• Aucun résultat trouvé

Regroupement autour des « pasteurs » nomades et reconfigurations symboliques

« Individuation et transmigration »

1. Religieux en mouvement, mouvement par le religieu

1.2 Regroupement autour des « pasteurs » nomades et reconfigurations symboliques

En Algérie et au Maroc, nous avons rencontré des pasteurs qui arrivaient du sud du Nigeria, du Ghana ou de RDC. Ils sont membres d’églises évangéliques dont ils sont les connections africaines et entretiennent des

relations suivies avec leur « base » en Europe. Si certains d’entre eux se limitent à être des agents pastoraux décidés à passer eux-mêmes en Europe pour aller évangéliser selon leur dire la vieille Europe, d’autres cumulent de nombreuses activités car ils sont les maillons indispensables à l’organisation réussie du passage. L’oreille rivée en permanence à leur téléphone portable, ils entretiennent des contacts étroits avec leurs confrères en Europe ou en Amérique du Nord et se portent garants de la bonne gestion des transferts monétaires intercontinentaux. Ils gèrent des fonds55 venus de l’étranger sous

la forme de soutien financier aux églises locales, reçoivent des lettres d’invitation d’églises qui leur permettent d’obtenir pour leurs protégés un visa pour l’Europe.

Tous ont pour mission d’animer de petites communautés composées exclusivement de transmigrants de diverses nationalités en route pour l’Europe. Ils convoquent ainsi quotidiennement des rassemblements - de façon clandestine ou officielle. Ils se retrouvent en petits groupes dans des chambres louées dans les quartiers populaires où ils pratiquent de façon discrète des « exhortations matinales ». En dehors des centres urbains, ils exercent dans les espaces frontaliers et autres lieux dits de « rétention », du sud du Sahara aux abords de la Méditerranée et de l’Atlantique. Dans les villes, à Tanger par exemple, ils obtiennent l’autorisation officielle d’exercer leur culte auprès des responsables religieux locaux à qui des cartes de membre prouvant leur affiliation sont délivrées. En Novembre 2000, nous avons assisté à une cérémonie célébrée par un pasteur nigérian dans l’église St Andrew de Tanger. Cette belle église anglicane immortalisée par Matisse a été construite en 1894 sur un terrain offert par le Sultan Moulay Hassan pour symboliser l’entente cordiale qui unit les trois religions du Livre. Le pasteur anglican est un homme ouvert qui (trois fois par semaine mais en dehors des horaires habituels) ouvre son église à ceux qui se préparent à traverser le Détroit de Gibraltar.

55

Au Maroc, la banque américaine Western Union dont la publicité incite à envoyer du « cash in a flash » permet d’effectuer en temps réel des transferts d’argent discrets, rapides et en toute légalité.

Devant une assemblée constituée d’environ 200 personnes, hommes et femmes originaires du Nigeria et du Ghana, le « révérend John » prêche en anglais : profil d’aigle, chaîne en or au cou, chemise Lacoste jaune vif et baskets blanches, il se tient debout au centre de l’église pendant qu’un acolyte le filme en vidéo. Après avoir fait chanter un psaume par son acolyte Jimmy, il se lance dans une longue exhortation, Bible en main et assène des références d’une voix rapide : Matthiew 4 : 6, Job … Exodus, 19 : 10, à l’assemblée que les fidèles localisent avec dextérité.

Pendant plus de deux heures, il commente le livre de l’Exode et les passages qui célèbrent la libération de l’esclavage du peuple d’Israël à sa sortie d’Egypte. Il évoque le passage à pied sec de la Mer Rouge qui s’est retirée devant le peuple élu permettant son passage de nuit vers l’autre rive. Il incite la foule à célébrer ce passage en chantant le psaume 136 dans lequel le Dieu des Juifs a vaincu Pharaon et « a rejeté à la mer chevaux et

cavaliers ». Il questionne avec force l’assemblée sur son désir sincère

d’atteindre ce lieu où les pâturages sont plus verts. “Do you really want to

reach the place where the pastures are greener ?” demande-t-il avec

persuasion. Brother John fait venir au centre de l’église cinq jeunes femmes qui vont entreprendre le voyage de nuit. Chacun prie à haute voix, les yeux fermés et les bras ouverts. D’une voix forte, il dit : « Oh Dieu, aide tout ceux

qui voyageront bientôt. Aide- les à surmonter les épreuves, aide-les à traverser la mer » et il impose les mains sur chacune des femmes. Il invite toute

l’assemblée à prier pour qu’elles fassent « a safe journey ». Au terme de cette prière où l’on peut sentir circuler l’émotion, les fidèles se dispersent rapidement et discrètement. Certains se retrouveront sur la terrasse de la médina qui surplombe le détroit et dont l’autre rive paraît si proche, d’autres se préparent à traverser la nuit même.

Au cours de la dernière prière, le groupe a « fait communauté » autour de leur pasteur qui a fédéré autour de lui un nombre important de transmigrants par- delà leur diversité et de leurs identités nationales ou culturelles. Ils sont unis par

la référence commune à ce Dieu de la Bible qui se tient aux côtés des passant-e-s et qui veut la libération de ses enfants maintenus si longtemps sous le joug de l’esclavage. C’est un Dieu protecteur et puissant qui est du côté des nomades, de ceux qui sont en mouvement et pour qui le déplacement est synonyme de Vie, un Dieu qui comme le dit Debray (2003) « donne au passage la primauté sur le lieu ». La figure du pasteur John se substitue ici à celle d’un Moïse moderne, guide et passeur d’hommes qui incarne la figure mythique en faisant appel à leur mémoire religieuse commune. La réélaboration du parcours donne sens à leur expérience présente en la rapportant à cet événement fondateur qu’est la libération du peuple élu. D’autre part, l’évocation de cet événement fondateur commun contient en lui-même la promesse d’un avenir brillant symbolisé ici par la vision des « verts pâturages » qui les attendent de l’autre côté de la mer. Tout en redonnant de la force à ceux qui ont peur d’entreprendre la traversée du Détroit56 dans lequel tant de gens se sont noyés, l’évocation du passage de

la Mer Rouge renforce le sentiment du sens sacré de ce long voyage. Les travaux de S. Bava (2006) auprès de jeunes sénégalais de confession mouride ont montré comment l’exil était « resymbolisé » par l’identification de leur parcours à celui de leur chef spirituel Amadou Bamba qui a vécu de longues années en exil et en a démontré les mérites et les bienfaits.

La notion de la pérégrination vue comme un exil libérateur – pensé et rendu possible de par la seule volonté d’un Dieu puissant et protecteur- confère à la transmigration un sens sacré. Elle apporte la certitude que Dieu accorde sa préférence à ceux qui sont en recherche et en déplacement plutôt qu’à ceux qui ont réponse à tout et sont figés dans leur mouvement. Les transmigrants, qu’ils soient de confession musulmane ou chrétienne s’inscrivent dans une lignée de croyance dont les figures du passé les rassurent sur leur propre présent, les confortent dans leur décision de poursuivre leur route et donnent un sens à leur futur proche.

56

Dans le Détroit de Gibraltar la distance la plus proche entre la côte marocaine et la côte espagnole est de 14 Km

1.3 Le périple d’Alain-Ali : entre multi appartenance et