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DYNAMIQUE DES COLLECTIFS ET CHANGEMENTS TECHNICO- TECHNICO-ORGANISATIONNELS

CARACTERISER LES COLLECTIFS-TYPES

Pour construire les idéaltypes, je m'appuierai, tout d'abord, sur des travaux classiques de la sociologie (Durkheim, Weber, Merton, etc.) et sur ceux de leurs commentateurs contemporains (P. Besnard, R. Boudon et F. Bourricaud, M. Cusson, etc.). Cela va permettre de proposer une définition de quatre collectifs-types et d'en extraire une liste de critères communs permettant de rendre opérationnelles ces définitions.

La déliaison ou la collection anomique

Il s'agit ici de rendre compte du type idéal de relation qui peut exister entre individus ne se connaissant pas et participant, pour la première fois, à une activité commune. On pense, par exemple, aux étudiants qui s'inscrivent à une formation ou encore, à des salariés qui doivent utiliser conjointement un dispositif de mise en réseau sans s'être jamais rencontré, ou enfin, à des équipes de travail constituées de salariés aux statuts précaires et variés. On peut alors assimiler le collectif qu’ils ne forment pas encore (ou qu'ils ne formeront peut-être jamais) à une simple liste, à une collection d'individus dont les relations sont a priori, réduites au strict minimum (marque de politesse s'ils se croisent, exécution a minima des tâches exigées par le poste, demandes de renseignement correspondant aux attributions de chacun). On pourrait parler d'isolement, mais cela impliquerait ou sous-entendrait que l'on se limite à des situations

1 Voir Aebischer V. et Oberlé D., Le groupe en psychologie sociale, Dunod, 1990, ou bien encore J.-P. Poitou, La dynamique des groupes. Une idéologie au travail, CNRS, 1978.

d'éloignement physique, tandis que l'absence de relations peut très bien exister dans des contextes de coprésence.

Par ailleurs, des situations caractérisées par une absence d'échange, des liens très lâches, peuvent se rencontrer suite à un processus de délitement de collectifs précédemment organisés. C'est le cas, par exemple, des relations entre collègues d'une même entreprise qui jusqu'à présent partageaient connaissances, pratiques et valeurs (non sans conflit éventuellement) et qui, suite à une succession de restructurations avec licenciements ou forte mobilité (fonctionnelle et/ou géographique), dans un contexte de mise en concurrence institutionnalisée, en viennent à ne plus se parler, ne plus rien partager.

Pour caractériser ce type de relation, examinons la portée de la notion d’anomie.

Le terme d’anomie (étymologiquement, absence de règles), emprunté à J.-M. Guyau1 a été utilisé par E. Durkheim pour qualifier certaines situations de la société de la fin du XIXe marquée par la rapide industrialisation. Dans les situations anomiques, « les relations des organes ne sont pas réglementées », il y a défaut de régulation des rapports entre les rôles sociaux. De telles situations résultent, tout d'abord, de transformations structurelles profondes que Durkheim qualifie de formes anormales de la division du travail social2. Celles-ci rendent insuffisantes les interactions entre les éléments d'un même système ce qui peut conduire, dans les manifestations privées les plus radicales au suicide (suicide anomique) (Durkheim, 1960, pp. 282-311), et dans les manifestations publiques aux conflits sociaux (Durkheim, 1978, pp. 343-365). Pour l’auteur, cette absence de « pression sociale », de normes de comportement claires (règles et freins), de réglementation de la vie économique s’imposant avec suffisamment de force, résulte, au niveau microsocial, de la solitude (l’individu vivant seul échappe aux contraintes familiales), et au niveau macro-social de la faiblesse de corps intermédiaires (les associations professionnelles, notamment) permettant « d’encadrer » les individus (Durkheim, 1978, p. VI). P. Besnard (1987) soutient qu'avec la notion d'anomie, Durkheim a abordé la question de la régulation plutôt que celle de l'intégration. En effet, en

1 J.-M. Guyau (1854-1888), auteur, notamment, de L'irréligion de l'avenir. Etude sociologique, dont Durkheim rendit compte en 1887 dans la Revue philosophique. C'est dans l'Esquisse d'une morale sans obligation ni sanction (1885) que Guyau introduit le terme d'anomie, auquel il donne le sens, connoté positivement, d'absence de loi fixe et universelle, source d'originalité universelle. Dans L'Irréligion… Guyau développe sa thèse en théorisant l'anomie religieuse comme affranchissement de l'individu. Voir P. Besnard (1987, pp. 21-27).

2 P. Besnard (1987) insiste sur la nécessité de ne pas confondre ce qui, pour Durkheim, constituait la spécificité de la division du travail anomique, des autres formes anormales que sont la spécialisation excessive des

suggérant l’imposition d’une morale commune qui privilégie le respect pour la société, Durkheim se place au niveau de la régulation, mais il me semble que celle-ci vise plus fondamentalement l’intégration sociale. C'est bien cette perspective que je privilégierai en m'intéressant à l'existence de collectifs anomiques.

Après avoir été ignorée par l’école durkheimienne, la notion d'anomie a été utilisée par E. Mayo dans The human problems of an industrial civilization, puis R. K. Merton en a prolongé l’usage à la société américaine et l’a, en particulier, mobilisé pour désigner des situations où des individus ne savent plus quels sont les valeurs légitimes, ni les buts encouragés et licites. De telles situations se retrouvent notamment quand les finalités proposées par "la société" (s'enrichir, par exemple) sont poursuivies sans respect des règles (honnêteté). Il en résulte « l’apparition de comportements de « retrait », « d’innovation » ou de ritualismes », susceptibles de conduire à différentes formes de criminalité et de suicide Merton (1997a et b)1.

Plus récemment, certains auteurs ont montré la fécondité de la notion d’anomie pour expliquer les effets de ce qui limite l’insertion, de ce qui s’oppose à l’intégration et, plus généralement, les conséquences d’une insuffisance d’interactions, notamment chez les individus en mobilité descendante ou chez ceux possédant un faible réseau social1. En somme, ce qui conduit à l’anomie, c’est moins l’absence de régulation formelle que l’absence de régulation informelle. Ainsi, pour caractériser l’absence de « rencontre » entre catégories d’acteurs en organisation, certains auteurs ont parlé de « panne de régulation » (Reynaud et Reynaud, 1996), ce qui permet de prendre en compte le fait que, même s’ils ne s’affrontent pas avec leur direction, les salariés d’une entreprise ne sont pas forcément en accord avec elle, sans pouvoir pour autant, manifester ce désaccord.

Mais l'anomie peut également désigner ce qui résulte du choix de se retirer de la régulation dominante et de se fixer ses propres règles, ainsi que les moyens spécifiques d'atteindre ses propres objectifs. C'est le sens originel donné par J.-M. Guyau et que cherche à faire revivre J. Riba (1997). Dès lors, ce deuxième sens de la notion d'anomie caractérise une volonté de se frayer sa propre voie, de s'affranchir des dogmatismes : soit parce qu'il s'agit d'obligations devenues vides de sens ; soit parce qu'il s'agit de dogmatismes contemporains,

travailleurs (taylorisme), la division du travail contrainte (sous-qualifié, sous-payé) et bureaucratique (spécialisation extrême, faible productivité et inefficacité globale).

s'apparentant parfois à des postures en rupture avec l'ordre établi, mais dont l'orientation peut paraître régressive (parler de clients au lieu d'usager des services publics).

Les réalités évoquées gagneraient sans doute à être qualifiées par un autre terme que celui d'anomie, cette notion pouvant en effet être porteuse de jugement moral. Alors que mon objectif n'est que de construire une grille permettant de décrire des situations où les relations sociales sont à leur minimum, on peut penser qu'en utilisant le terme d'anomie je considère que cette situation est déplorable et qu'il faut lui préférer l'inscription dans un collectif structuré. Pour échapper à cette impression, on peut rechercher d'autres termes renvoyant de façon moins moralisante à la même situation. On peut ainsi préférer le terme de collection d'individus que nous suggère Pierre Naville (1963) quand il aborde l'idée au travers de l'étude de certaines formes d'industries qu'il imagine devant progressivement disparaître sous l'effet de l'automation. Dans ces industries « qui tendent à faire de l'ouvrier un étranger vis-à-vis des équipes de travail et des machines qu'il doit utiliser ou régler (…), les équipes ne sont pas intégrées : ce sont des collections, des sommes, des additions d'ouvriers qui ont plus ou moins le même type de travail et qui font leur besogne les uns à côté des autres, sur des séries de machines » (p. 198). On peut également recourir au terme de déliance qu'emploie Marcel Boll de Bale (2004) pour caractériser notre société. Citant A. Camus, qui parle de "fourmilière d'hommes seuls", il considère que nous connaissons une rationalisation déliante : « La déliance est à la fois sociale (déliance aux autres : la solitude) et, psychologique (déliance à soi : l'absence de dialogue avec l'inconscient), cosmique (déliance au monde : la coupure des racines), ontologique (déliance au devenir de l'espèce : les "progrès" de la bio-ingénierie) ». J'emploierai alors le terme de déliaison (fabriqué sur le modèle de déliance) et lui donnerai le sens de collection anomique d'individus, que l'on pourrait également traduire par « classe d'individus où chaque personne demeure seule » (Freeman, 1992) ou bien encore de collectif caractérisé par des liens absents (Granovetter, 2000, p. 47).

Enfin, pour rendre opérationnelle cette notion, je retiendrai comme caractéristique de la déliaison (voir tableau 4.2, ci-dessous) : les causes d'entrée dans ce type de collectif (choisie ou subie), les nombre et origine de ses membres (un seul), ainsi que le type de relations avec les autres collectifs (a minima).

1 Nous empruntons ces réflexions à M. Cusson, 1992.

Le réseau stratégique

Pour sortir de la déliaison, pour que le lien social connaisse une plus grande richesse d’interactions, tout dépend de « la qualité et de la fréquence des relations qui se nouent au sein du groupe ainsi que du degré d’engagement de ses membres dans les activités communes » (Cusson, 1992, p. 408). Autour de cette idée, on peut examiner la forme de collectif que désigne la notion de réseau. Notons tout de suite que parler de réseau est devenu tellement banal qu’on finit par perdre de vue l’apport spécifique de cette notion qui, dans l’étude du social, ne peut être confondue avec son analogue dans les sciences de l’ingénieur (réseau de télécommunication, de transports) ou en biologie (réseau sanguin, réseau nerveux), voire en sciences politiques et économiques. Dans le même sens, Lazéga (1999) met en garde contre un usage extensif de cette notion, parfois employée dans des situations où d’autres termes seraient plus appropriés (communauté, par exemple). C’est pourquoi il est primordial de penser cette notion et de préciser ce que nous entendons par réseau social.

En ce qui concerne le premier point, comme nous l'avons vu au chapitre 1, Pierre Musso (2001) reconstitue la genèse de ce concept, en particulier depuis Saint-Simon qui en avait unifié les différents sens : grâce à ses efforts, ce terme désignait à la fois l’inorganique (cristal, filet), l’organique (réseau sanguin, nerveux, qui permet l’écoulement des fluides) ainsi qu’une notion hybride, composée de la relation entre les deux. Par analogie, Saint-Simon l’a utilisé pour rendre compte du passage d’une société féodale à une société industrielle : cette évolution nécessitait la fluidification de la circulation de l’argent dans l’Etat. Et ce passage, précisément, requérait le développement de réseaux bancaires et de voies de communication. C’est sous cet angle que le discours contemporain retrouve la croyance en la force politique de la technique : on en vient à penser que ce sont les réseaux d’ordinateurs, « communiquant » à travers la planète, qui peuvent produire de l’intelligence, voire « devenir conscients ».

En somme, une des raisons du succès du terme de réseau est qu’il est supposé être synonyme de relations interindividuelles a-hiérarchiques (autonomie généralisée, innovation décentralisée), de circulation fluide, instantanée et réciproque d’informations1. Par le seul fait de l’emploi du terme, beaucoup d’observateurs ont cru voir s’instaurer des formes sociales

1 Alors que, comme le souligne Y. Jeanneret (2000), ce qui circule via Internet ce sont d’abord des données numérisées qui ne deviennent des informations qu’à condition de prendre du sens par rapport à un arrière-plan de connaissances et d’intérêts préalables, sans oublier l’aptitude à les interpréter.

nouvelles, débarrassées des inconvénients de la bureaucratie et dans lesquelles il n’y aurait plus à tenir compte des questions de pouvoir et de domination1.

Pourtant, l'analyse des réseaux possède une tradition différente en sociologie, comme le rappelle J. Coenen-Huther (1993). L'auteur considère en effet que c'est à N. Elias que nous devons « l'impulsion la plus nette à la conception de la société comme réseau »2. La pensée, essentiellement relationnelle, d'Elias (1991) permet de se représenter les intentions humaines comme engagées dans des réseaux d'interdépendance qui les structurent et les rendent possibles. Quant à la société, elle peut s'analyser comme composée de configurations où l'équilibre des forces n'est que provisoire. Le concept de configuration désigne alors des interdépendances fonctionnelles ou des complexes d'événements impersonnels dotés partiellement d'un pouvoir d'autorégulation. J. Coenen-Huther ajoute que, pour échapper au risque de voir se dissoudre l'objet même de la sociologie, Elias introduit la notion de pouvoir comme capacité à influencer, mais capacité inégalement répartie. Poursuivant sa réflexion sur l'apport contemporain de l'analyse de réseaux à la théorie sociale, J. Coenen-Huther suggère qu'elle ne peut sortir de la « description de plus en plus raffinée » qu'à condition d'être utilisée pour rendre compte de certains phénomènes cumulatifs conduisant à la ségrégation des rôles, à l'émergence et à la circulation des élites.

Ce à quoi, il convient d'ajouter que la première sociologie du travail n'a pas ignoré l'intérêt de ce concept, tout en l'intégrant à une vision multidimensionnelle de l'organisation : ainsi, dans l'introduction au Traité de sociologie du travail, G. Friedmann écrit : « une organisation à grande échelle se définit par quatre caractères principaux : a) un réseau d’individus exerçant des fonctions ; b) leur attachement respectif à des activités fonctionnelles, bien définies et délimitées dans un ensemble ; c) un but vers lequel tous peuvent tendre ; d) un système stable et coordonné de relations entre les fonctions, c’est-à-dire une structure » (1964/1962, p. 31). Pour Friedmann, l'intérêt d’une telle conception de l’organisation est qu'il permet de penser simultanément la structure et ses évolutions : « le système de relations coordonnées évolue lentement avec le cours des choses » (p. 31).

1 Alors que, bien entendu, au sein des organisations bureaucratiques, des réseaux de pairs (transcendant les clivages verticaux) ont toujours existé, à commencer par ceux que forment les anciens élèves des mêmes écoles, sans oublier les solidarités ethniques ou régionales. Par ailleurs, loin d’avoir résorbé la question du pouvoir, Internet l’a au contraire décuplée comme le montrent Castells, 2001 et Mounier, 2002.

2 J. Coenen-Huther prend soin de préciser que N. Elias s'inscrit dans un mouvement d'ensemble qui se nourrit à trois sources théoriques distinctes : la sociologie formelle de Simmel, l'anthropologie sociale britannique

Tout en voulant utiliser la notion de réseau dans une telle perspective, je vais lui attribuer une définition circonscrite à un moment du processus de concentration du pouvoir : le réseau stratégique. En effet, ce dernier correspondra aux collectifs au sein desquels les interactions se répètent, possèdent une certaine durée, tout en conservant une souplesse de constitution (on entre et on sort aisément du réseau), une absence (ou une faiblesse) de hiérarchie et, du fait que l’engagement des membres est limité aux objets de l’échange, sans grand investissement affectif. De plus, les membres échangent dans une perspective essentiellement intéressée, stratégique : la participation au réseau est d'abord un moyen d'acquérir des ressources, d'atteindre un but. En ce sens, le réseau stratégique peut être considéré comme la première étape vers la constitution d'un capital social (Bourdieu, 1980).

Une caractéristique supplémentaire du réseau réside dans le type d'échanges entre les membres qui le constituent, échanges que l'on peut, avec V. Lemieux (1999), caractériser par : le degré d’intercommunication et de contrôle des échanges ; le degré d’intensité des relations ; le temps que les membres consacrent au réseau ; le degré de superficialité ou d’intimité (confidences) des échanges ; ainsi que les contenus échangés et leur richesse (voir tableau 4.2 ci-dessous). Ce qui n'est pas sans rappeler la conception que M. Granovetter élabore à propos de la force d'un lien, comme « combinaison (probablement linéaire) de la quantité de temps, de l'intensité émotionnelle, de l'intimité (la confiance mutuelle) et des services réciproques qui caractérisent ce lien » (p. 46).

Par ailleurs, deux conceptions des réseaux peuvent être envisagées. La première, statique, se centre sur l'identification des structures, la seconde, sur leur dynamique, en envisageant ce type de collectif comme un système en prise sur son environnement (Lemieux, 1999, p. 6-7). Je retiendrai alors que, sous l’effet des relations entre membres et des réactions aux évolutions de l'environnement, les réseaux stratégiques évoluent depuis leur forme pure (tous les membres du collectif sont proprement en relation avec tous les autres, sans que personne ne joue un rôle d’intermédiaire ou de contrôle) :

- soit vers la déliaison (la durée de vie du réseau a été brève, ce ne fut qu’un temps éphémère) ;

- soit vers une structure que l’on peut qualifier de communautaire (voir plus bas) ;

(Radcliffe-Brown, Evans-Pritchard, E. Bott) et la sociologie des organisations (P. Blau, J.-G. March et H.A. Simon, M. Crozier et E. Friedberg).

- en passant par des étapes de transition (spécialisation successive de fonctions avec élaboration de normes et valeurs collectives de plus en plus contraignantes ; ou au contraire, désagrégation du réseau).

Cette conception dynamique des collectifs, dans laquelle le réseau stratégique n’est qu’un moment (peut n'être qu'un moment), permet de répondre à une objection formulée par M. Forsé (1991) à l'encontre de la plupart des études de sociabilité, essentiellement descriptives et statiques. Cette conception permet également de souligner combien, une fois constitué, le réseau est fragile. Pour se maintenir, il faut, certes que des interactions aient lieu, mais plus spécifiquement, que les individus tiennent compte des attentes les plus significatives de leurs pairs. Ainsi « une relation interpersonnelle positive ne saurait durer si aucun des partenaires ne se plie aux attentes de l’autre, du moins à celles auxquelles celui-ci tient vraiment. Le refus d’en tenir compte équivaut à un refus de l’autre et on s’achemine vers la rupture » (Cusson, 1992, p. 408). En d’autres termes, sortir du réseau stratégique, « (re)tomber » dans la déliaison ne tient qu’à un fil, celui de l’application, par chacun, des règles implicites du respect de l’autre, respect dont la manifestation minimale consiste à répondre aux attentes d’autrui. Une telle fragilité est d'ailleurs conforme aux transformations contemporaines du monde du travail comme en témoignent les travaux de C. Thuderoz (1993) et ceux de S. Craipeau (2001) : le premier souligne, avec la notion d'individualisme

coopératif, combien les salariés sont tiraillés entre l'aspiration à la promotion individuelle et

l'exigence de coopération, les amenant à envisager leur relation au collectif de façon purement instrumentale ; la seconde montrant combien l'utilisation des TIC (groupeware ou collecticiels) s'accompagne d'une manière de travailler ensemble séparément. Ce qui oblige les salariés à osciller entre déliaison et réseau stratégique.

Mais, a contrario, « si la relation se maintient, les attentes mutuelles ont de fortes chances de se cristalliser en normes, de revêtir un caractère obligatoire », et le collectif prend progressivement la forme de ce que l’on pourrait appeler un réseau de soutien.

Le réseau de soutien

Ce dernier correspond à un moment intermédiaire dans la dynamique (genèse ou délitement) des collectifs. Pour le construire, je vais partir de la lecture de V. Lemieux (1999) qui distingue le réseau de soutien, dans lequel « il s’agit plutôt de transmettre des ressources matérielles ou informationnelles portées par des ressources relationnelles, au bénéficie de personnes qui en ont besoin. (…) Ils ont souvent un caractère normatif, ce qui tient aux dimensions morales que revêt le soutien » (p. 57). Ce type de collectif est caractérisé par des

dimensions affectives non négligeables (tout le monde n'interagit pas avec tout le monde, des cooptations affinitaires apparaissent), la recherche de l'intérêt individuel (réseau stratégique) se double d'entraide sans exigence systématique de réciprocité, les membres consacrent un temps plus important aux échanges au sein de ce collectif, tandis que l'organisation interne du groupe n'est ni stabilisée ni formalisée (le contrôle des échanges existe mais fluctue).

On peut alors parler de constitution du capital social, puisque les membres sont engagés dans un « réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d'interconnaissances » (Bourdieu, 1980). De plus, ce type correspond à des collectifs de petite taille. Ce point n'est pas secondaire, comme l'indique M. Forsé (1991) car l'importance numérique d'un collectif, « sa taille, sa densité, sa connexité, etc. affectent les modes de sociabilité et contraignent les comportements individuels et les échanges »1. En d'autres termes, la taille réduite du réseau de soutien va correspondre à un type d'influence plus important sur les relations que peuvent nouer ses membres, ce qui doit se traduire par des échanges engageant les individus de façon