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ETUDIER L'ARTICULATION ENTRE TRAVAIL ET TIC : QUELLES PERSPECTIVES EN SOCIOLOGIE DU TRAVAIL ?

LA SOCIOLOGIE DU TRAVAIL ET L'ETUDE DES TIC

Après avoir rappelé l'ancienneté de la prise en compte de l'informatique par la sociologie du travail, cette section présente quelques travaux récents portant sur l'articulation entre travail et TIC. Cela permettra de dégager les lignes de forces caractéristiques de cette approche et de proposer à la section suivante un cadre d'analyse qui, tout en s'en inspirant le prolonge.

Précocité de l'intérêt pour l'informatique et cadre méthodologique

En ce qui concerne l'étude de la diffusion de l'informatique dans les milieux professionnels, dès le milieu des années 1950, G. Friedmann1 et P. Naville1 accordaient à la

1 Dès Le travail en miettes, dont la première édition date de 1956, Friedmann considère que l'utilisation des « calculateurs électroniques doués du pouvoir d'enregistrer, d'accumuler des informations », dans l'automation, « semble la plus lourde de conséquences pour la condition de l'homme dans la civilisation industrielle », car elle permet « le développement des techniques de communication et de contrôle, appliquées aux processus de

cybernétique et à l'ordinateur une place de choix dans leurs réflexions. Si P. Naville se montrait optimiste quant à la capacité des hommes à conserver la libre disposition des techniques qu'il qualifiait d'expérimentales, G. Friedmann cherchait à apprécier les effets de l'informatique dans le processus d'automation (chaîne de production dotée de dispositifs de régulation automatique). Il notait que la cybernétique, considérée comme la science de l'efficacité de l'action2, ne se souciait guère des hommes auxquels elle donne congés, en concevant le social sur un mode mécanique où seuls sont pertinents les raisonnements en termes de succès et d'échec. En sorte que cette « utopie technicienne », dans ses principes d'application aux activités sociales, tend (et le revendique) à considérer les machines et les êtres vivants dans la même classe, celle des organismes ayant des activités dirigées vers un but. Décidément visionnaire, G. Friedmann anticipait sur le développement des usages de l'informatique (suite aux possibilités apportées par le télétraitement et le temps partagé), mais aussi sur le risque d'imputer aux machines une capacité à agir : c'est pourquoi il a jugé nécessaire de préciser que les ordinateurs ne créeront pas les idées directrices au service desquelles tous les emplois de l'informatique seront subordonnés3.

Cette façon d'aborder l'articulation entre informatique et travail s'inscrivait dans une préoccupation plus globale concernant l'effet social des « techniques nouvelles ». Ainsi, Pierre Naville et Pierre Rolle, dans le Traité accordaient à ce que l'on n'appelait pas encore les TIC une place centrale dans le développement économique à l'échelle planétaire. En effet, pour eux, il était « évident que les techniques nouvelles de production étendent directement leurs effets dans tous les autres domaines de la vie économique : transports et communications, en particulier. Il est aussi de plus en plus clair qu’elles tendent à imposer aux entreprises de nouvelles formes de fonctionnement, en suscitant (…) des formes inédites de travail, de coopération et de gestion ». Derrière cette variabilité, cette obsolescence programmée, les

production, de distribution et même d'administration » (p. 15-16) Cet intérêt pour ce qui ne s'appelait pas encore les TIC persistera jusqu'à son dernier livre, La puissance et la sagesse, où un chapitre traite de la « cybernétique et surhominisation » et une section de l'« l'ère des ordinateurs ».

1 Dans Vers l'automatisme social ?, notamment aux chapitres 2 et 4. Cet intérêt ne se démentira pas, comme en témoignent les ouvrages ultérieurs, tel Le temps, la technique et l'autogestion.

2 Cette expression pourrait tout aussi bien désigner la gestion comme le confirme d'ailleurs la définition que G. Friedmann donne de la « cybernétique, théorie de la communication appliquée à l'élimination d'activités psychiques subalternes (…) [visant à] grignoter le facteur humain » (p. 177), en utilisant l'ordinateur ce « fantastique manœuvre intellectuel ».

3 La même utopie technicienne se retrouve dans le succès du systémisme dans les années 1950 et 60 (raisonnement en terme d’input et output appliqué à toute activité sociale) ou encore plus récemment dans celui des thèses sur l’auto-organisation que d’aucuns voulaient appliquer au physique comme au politique (L’auto-organisation, Dumouchel et Dupuy (éditeurs), Seuil, 1983).

auteurs décelaient « les formes d’un type nouveau de civilisation qui comporte une invariance propre que l’on pourrait appeler expérimentale. (…) Les techniques nouvelles (…) annoncent, en même temps qu’une maîtrise plus subtile, plus plastique et plus profonde des choses, un remaniement incessant des conditions sociales où s’exerce cette maîtrise. Ce ne sont pas seulement les techniques, désormais, qui prennent ce tour de plus en plus expérimental, c’est

la société tout entière, à l’échelle de la planète, tout d’abord, et déjà à l’échelle plus grandiose

du système solaire » (Friedmann et Naville, 1964, p. 370).

Les fondateurs de la sociologie du travail en France avaient ainsi lancé les bases d'une analyse multidimensionnelle des effets de l'informatique au travail, selon deux pistes principales :

- A) il faut tout d'abord pouvoir mesurer, compter (par exemple, le nombre d'ordinateurs en service dans les entreprises, le nombre de salariés utilisant l'informatique) pour apprécier l'importance numérique du phénomène et donc, pouvoir confirmer empiriquement qu'il y a bien un mouvement d'extension de l'introduction des techniques informatiques (ce qui ne préjuge ni des usages réels, ni des modifications des pratiques professionnelles) ;

- B) il convient ensuite de rendre compte de l'influence (réciproque) entre évolution des technologies de l'information et changement au travail, en cherchant à identifier trois axes de transformations :

- celles concernant les qualifications (dimension qui englobe les apprentissages, les compétences, la hiérarchie et le degré de spécialisation des postes), la remise en cause des identités professionnelles (culture, représentations, façons de voir, de croire) et plus généralement, les modifications du rapport au travail ;

- celles concernant les transformations des rapports entre ceux qui décident d'introduire le changement technique (les directions, les gestionnaires) et ceux qui le mettent en œuvre ;

- et celles concernant les transformations de l'articulation des différents temps sociaux1.

Comment ces différentes dimensions sont-elles aujourd'hui traitées ? C'est ce que je vais examiner au travers de plusieurs études récentes. Après avoir présenté les résultats de plusieurs recherches permettant de dresser un premier panorama quantitatif de l'importance des TIC au travail, je vais identifier les principaux regards portés par la sociologie du travail contemporaine sur cet objet.

1 Cette lecture est proche de celle que M. Dadoy (1997) propose des enquêtes de P. Naville sur les effets de l’automation. P. Naville en effet voulait centrer son analyse sur « les rapports de l’ouvrier avec l’équipe de travail », sur « les rapports entre les différentes catégories de personnel, leur formation et dans le développement des aptitudes nécessaires » (Dadoy, 1997).

Apprécier le degré d'extension des TIC au travail

Plusieurs auteurs défendent l'idée que, au moins pour les pays les plus développés, à la société industrielle a dorénavant succédé la société de l'information. C'est la thèse que défendent Aoyama et Castells (2002), en s'appuyant sur des séries statistiques longues (1920-2000) portant sur les pays du G7. Ainsi, notent les auteurs, l'importance des TIC dans l'économie s'apprécie moins par leur contribution directe au PIB total, que par le degré de diffusion dans tous les secteurs d'activité. Les effets de cette diffusion peuvent s'apprécier de deux manières : d'une part, en termes de développement du secteur des services et tout particulièrement des services aux producteurs (gestionnaires, experts techniques) ; et d'autre part, en termes de transformation des postes (dans tous les secteurs) dans le sens d'un accroissement des emplois liés au traitement de l'information, ainsi que d'une polarisation entre emplois très qualifiés et emplois peu qualifiés. C'est pour cela qu'Aoyama et Castells peuvent soutenir que l'utilisation professionnelle des TIC est devenue une condition structurante dans la division du travail. Les auteurs ne succombent pas pour autant à un quelconque déterminisme technologique : chaque pays examiné manifeste une façon spécifique de mettre en œuvre cette société de l'information. En effet, la part des emplois qualifiés parmi les emplois de service varie d'un pays à l'autre, tout comme la polarisation des revenus et les formes de la précarité : temps partiel, emploi temporaire.

A ces données portant sur les pays les plus riches, Duncan Campbell (2001) ajoute celles portant sur les pays en voie de développement (PVD), de manière à apprécier les effets de la "fracture numérique" (accès aux outils informatiques, à Internet et à la maîtrise de ces dispositifs, emplois d'ingénieurs et techniciens), sur les inégalités plus générales entre Nord et Sud. L'auteur fait ainsi remarquer que ces inégalités s'inscrivent aussi bien à l'intérieur d'un pays (les capitales des PVD se comportent parfois comme celles des pays du G7), qu'entre pays (en 2 000, « la moitié de la population mondiale n'a encore jamais utilisé un téléphone »). De plus, il indique que la fracture numérique est surtout redoutable pour les effets qu'elle aura sans doute sur l'économie traditionnelle (accroissement de la productivité et de la part des emplois qualifiés, meilleure anticipation sur l'évolution des marchés, etc.). En d'autres termes, elle peut être un facteur d'aggravation de la fracture de développement. Dans ce sens, D. Campbell souligne le caractère structurant des emplois de chercheurs et techniciens sur l'évolution de cette fracture : ce n'est pas la croissance du nombre de dispositifs techniques qui préfigure le rattrapage du retard, mais celle des emplois qualifiés.

Au-delà des conséquences en termes de division internationale du travail et de dissymétrie dans les échanges, ces comparaisons permettent de mieux situer les enjeux des transformations du travail, sous l'effet de l'introduction massive de l'informatique et des télécommunications. Mais s'ils aident à fournir un cadre général, les auteurs reconnaissent les limites de ce type d'analyse, découlant « du manque de données sur l'utilisation effective du matériel de traitement de l'information dans les différents secteurs et professions ». C'est ce type de lacune que plusieurs sociologues du travail se proposent de combler, en rendant compte du procès de travail et du fonctionnement des sociétés essentiellement dans les pays développés.

Les formes contemporaines de la rationalisation : acteurs, dynamiques, étendue

Pour l'analyse stratégique, le changement accompagnant l'informatisation du travail sera envisagé sous l'angle de la remise en cause des zones d'incertitude préexistantes et des opportunités ainsi offertes à la direction de reprendre en main le contrôle sur l'organisation. Ainsi, C. Ballé et J.-L. Peaucelle (1972) soutiennent que la pratique des informaticiens est sous-tendue par la volonté d'automatisation complète des organisations, dont la forme la plus achevée est la tentative de construire des systèmes informatiques totalement intégrés. Cette volonté expliquerait aussi bien le primat accordé à l'innovation technique, le désintérêt pour les contraintes humaines, et la croyance que seules les directions peuvent impulser le changement. Pour Francis Pavé (1989), la direction pense pouvoir contrôler la périphérie en utilisant l'information rationalisée, alors qu'elle déforme substantiellement l'organisation, tout en considérant que « les acteurs sociaux sont assimilables à des actionneurs mécaniques ou biologiques ». Dans ce contexte de malentendus, la solution techniciste ne peut qu'engendrer un cercle vicieux. « L’informatisation étant toujours synonyme d’organisation, mettre en place un nouveau système revient à déstabiliser les anciens jeux pour en mettre de nouveaux en place. Le changement est alors une tactique de subordination, temporaire, qui vise à introduire de l’incertitude chez les subordonnés afin de mieux les asservir » (Pavé, 1989, p. 250)1.

Quant à l'approche culturaliste, elle a, par exemple, été mise en œuvre dans Francfort et

alii (1995) pour identifier les transformations sociales induites par vingt ans de modernisation

de modernisation (notamment par les TIC), imposées par les institutions centrales, échouent, soit parce que les directions ne savent pas reconnaître les nouvelles qualifications acquises, soit parce que les principes mêmes du changement sont en porte à faux total avec les fondements de l'identité au travail. De son côté, N. Alter (1993, 2000) a étudié comment certains salariés (les innovateurs) avaient contribué à la diffusion de la bureautique et de l'informatique dans les entreprises. Sur cette base, il a élaboré une théorie générale distinguant l'invention technique de l'innovation sociale. Plus précisément, au départ, se place l’introduction, par les directions, d’objets nouveaux, de méthodes présentées comme neuves (stade de l’invention). Il s’agit là d’une simple incitation à innover. L’innovation proprement dite désigne le processus chaotique par lequel des individus (les innovateurs) font l’effort d’inventer des usages imprévus, des comportements « déviants », requis pour transformer les pratiques. Selon cette perspective, analyser l'interaction entre changement technique et travail consiste à reconstituer comment se construit le processus d'innovation, c'est-à-dire quels sont les acteurs susceptibles d'inventer des pratiques autour du dispositif, quelles sont les dispositions des directions vis-à-vis de ces acteurs et des pratiques inventées, quels sont les défenseurs de la règle et leur capacité d'influence.

Mobilisant les concepts d'une sociologie du travail plus proche de G. Friedmann et P. Naville, Claude Durand notait à la fin des années 1970, que « même dans les entreprises où l'on n'ose plus contrôler le travail par des chronométrages, une grande partie de la gestion continue à reposer sur tout un acquis de connaissance des normes de rendement qui sont considérées comme "historiquement valables". (...) Le taylorisme et le fordisme restent les fondements de l'organisation du travail » (Durand, 1978, p. 46). L'informatique n'est qu'une nouvelle façon de contrôler la production en introduisant « une pseudo-libéralisation : suppression du salaire au rendement, disparition des normes de rendement. Mais ces normes se trouvent en fait intégrées au processus technologique » (idem). Qu'il s'agisse de l'analyse du travail, décomposé en éléments simples, de l'unicité de la solution (réputée être la meilleure), de la spécialisation - parcellisation, des transformations de l'organisation en amont et en aval que cette rationalisation implique, on retrouve toutes les dimensions de la conception taylorienne du travail, dans le cycle (conception, introduction, mise en œuvre) des machines automatisées. Dit autrement, les normes individuelles de rendement et les contraintes du mode opératoire se trouvent en quelque sorte "naturalisées" dans l'appareil technique de production

1 Parmi les études « classiques » d’analyse stratégique appliquée à l’informatisation au travail, on pourra ajouter

(p. 57). Une thèse proche est défendue par C. Dutertre et G. Santilli (1992) pour qui le développement des nouvelles technologies est porteur d’une plus grande potentialité d’action avant tout pour les organisateurs. Le second stade de l'automatisation (micro-électronique, informatique, robotique, bureautique, CAO, systèmes experts) permet de réelles opportunités de changer le travail. Ce nouveau stade, qu'ils qualifient d'automatisation flexible, constitue un saut qualitatif. Grâce aux possibilités offertes par ces innovations technologiques, ce n'est plus seulement le poste de travail qui peut être automatisé, c'est l'ensemble de la production qui peut être organisée de façon différente. Les nouvelles technologies accentuent la dépendance de la production vis-à-vis des aspects sociaux, de l'organisation du travail et de la mobilisation subjective de la main d'œuvre.

D. Linhart (1994) souligne que l'introduction des TIC est indissociable du recours à des démarches participatives instrumentalisées « pour promouvoir et mettre en pratique le modèle d'entreprise affiché dans les discours : une entreprise transparente, fluide, interactive, sur la base d'une homogénéisation de ses activités et de ses acteurs » (p. 30). Cercles de qualité, groupes d'expression, campagnes de mobilisation, projets d'entreprise, démarches de qualité, individualisation des salaires, qui furent expérimentés dans les années 70, sont systématisés. Mais on introduit de nouvelles technologies sans décentraliser les responsabilités. La différenciation des tâches en grandes fonctions distinctes demeure : d'un côté, la conception et l'organisation sont basées sur une représentation "scientifique" du déroulement de l'activité productive ; de l'autre, l'exécution des tâches est toujours prédéterminée. Sous un angle complémentaire, comme le montre D. Muhlmann (2001), l'introduction des technologies informatiques les plus "innovantes" peut très bien renforcer un fonctionnement hiérarchique traditionnel avec ses non moins traditionnelles tentatives de contournement. Les formes de l'appropriation dépendent toujours de la stratégie d'implantation et des objectifs poursuivis par les directions, ainsi que de l'état local des rapports sociaux, des jeux d'acteurs.

Sylvie Craipeau (2001) étudie les usages professionnels des TIC dans différents contextes (télétravail, télé-enseignement, informatisation intégrée des activités de production et de gestion ou groupeware). Elle s'intéresse plus particulièrement aux intentions des technologues (construction de la rationalisation), ainsi qu'aux articulations entre technique et société. Elle montre comment ces différents types de dispositifs (techniques et organisationnels) sont en fait des outils de management, c'est-à-dire de gestion des hommes et

Jamous et Grémion, 1978.

de coordination hiérarchique, donc de renforcement du pouvoir des dirigeants. L'auteur insiste sur la spécificité des TIC (par rapport aux autres technologies) dans le contexte contemporain de rationalisation cognitive et pointe leur caractère structurant : elles « permettent de concilier ce qui apparaît actuellement comme contradictoire, voire paradoxal : une organisation taylorienne qui donne de l'autonomie aux opérateurs et cherche leur implication dans le travail, notamment pour mobiliser leur capacité créatrice » (p. 22). Pour cela, la technique est mise au service d'une entreprise misant sur la mobilité d'individus travaillant à distance, ainsi que sur l'organisation contrôlée des interactions et de la coopération. Les modalités de contrôle ont la particularité d'être intériorisées par la plupart des salariés qui éprouvent un sentiment d'autonomie accrue, alors même que les collectifs de travail se délitent (chacun étant encouragé à devenir un quasi-entrepreneur au sein de collectifs éphémères). Car les TIC, non seulement favorisent un centrage sur la tâche, mais la fréquence de leur renouvellement oblige les utilisateurs à se mobiliser collectivement en vue de son appropriation, voire de sa conception (p. 162 et suivantes).

Partant de constats très proches, Jean-Pierre Durand (1993, 2004) insiste, quant à lui, sur l'importance des mutations du modèle productif fordiste, résultant, notamment, de la mobilisation des TIC pour faciliter la généralisation de méthodes empruntées à certaines industries japonaises. Plus précisément, l'auteur repère les conditions d’émergence d’un nouveau (mais encore indécis) modèle productif, dans la conjonction de ressources gestionnaires, au sein desquelles la mobilisation des TIC constitue un adjuvant essentiel. En effet, l’entreprise est organisée en réseau, en externe par rapport à ses sous-traitants en cascade, et en interne entre des salariés souvent éloignés les uns des autres. Elle impose le flux tendu, c’est-à-dire l’impossibilité de faire des stocks, de gérer son temps de façon autonome, aussi bien à ses sous-traitants qu’à ses salariés, dont elle organise le travail en équipes sous contrainte d'objectifs. Bien que soumis à la pression des pairs, les salariés sont simultanément gérés de façon individuelle (concurrence) et doivent se considérer, alternativement, comme les clients et les fournisseurs les uns des autres. Grâce à la multiplication des différentes formes de précarité et à la menace de déplacer en permanence la frontière entre salariés stables et précaires (y compris au sein même des activités stratégiques), l’entreprise dispose d’une grande capacité à moduler le volume des emplois, en fonction de la demande instantanée (l’auteur parle de la généralisation du paradigme cœur/périphérie). Ce à quoi il faut ajouter l'utilisation systématique de la logique compétence, renforçant le rôle de la hiérarchie qui juge la conformité du comportement. Enfin, la perte

d’influence des syndicats résulte partiellement de l'intention managériale de court-circuiter cet acteur (licenciements ciblés, externalisation et/ou délocalisation vers des entreprises sans syndicats). Ce dernier point explique le recul massif de l’action collective, facilitant l’approfondissement de la mise en œuvre des précédentes transformations.

Si le flux est partout, il faut bien en comprendre la logique. J.-P. Durand note qu'il est intentionnellement créé et dimensionné de manière à accroître sa propre fragilisation : il n’y a pas de solution de replis, les chaînes d’interdépendances s’allongent, le nombre de salariés global diminue (par gains de productivité, fusions/absorptions). Cette fragilité même permet d’inscrire le projet disciplinaire directement dans les temps des cycles et la sensibilité aux risques de rupture, les salariés se sentant responsables, personnellement, de tout arrêt du flux1. J.-P. Durand nous propose ainsi une explication systémique des transformations du travail à l'œuvre notamment grâce à un certain type de mobilisation des TIC : le flux tendu engendre stress et sentiment d’insécurité permanente (le flux ne doit pas s’arrêter, là est sa

discipline implicite). Ce qui impose la mobilisation non moins permanente des salariés, pour