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L’enfant pionnier : entre ancrage et transmission

N Caligaris Les Samothraces

Après 7 mois d’attente au Cameroun, le « checker » disparaît et le petit groupe se retrouve seul Ne voulant pas rebrousser chemin

2.3 L’enfant pionnier : entre ancrage et transmission

L’individu transmigrant est un individu en déplacement. Il n’en est pas moins relié à son environnement social qui bien que mouvant n’en est néanmoins bien réel. Il est en relation avec les quatre sphères (ou mondes) définis par Schütz (1989) : le monde des « contemporains » (consociates), des « intimes » (famille et amis), des prédécesseurs (ancêtres vivants ou décédés, figures

héroïques) et des successeurs (ses propres descendants) avec lesquels il maintient des liens de proximité affective. Plusieurs travaux79 ont montré le

rôle significatif joué par le monde des prédécesseurs et des intimes dans leur relation avec ego au moyen de la transmission d’un héritage immatériel qui constitue une sorte de géographie des origines des individus avec ses lieux et sa mémoire. Ces espaces hérités renvoient à l’ancestralité, aux lieux d’origine et de vie des parents et à la mémoire historique qui permettent à l’individu de se situer dans la lignée familiale et d’affronter ensuite sa propre différence à la lumière de cette mémoire. Gourcy a travaillé sur les rapports qu’entretient le migrant volontaire avec le monde des prédécesseurs et des intimes. Elle a montré que les migrants se présentent comme les dépositaires d’une histoire qui fait de la migration une norme familiale, que les espaces hérités immatériellement par le migrant sont généralement accompagnés d’une disposition favorable à la migration offrant à l’individu une « sécurité ontologique » - comme la nomme Giddens – qui permet à l’individu de se situer dans la continuité d’une lignée, de légitimer et de banaliser son parcours qui bien que perçu comme « d’exception » n’en reste pas moins marginal.

Au cours de notre terrain, nous avons été intrigué par les relations qu’entretient ego avec le monde des « successeurs » (descendants d’ego) ainsi que par le rôle inédit que leurs parents leur faisaient jouer. Les « successeurs » étaient souvent de très jeunes enfants nés en transmigration ou de jeunes mineurs qui partaient en Europe avant leurs parents et qui avaient pour mission de favoriser le regroupement familial :

Helène qui est camerounaise a trois enfants dont l’aîné est un garçon de huit ans. Le père des enfants qui est congolais est décédé au cours du voyage et elle désire rejoindre la France pour que ses enfants puissent y étudier. Elle vit à Delly Ibrahim dans un quartier

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Gourcy, C (2005) dans « L’autonomie dans la migration : Réflexion autour d’une énigme » cite les travaux de M.Mauss , A.Gotman, ou B.Lahire

situé à la périphérie d’Alger où habitent plusieurs Congolais en attente de passage au Maroc. Elle vit dans une minuscule cabane faite de parpaings où l’on se glisse en rampant. Une tôle rouillée sert de toit et l’entrée de la « maison » est fermée par un morceau de plastique. Elle vient d’accoucher de son troisième enfant lorsque je la rencontre et de se séparer de son fils aîné qui est passé en Andalousie. Elle a confié l’enfant à une « connaissance » qui l’a fait voyager et l’a déposé dans un foyer pour mineurs du côté de Malaga croit-elle. Avant de l’envoyer là-bas, comptant sur l’intelligence et la vivacité d’esprit de son fils, elle lui a fait mémoriser son numéro de téléphone portable. Le jeune fils est bien conscient de l’importance de ce numéro de téléphone qui est le seul élément réel qui va lui permettre de rester en contact avec sa mère et de maintenir le lien qui le rattache à elle. L’enfant sait que les conditions du maintien du lien avec sa mère dépendent de lui et sont le fait de sa responsabilité. L’enfant est parti depuis trois semaines mais elle n’a pas encore de nouvelles.

Helène espère faire passer la petite fille de 6 ans puis le dernier-né quand celui-ci sera sevré avant de songer à pouvoir enfin passer elle-même. Elle n’a pas demandé le statut de réfugié car elle veut aller en France. Elle a choisi de faire passer ses enfants un à un dans la clandestinité avant de passer elle-même. Combien de temps faudra- t-il pour qu’ils se retrouvent tous les quatre en France ? Un an, deux ans ? Elle ne sait absolument pas….

Par leur détermination inébranlable, les familles (nucléaires ou étendues) imposent leur volonté migratoire aux Etats-Nations malgré les politiques répressives que ceux-ci mettent en place. La migration irrégulière contraint les parents à mettre de la distance physique entre eux et leurs enfants plutôt que de les garder auprès d’eux dans une proximité captatrice qui ne ferait plus sens. Cette relation de proximité qui relève de la fusion et de la dépendance extrême quand il s’agit d’une mère et de son nouveau-né doit être

interrompue brutalement (dans sa réalité physiologique du moins). Le jeune enfant qui est souvent l’aîné de la fratrie ou l’enfant unique sera le premier à mettre le pied sur cette terre promise où il va enfin pouvoir aller à l’école, étudier et devenir un adulte. Jeune pionnier émigrant sur une terre nouvelle, il engage dans l’aventure toute sa famille et devient alors l’élément d’ancrage d’un « regroupement familial » d’un type nouveau. Il devient l’acteur principal d’une réunification familiale qui ne peut réunir sans séparer ni regrouper sans arracher.

Le groupe maternel ne peut rester ensemble, soudé et uni. Il est forcé de se dissocier, de s’individualiser pour éviter l’immobilité, la stagnation et la mort. Les parents - seuls ou en couple - font du passage de leurs enfants leur priorité car ils sont intimement persuadés que l’avenir de ceux-ci est là-bas. Leur avenir est là-bas avec la mère ou sans la mère, avec les parents ou sans les parents.

Les familles envoient leurs jeunes enfants à la conquête de territoires inconnus qu’ils auront à charge de leur rendre un jour familiers. Ces enfants-pionniers créent de nouveaux territoires familiaux en amont des territoires connus. Ils sont envoyés à la conquête de territoires que leurs parents ne connaissent que par le biais de cet héritage immatériel reçu de leurs proches ou ancêtres. Ces nouveaux-nés ou jeunes enfants sont les artisans espérés de la migration future de leurs parents. Ils sont investis – parfois à leur insu pour les plus jeunes - d’une mission jusqu’alors réservée aux adultes. Les primoarrivants et artisans du regroupement familial ont d’abord été les hommes chefs de famille puis les femmes venues seules. Ce sont maintenant les enfants qui assurent ce regroupement. Les plus âgés d’entre eux se situent dans une lignée de migrants dont ils se sentent devenir des membres actifs et ils partent confiants vers un futur qui leur permettra de « trouver leur vie », un avenir apprivoisé par leurs parents qui leur transmettent leur vision d’une Europe qu’ils non pas encore découvert physiquement mais qu’ils connaissent déjà de l’intérieur. Les enfants sont tout à la fois les héritiers du désir de leurs parents ET les

pionniers d’une aventure qui maintient leurs parents en dehors de leur propre histoire.

Ce sont ces enfants pionniers- héritiers qui, de fait légitiment non seulement le projet migratoire de leurs parents mais aussi la décision de ceux-ci de les envoyer dans l’inconnu. Cette décision d’envoyer des enfants, parfois des nouveaux-nés à peine sevrés (ce qui afflige la fibre maternelle de la chercheure) est approuvée par l’entourage des « frères » en migration qui se substitue ici à la famille proche. Le groupe entier - y compris la « connaissance » qui fera passer les enfants un à un - avalise cette pratique qui – bien que douloureuse - se révèle être la seule solution possible dans les conditions de la situation présente. Ces enfants -pionniers préparent l’avenir de leurs parents, futurs dépositaires d’une histoire que n’auront pas vécu leurs parents et qu’ils leur transmettront a posteriori. Le caractère contraignant de la migration irrégulière oblige à inverser l’ordre des hiérarchies générationnelles, et établit un ordre d’un genre nouveau dans lequel le dernier-né est l’artisan du regroupement familial.

Enfin, en imposant leur présence juvénile au cœur des sociétés de la vieille Europe qui refuse l’admission de leurs parents sur son sol, ces enfants-pionniers créent de nouveaux devoirs aux pays dits d’accueil. Ils les obligent au travers d’organisations étatiques à prendre soin d’eux (gîte, soins, éducation) à se substituer à leurs parents biologiques et à redéfinir les liens de « paternité » qui les unissent à ces enfants (quand ils ne se soustraient pas à leurs devoirs en les renvoyant dans leur pays d’origine).

2.4 Reconfigurations symboliques du périple : entre fuite