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ETUDIER L'ARTICULATION ENTRE TRAVAIL ET TIC : QUELLES PERSPECTIVES EN SOCIOLOGIE DU TRAVAIL ?

LA SOCIOLOGIE DU TRAVAIL ET L'ETUDE DE LA TECHNIQUE

Dans cette section, après avoir rappelé la précocité de l'intérêt de la sociologie pour le travail et la technique, je préciserai le regard spécifique que la sociologie du travail a porté sur cet objet d'étude. Cela permettra de disposer d'une première palette de catégories d'analyse dont nous vérifierons, à la section suivante, qu'elle demeure en grande partie pertinente dans le contexte contemporain.

La place de la technique dans la sociologie

Rappelons que, dès ses origines, la sociologie s’est intéressée au travail et à la technique. Ainsi, dans De la division du travail social, même s'il parle moins du travail proprement dit que de l’évolution des segmentations sociales d’un point de vue très global, Durkheim n'en a pas moins articulé sa conception du social avec l'étude des effets délétères provoqués par la disparition des « groupements professionnels », suite à une extension démesurée du marché1. Plus précisément, il examine la transformation sociale impliquée par

1 « Puisque le marché, de municipal qu'il était, est devenu national et international, la corporation doit prendre la même extension » (Durkheim, 1978, p. XXVII), car « ce que nous voyons avant tout dans le groupe professionnel, c'est un pouvoir moral capable de contenir les égoïsmes individuels, d'entretenir dans le cœur des travailleurs un plus vif sentiment de leur solidarité commune, d'empêcher à la loi du plus fort de s'appliquer aussi

le développement de l'industrialisation : « l'ouvrier est enrégimenté, enlevé pour toute la journée à sa famille ; il vit toujours plus séparé de celui qui l'emploie, etc. (…) [Il] répète les mêmes mouvements avec une régularité monotone, mais sans s'y intéresser ni les comprendre (p. 362-3). « On a parfois proposé comme remède de donner aux travailleurs (...) une instruction générale. Mais (...) la division du travail ne change pas de nature parce qu'on la fait précéder d'une culture générale (...). Il n'en reste pas moins mauvais qu'il ait été tout le jour traité comme une machine » (p. 364). Même s'il ne s'est agit que d'un desideratum, Durkheim a également esquissé le programme de la technologie, cette branche de la sociologie destinée à étudier les instruments divers dont se servent les hommes (outils, armes, vêtements, ustensiles de toute sorte) et à les envisager comme symptomatiques d'un certain état de civilisation1.

Quant à Weber, après avoir théorisé l’importance de la dimension culturelle de l’investissement au travail, il a cherché à expliquer l’émergence de la modernité, en partie par les processus de rationalisation à l’œuvre dans les entreprises, reconnaissant par ailleurs « que la forme proprement moderne du capitalisme occidental a été déterminée, dans une grande mesure, par le développement des possibilités techniques. (...) Ce qui signifie qu'elle dépend de traits particuliers de la science moderne, tout spécialement des sciences de la nature, fondées sur les mathématiques et l'expérimentation rationnelle » (Weber, 1967, p. 18). En d'autres termes, M. Weber, tout en prenant soin de distinguer technique et économie, avait déjà clairement identifié l'interaction dynamique entre développement du capitalisme et des sciences, notamment, au travers de leurs applications aux techniques de production ou de gestion (comptabilité rationnelle, par exemple)2. Il a également discuté le caractère polysémique du terme technique. En un sens général, la technique pure désigne l'ensemble relativement économe des moyens nécessaires à l'exercice d'une activité, en sorte que « l’on peut parler d’une technique de la prière, d’une technique de l’ascèse, d’une technique de réflexion et de recherche » (1995/1922, p. 101). La technique possède sa propre rationalité, indépendante des exigences économiques : « ainsi, il existe selon notre définition, une

brutalement aux relations industrielles et commerciales. » (pp. XI-XII). Durkheim s'est intéressé aux groupements professionnels dans d'autres travaux, notamment dans les trois premiers chapitres des Leçons de sociologie (1960).

1 « Les instruments divers dont se servent les hommes (…) sont des produits de l'activité collective. (…) Il y a entre eux et la nature des sociétés qui les emploient des rapports définis. (…) La technologie, considérée sous cet aspect, est une branche de la sociologie », Durkheim, 1975, tome 1, p. 246.

2 Voir sur la reconstitution de la genèse des dispositions tant culturelles (croyances) que techniques (comptabilité, législation) de l'essor du capitalisme en occident, Weber (1991).

technique rationnelle au service d’objectifs ne correspondant à aucun désir » (p. 103), c'est-à-dire aucun besoin solvable. Ce n'est que dans un sens restreint, dans une visée économique, que la technique tient compte de la rareté des moyens dans sa recherche d'efficacité.

Collaborateur et continuateur de l'œuvre de Durkheim, Simiand, dans son effort pour fonder une sociologie économique, s'est employé à montrer que les faits économiques ne constituent qu'un genre particulier de faits sociaux1. Il a également cherché à identifier l'origine des crises économiques mondiales et a suggéré qu'elles résultaient d'une incapacité, passagère, à innover dans la manière de mettre en œuvre capital et travail d'exécution, matières premières et technique (Simiand, 1932). Et dans son argumentation, un point essentiel repose sur la distinction entre faits économiques et faits techniques, ces derniers n'étant rien en dehors de la façon dont les hommes se les approprient dans leurs relations sociales (Mucchielli, 1998, p. 500).

M. Mauss a accordé une place non négligeable à l'étude de la technique, non seulement en exposant sa conception des techniques du corps2, mais également en proposant une définition en termes d'arts de la production3 relevant de la technologie sociologique, par opposition aux techniques de l'art et aux techniques de la religion relevant des sociologies de l'art et religieuse. Constatant l'imbrication croissante entre sciences et techniques ainsi que l'importance grandissante de la technicisation des activités sociales (des plus élémentaires comme l'alimentation aux plus sophistiquées comme la spéculation boursière, sans oublier les

1 Un exemple caractéristique est la lecture critique qu'il effectue de l'ouvrage de P. Mantoux, La révolution industrielle au XVIIIe siècle. F. Simiand souligne ce que l'ouvrage de l'historien a de fondamentalement sociologique, notamment en montrant que les innovations techniques sont plutôt indépendantes de la science et que « l'invention d'un procédé nouveau, d'une technique nouvelle ne produit pas l'adoption ni l'extension de ce procédé et de cette technique, que cette adoption et cette extension ne se produisent, l'invention faite et parfois assez longtemps après, qu'à de certaines conditions et par des causes économiques, et réciproquement que le besoin d'une invention semble la susciter, que la nécessité économique d'une transformation de la technique semble la produire ». Dit autrement « le phénomène social qu'est l'extension d'une technique est expliqué par un autre phénomène social (une certaine situation économique du marché du produit, ou du produit intermédiaire, etc.) » (Simiand, 1987, pp. 195-208).

2 Voir « Les techniques du corps » (Mauss, 1997, pp. 365-386). Dans cette catégorie, M. Mauss range aussi bien les « tours de main » à dimension professionnelle, avec utilisation d'outils, comme dans la chasse, l'agriculture -, que les façons de nager-, de marcher ou encore de pratiquer la magie – sans nécessairement l'utilisation d'instruments (« Le corps est le premier et le plus naturel instrument de l'homme. Ou plus exactement, sans parler d'instrument, le premier et le plus naturel objet technique, et en même temps moyen technique, de l'homme, c'est son corps » (p. 372). L'auteur insiste sur le fait que toutes ces techniques sont des actes traditionnels (ils doivent être appris, inculqués, transmis) et efficaces (ils visent à adapter le corps à son usage). 3 « On appelle technique, un groupe de mouvements, d'actes, généralement et en majorité manuels, organisés et traditionnels, concourant à obtenir un but connu comme physique, chimique ou organique » (Mauss, 1941/1969, p. 252).

rapports entre sociétés de plus en plus sous-tendus par les emprunts de techniques, notamment industrielles et militaires), il mesurait « l'étendue de l'apport indéfini de la technique au développement même de l'esprit » et soulignait l'indépendance croissante des bureaux d'étude des grandes entreprises. Ce qui l'amenait à pointer la nécessité de contrôler, en les organisant au moyen de plans nationaux, le développement des techniques (1968, tome 3, p. 255 et suivantes ; p. 626 et suivantes)1. Cela ne l'amenait pas pour autant à accorder aux objets une quelconque capacité d'action : « en chaque société humaine tout n'est que relation, même la nature matérielle des choses ; un outil n'est rien s'il n'est pas manié » (1927, p. 11).

Halbwachs (1920) n'a pas négligé la question de la dimension matérielle des sociétés, et tout particulièrement, les rapports qu'entretiennent les ouvriers avec les matériaux et les machines. Selon lui, que l'ouvrier soit professionnel (sur le modèle de l'artisan) ou affecté à des tâches parcellisées (l'ouvrier dans l'organisation taylorisée), son activité centrée sur le travail de la matière, directement avec des outils ou indirectement via des machines, l'amène à s'isoler des relations sociales (Halbwachs parle de « paralysie partielle des fonctions de relation »). Ce n'est donc pas le rapport salarial ou le type de rapport que chaque ouvrier entretient avec ses pairs qui est structurant, mais l'action sur la matière, laquelle n'est possible qu'à travers des représentations nécessairement individuelles et à condition de détacher son attention de la vie de groupe. L'ouvrier, c'est celui dont l'attention s'absorbe dans la représentation des propriétés et objets matériels particuliers, celui pour qui « les images des choses se rattachent les unes aux autres, mais par là même, se détachent du reste de la conscience, de façon à constituer des systèmes isolés où n'entrent que les représentations de l'action de la matière sur nous et de notre action sur elle »2. Dès qu'il prend du recul, qu'il cherche à posséder une vue d'ensemble sur le processus productif, qu'il s'interroge sur les principes mêmes régissant le fonctionnement des machines, il perd en efficacité et sort de son rôle. Au fond, ce qui caractérise la classe ouvrière, c'est que « l'ouvrier aura beau se pencher

1 D'autres auteurs pourraient être mobilisés comme G. Bouthoul (« Les facteurs techniques des variations sociales », in G. Bouthoul, Traité de sociologie. Deuxième partie. Sociologie Dynamique, 1949) qui évoque l'importance des dimensions culturelles et religieuses sur le développement des innovations techniques. Il souligne également le décalage croissant entre développement des techniques de guerre, économie et institutions. Il rejoint ainsi les analyses de G. Gurvitch et anticipe sur celles de G. Friedmann (1970).

2 Au passage, il convient de noter combien Halbwachs a une vue claire, dès 1920, de ce que représente le taylorisme et même de ce que pourrait être partiellement le fordisme (hausse des salaires avec standardisation accrue des tâches et des outils). Il semble même anticiper sur les limites que ne pourront dépasser les tentatives d'amélioration de la condition ouvrière (polyvalence, rotation dans les tâches, etc.). L'ouvrier sera toujours celui qui s'isole des autres de par la nature même de son activité, ce qui l'empêchera d'accéder à la pleine

attentivement sur son métier : il n'y percevra aucune facette qui lui renvoie l'image d'une activité sociale ».

En somme, les premiers sociologues (Durkheim, Mauss, Weber, Simiand, Halbwachs), se sont intéressés à la technique, certes de façon plus ou moins centrale, mais ils ont posé le cadre de son examen :

- en distinguant technique et objet ou dispositif technique (instrument, pour Mauss) ;

- en isolant la place des machines, et plus généralement des dispositifs techniques employés dans la production, comme une des dimensions centrales de la rationalisation (au sens du changement social vers plus de désenchantement) ;

- et enfin, en justifiant de prendre la technique comme objet d'étude, identifiant ainsi une branche spéciale de la sociologie, la technologie sociologique, au sens premier d'étude des techniques.

C'est dans cette filiation sociologique, que peut s'inscrire l'étude contemporaine des rapports entre TIC et travail : il s'agit d'étudier, sociologiquement (en ne faisant intervenir que des phénomènes sociaux) les articulations complexes entre les différentes dimensions sociales du travail et la technique (au sens restreint des dispositifs techniques employés dans une perspective de production).

La sociologie du travail et le phénomène technique

C’est toutefois dans l’immédiat après seconde-guerre mondiale qu’une sociologie du travail émerge en France1, dans le prolongement de l'œuvre de Georges Friedmann et Pierre Naville qui vont réunir autour d’eux la plupart des pionniers de cette discipline (Michel Crozier, Jean-Daniel Reynaud, Alain Touraine, etc.)2. La publication, en 1961-1962, des deux tomes du Traité de sociologie du travail sanctionne cette autonomie et ordonne le champ en

compréhension de sa vie professionnelle : « ainsi, même quand l'ouvrier s'intéressera à la technique de son métier, faute d'une culture préalable, l'accès à la science lui restera fermé » (Halbwachs, 1920, p. 119).

1 Notre réflexion se limite à la sociologie du travail en France, laquelle, comme le retrace G. Friedmann dans l'introduction au Traité, s'est progressivement distinguée de la sociologie industrielle américaine, jugée trop directoriale et ambiguë (1964, p. 26). On trouvera dans C. Casassus et P. Desmarez (1985) une présentation de l'instrumentalisation de la sociologie industrielle américaine au service des entreprises et des administrations. Plus généralement, P. Desmarez (2004) précise que la sociologie du travail française s'est construite à la fois contre et sous l'influence des sociologues et psychosociologues américains (de E. Mayo à T. Parsons, en passant par R. K. Merton et C. Barnard). Cette interpénétration des études et théories n'a bien sûr pas cessé, comme en témoignent aussi bien l'œuvre de M. Crozier et E. Friedberg vis-à-vis, notamment, de J. G. March et H.-A. Simon, ou encore celle de J.-D. Reynaud vis-à-vis, notamment, de M. Piore et P. Doeringer.

2 Plus généralement, comme le signalent plusieurs auteurs (Grémion et Piotet, 2004), c'est à une véritable renaissance de la sociologie en France qu'a contribué l'œuvre de G. Friedmann.

une vingtaine de grands axes (de l'emploi à la formation, en passant la technique et les syndicats, sans oublier la spécificité de l'emploi féminin)1.

Ces fondateurs entendaient replacer l’étude du travail dans une perspective d'ensemble : à quel type de société conduit le développement de la rationalisation technicienne ? Pour répondre, tout en s'appuyant sur des matériaux issus d'études empiriques menées aussi bien dans l'industrie que l'agriculture ou le tertiaire, ils mobilisaient des catégories d'analyse permettant de rendre compte du changement social dans une perspective de lutte pour l’accès au pouvoir au sein de la « société globale » et s’intéressaient aux effets ambivalents de l’industrialisation dans les pays développés mais également dans le Tiers-monde2. L’articulation entre vie professionnelle et vie hors-travail était également étudiée. Si une sociologie de l'organisation et de l'entreprise était distinguée, c'était au sens d'un angle de prise de vue, non d'un domaine ou d'un champ, car l'essentiel était bien de conserver au travail toute sa complexité3.

Quarante ans après ses débuts, la sociologie du travail paraît, comme l'objet qu'elle étudie et comme d'autres domaines de la sociologie, bien éclatée1. C'est ce que discute F. Dubet (2001) qui identifie deux grandes oppositions organisant les débats : le travail total

versus la fin du travail ; l'extension d'un phénomène d'éclatement du travail versus l'extension

d'un modèle productif dominant. Malgré tout, l'auteur considère qu'il « n'y a guère de raison de changer le point de vue de la sociologie du travail "classique" qui a longtemps défini son objet comme la rencontre du travailleur et du travail, dans une situation de travail composée d'éléments techniques et organisationnels, tandis que le travailleur était conçu comme déjà là, avec sa culture et surtout, avec son métier ». Toutefois, le système et l'acteur n'étant plus homogènes, « la rencontre est devenue plus complexe et plus aléatoire ». Aussi, pour prolonger l'ambition et la posture originale, suggère-t-il « d'aborder cette rencontre à partir de quelques dimensions simples [et interdépendantes] qui structurent l'expérience du travailleur » : l'intégration (« l'individu s'identifie à un groupe, à ses traditions, à sa culture, à son esprit ») ; la stratégie (marché du travail, mais aussi concurrence dans la situation de travail) ; la capacité à être un sujet (recherche de dignité, de sens dans l'exercice même de son

1 Ajoutons, que le Traité incarne une réelle volonté de pratiquer la multidisciplinarité, dans la mesure où contribuent à sa rédaction des économistes, des psychosociologues, des ergonomes, des anthropologues.

2 C'est très précisément l'objet du chapitre 21 du Traité, rédigé par G. Balandier et P. Mercier (1964). 3 C'est ce que tient à préciser G. Friedmann dans l'introduction au Traité.

métier). Cette façon d'envisager l'étude du travail, comme le pointe F. Dubet, constitue une manière de renouveler le concept d'aliénation : « l'aliénation, comme séparation du travailleur et de ses œuvres existe certainement toujours. Mais désormais, l'aliénation viendrait plutôt d'une sur-identification du travailleur à sa tâche. Sa personnalité y est directement mise à l'épreuve (…). Il se développe une usure, un sentiment de stress, une fatigue de l'acteur ». Comme je le développerai plus loin, le protocole d'enquête que je propose s'inscrit bien dans ces perspectives, en centrant le regard sur la question du changement technique.

Précisément, quelle place accorde la sociologie du travail aux dispositifs techniques dans la compréhension du travail ? Comme le résume Marc Maurice (1998), « la sociologie du travail en France, et dans une large mesure en Europe, s’est constituée à partir de la question des rapports entre travail et changement technique ». S’inscrivant en cela dans une tradition qui remonte à Marx, et considérant le rôle de la technique comme central dans l'étude du changement social2, elle a surtout analysé les interactions complexes entre système social et système technique au travail, aux différents niveaux : de l’atelier à la société, en passant par l’entreprise ou l’organisation. Elle n’en a pas pour autant négligé l’analyse des situations de travail, mais les a reliées au contexte dans lequel elles s’inscrivent. Comme le résume M. Dadoy (1997), la sociologie du travail de G. Friedmann et de P. Naville, au-delà de leurs divergences, avait comme perspective commune d’être « une sociologie globale, une analyse de la société à partir des problèmes de travail ». Cette question était envisagée sous plusieurs angles : comme support de l'automation et de la rationalisation des processus productifs ; comme engendrant la déqualification des opérateurs (voire, leur abêtissement) et la requalification de certains ouvriers professionnels ; et comme agissant sur les pratiques de loisir des ouvriers (c'était l'un des sens de l’aliénation) et sur la pratique syndicale. La posture envisagée consistait, avant tout, à ne pas se focaliser sur le seul objet technique, ni sur la seule situation d’observation, mais à tenir compte de l’environnement socio-organisationnel et socio-économique changeant dans lequel s’inscrit la technique (en réalité, les pratiques professionnelles autour des dispositifs techniques). En effet, le caractère éminemment variable du contexte de travail avait déjà été identifié par les premiers sociologues du travail. Ainsi, P. Naville revient à plusieurs reprises sur la mobilité accrue des salariés qui en résulte

1 La première sociologie du travail ne présentait pas, de toute façon, de réelle unité théorique (Tréanton, 1986).

2 « Observons au passage que dans cette interaction entre l'homme et son milieu (plus ou moins naturel) à travers la technique, semble bien résider, en fin de compte, l'élément moteur qui explique l'évolution ou la révolution des structures sociales » (G. Friedmann, 1964, p. 12).

(1963, p. 184) et sur les difficultés de concevoir un système de formation adapté à une telle rapidité de changement (1963, p. 254-5 ; 1972). Cette façon d'aborder les choses leur permettait de souligner le caractère ambigu des effets de l'automatisation : celle-ci engendrait simultanément une aliénation accrue et une possibilité d'assurer un contrôle plus souple sur le cycle de production ; le sentiment d'être moins astreint par une machine et la soumission plus grande à l'organisation du travail globale de l'atelier, de l'entreprise (par exemple, P. Naville (1963), p. 186). C’est pourquoi, les partisans de ce courant préféraient parler de « phénomène technique », voire de « milieu technique », résultant de l’interaction entre l’organisation sociale du travail, de la science et de l’économie.

Plus précisément, Georges Friedmann (1964b) soulignait que la rationalisation "scientifique" du travail qui s'accompagne d'un éclatement des tâches, de l'accroissement du travail à la chaîne et agit sur le comportement des ouvriers, est redevable d'une appropriation, par la direction (via le bureau des méthodes), de « toute la grande masse de connaissances qui, dans le passé, avait été dans la tête des ouvriers » (p. 79). En d'autres termes, les processus à l'œuvre dans les projets contemporains de rationalisation des compétences collectives (knowledge management) constituent une composante centrale du taylorisme, identifiée par la première sociologie du travail et déjà portée par des dispositifs techniques.

Simultanément, les observateurs étaient conscients que toute l'activité des salariés n'était pas entièrement déterminée par la technique et ses usages prescrits : « assurément, l'ingéniosité trouve une expression dans l'invention de "raccourcis" qui permettent d'atteindre