la marchandise.

Après ce sera à vous de voir si vous voulez continuer à travailler ici ou ailleurs ou continuer votre route pour l’Europe. Vous devez être fatigués après ce long voyage.” Venez, je vais vous montrer la place où dormir.

Ce soir vous pourrez venir, il y aura de la musique zaïroise …

Les deux nouveaux-venus acceptent ses conditions sans rien trouver à redire. Mère Tessilia leur offre exactement ce qu’ils cherchent : le gîte, le couvert, un lieu pour prendre connaissance de ce nouveau monde dans lequel ils viennent de pénétrer et un petit job pour se « refaire ». Elle est aussi une

femme d’affaires qui a un établissement à gérer dans un pays étranger, sa place à conserver, un commerce à faire prospérer et un avenir à assurer. Claire sur ses intentions, elle leur explique :

« Vous savez, je ne me fatigue pas de vous aider vous les aventuriers car ceux que j’ai aidés aujourd’hui sont ceux qui m’aideront demain. La plupart d’entre eux sont maintenant en Europe à Bruxelles, Paris ou Londres. Ils me donnent de leurs nouvelles et m’envoient de l’argent pour me remercier et avec certains je fais un peu de business. Et puis un jour moi aussi je vais passer… »,

Elle leur offre de surcroît l’accès à un lieu maternant et matriciant non seulement en subvenant à leurs besoins immédiats, en incarnant le rôle de substitut maternel auprès de ceux qui souffrent secrètement de la séparation d’avec leur mère mais aussi en leur donnant un accès immédiat au monde des « aventuriers » qui va les aider à faire leur apprentissage de « clandestin ».