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La sociologie de la traduction : le Grand Léviathan de la Finance

Dans le document Les managers dans les marchés financiers (Page 50-58)

2. L A SOCIOLOGIE DES PROFESSIONS ET LA SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION POUR APPREHENDER LES PARTIES PRENANTES

2.3. La sociologie de la traduction : le Grand Léviathan de la Finance

La sociologie de la traduction de Michel Callon et Bruno Latour nous permet d'aborder des thématiques plus ou moins négligées par le corpus classique, notamment, et encore, celle de l'accord interindividuel.

A l'origine, la sociologie de la traduction s'est intéressée aux conditions de production de la science, et les contributions qu'elle a apportées à la sociologie de la science sont marquées par des positions épistémologiques bien tranchées.

Pour ces auteurs en effet, il est tout d'abord nécessaire de rejeter à la fois les explications de type externaliste de la science, et la vision rationaliste de la science : en se focalisant sur la méthode scientifique, les épistémologues survalorisent la place de l'internalité dans les processus de production des faits scientifiques.

Par ailleurs, les auteurs rejettent la naturalisation (le réalisme), la sociologisation (le fait scientifique est la résultante des jeux de pouvoir) et la déconstruction (le relativisme naît de l'illusion du locuteur et des jeux de langage).

Callon et Latour déclarent que le fait de s'écarter de ces positions doit permettre d'en finir avec les cloisonnements de toute sorte et de reconsidérer le fait scientifique et humain dans sa totalité. La réalité ne peut selon eux se laisser découper abusivement en tranches.

A partir de là, les auteurs élaborent une théorie de la détermination du fait scientifique qui repose sur quelques notions principales :

• Le réseau : dans leur optique, le réseau devient une « méta-organisation » rassemblant des humains et des non-humains mis en intermédiaires les uns avec les autres. La notion de réseau est pour eux une bonne candidate pour prendre le relais de catégories antérieures comme celles de sphères d'activité, d'institution et d'organisation. Pour reconstituer le réseau à partir des éléments parcellaires qui sont déduits de l'observation, il faut éviter de découper les

51 problèmes qui le concernent en tranche, pour au contraire, chaîner toutes les entités qui y participent.

• La traduction : cette mise en relation, ce chaînage doit s'accompagner d'une opération de traduction qui consiste à relier des énoncés et des enjeux à priori incommensurables et sans commune mesure. Elle établit un lien entre des activités hétérogènes et rend le réseau intelligible. Cette reconstitution du réseau passe par l'analyse des controverses.

• La controverse : pour les auteurs, c'est par la controverse que s'élaborent les faits car elle précède toujours l'émergence d'un énoncé scientifique et d'une innovation ; en l'étudiant, on peut donc percer le processus qui permet au fait de se construire. En choisissant de se pencher sur les conditions sociales ayant permis au fait de se stabiliser, Callon et Latour renversent l'ordre de la compréhension : si le fait se stabilise, ce n'est pas du fait de l'état de la nature mais à cause de l'accord sur le fait. Comme le dit Latour, il ne faut pas penser qu'une fois qu'une machine marchera, tous les gens seront convaincus, mais qu’une fois que les gens seront convaincus, elle marchera. Les processus de construction des faits supposent donc l'analyse des controverses et des réseaux qui les sous-tendent.

• L'entre-définition : la notion d'entre-définition renvoie à une sorte de dialectique qui s'instaure entre le fait et le réseau. Le fait est en effet, donné par le réseau qui le porte, lequel n'existe que par le fait autour duquel il se forme. Et par suite, la robustesse du fait dépend de l'irréversibilité du réseau, elle même liée au degré d'ancrage du fait. Une fois le réseau constitué autour du fait, le fait gagne en réalité.

• Le principe de symétrie : pour Callon et Latour, le principe de symétrie est double (ou généralisé) : d'une part, le sociologue de la traduction doit apporter une importance égale aux sujets et aux objets (ou aux humains et non- humains), d'autre part, il doit en outre étudier le processus de production à travers les controverses qui l'animent, donc aussi bien à travers les échecs que les réussites scientifiques. Indirectement, cette dernière position oblige l'épistémologue à ne pas tracer de frontières trop nette entre la science et la non-science. La science n'est pas vierge de tout mythe et l'état de la controverse

52 peut être momentanément défavorable à un fait qui s'avèrera scientifique par la suite.

A partir de ces concepts, Callon et Latour proposent une méthode pour traduire un réseau et éventuellement tenter de le modifier.

Elle se compose de 10 étapes :

• L'analyse du contexte : cette contextualisation revient à une analyse des actants en présence, de leurs intérêts, de leurs enjeux et de leur degré de convergence. On doit introduire dans cette analyse l'ensemble des non humains.

• La problématisation du traducteur. C'est une opération de repérage indispensable à toute action de changement consistant à faire la part dans une situation de ce qui unit et de ce qui sépare. Ceci conduit à la formulation d'une interrogation qui réunit les acteurs concernés et à la nécessité de faire passer chaque entité d'un contexte d'une position singulière à travers une acceptation de coopération, c'est à dire en fait à la constitution d'un réseau. Cette problématisation ne peut être assurée que par un traducteur dont le rôle est accepté par les protagonistes du réseau, et ceci d'autant plus que la problématisation est le fruit d'un travail collectif.

• Le point de passage obligé et la convergence. C'est un lieu (physique, géographique, institutionnel) ou un énoncé qui se révèle être incontournable.

• Les porte-paroles. Les négociations qui vont s'instituer auront lieu entre chaque porte-parole de chacune des entités de la situation. En fait, le micro-réseau ne s'agrandira que si les entités qui le composent parviennent à se diffuser. Toutes les entités humaines et non-humaines doivent être représentées dans les espaces de négociation à partir desquels les réseaux s'élaborent. Les porte-paroles rendent alors possible la prise de parole et l'action concertée.

53 • Les investissements de forme. Cette notion désigne le travail des acteurs-

traducteurs pour substituer à des entités nombreuses et difficilement manipulables un ensemble d'intermédiaires, moins nombreux, plus homogènes et plus faciles à maîtriser et à contrôler. Les investissements de forme réduisent donc la complexité, ils la rendent saisissables.

• Les intermédiaires. Les investissements de forme fonctionnent en produisant des intermédiaires, c'est à dire tout ce qui circule entre les différentes entités de la situation. Ces intermédiaires permettront de cimenter le réseau.

• Enrôlement et mobilisation. Pour les sociologues de la traduction, enrôler signifie affecter aux membres du réseau une tâche précise qui les rend acteurs essentiels dans le devenir du réseau. La mobilisation, consiste alors dans leur implication dans l'action, dans la consolidation du réseau. Elle permet de trouver du sens et de l'intérêt à l'élaboration du réseau. Les actants construisent donc leur rôle dans une sorte de division des tâches qui permet de consolider le réseau et d'enraciner ceux qui, le consolidant, se lient à lui.

• Rallongement et irréversibilité. Rallonger le réseau est une condition de la solidité de celui-ci. Pour ce faire, on multiplie les entités qui composent le réseau, en allant du centre à la périphérie. Ainsi, le noyau, autour duquel ont été rassemblés des sujets porteurs d'un projet et des objets grâce à une opération de traduction, doit pour être solidifié recevoir des entités nouvelles. Pour éviter le risque de dispersion, il faut remplir deux conditions complémentaires, la vigilance et la transparence.

• La vigilance. Toute innovation suppose des alliances, des coopérations dans un contexte toujours plus ou moins imprévisible. Toute chaîne de traductions est soumise en permanence à des traductions concurrentes, aussi, une vigilance s'impose.

• La transparence. : elle doit être permanente dans la phase d'éparpillement du réseau, car c'est elle qui permet qu'une confiance s'instaure entre les actants.

54 Selon Callon et Latour, la sociologie de la traduction peut apporter des éléments pertinents à la sociologie des organisations pour deux raisons essentielles :

• Rien n'interdit de considérer l'organisation comme un réseau.

• Le changement vu dans la logique de l'innovation, présente des applications intéressantes en sociologie des organisations.

Dans leur article intitulé « Le grand Léviathan s’apprivoise-t-il ? », Callon et Latour font référence à Hobbes :

« Soit une multitude d’hommes égaux et égoïstes qui vivent sans aucun droit dans un état de nature impitoyable que l’on décrit comme « la guerre de chacun contre chacun ; comment mettre fin à cet état ? Chacun connaît la réponse proposée par Hobbes : par un contrat que chaque homme passe avec chaque autre et qui donne le droit de parler au nom de tous à un homme, ou à un groupe d’hommes, qui ne sont liés à aucun autre. Ils deviennent « l’acteur » dont la multitude liée par contrat sont les « auteurs ». Ainsi « autorisé », le souverain devient la personne qui dit ce que sont, ce que veulent et ce que valent les autres, le comptable de toutes les dettes, le garant de tous les droits, l’enregistreur des cadastres de propriété, le mesureur suprême des rangs, des opinions, des jugements et de la monnaie. Bref, le souverain devient ce Léviathan : « ce dieu mortel auquel nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection ».

Pour les auteurs, la solution de Hobbes « est capitale pour la sociologie, car elle formule pour la première fois en toute clarté la relation des microacteurs (individus, groupes, familles) et des macroacteurs (institutions, organisations, classes sociales, partis, états) : il n’a a pas de différence de niveau ou de taille entre les microacteurs et le Léviathan, qui ne résulte d’une transaction. La multitude, dit Hobbes, est à la fois, la Forme et la Matière du corps politique ; la construction de ce corps artificiel est calculée de telle sorte que le souverain absolu ne soit rien que la somme des volontés de la multitude. Même si l’expression « un Léviathan » passe pour un synonyme de « monstre totalitaire », le souverain chez Hobbes ne dit rien de son propre chef. Il ne dit rien sans avoir été autorisé par la multitude dont il est le porte-parole, le porte-masque ou encore l’amplificateur. Le souverain n’est, ni par nature ni par fonction, au dessus du peuple, ou plus haut, ou plus grand, ou d’une matière différente : il est ce peuple même dans un autre état – comme on dit un état gazeux ou solide ».

55 Les auteurs se posent la question de savoir comment un microacteur obtient-il d’être un macroacteur ? Comment des hommes peuvent-ils agir « comme un seul homme » ?

« Certes, l’originalité du problème posé par Hobbes est en partie caché par la solution qu’il en donne, le contrat social, dont l’histoire, l’anthropologie et maintenant l’éthologie démontrent l’impossibilité. Mais le contrat n’est qu’un cas particulier d’un phénomène plus général, celui de la traduction. Par traduction on entend l’ensemble des négociations, des intrigues, des actes de persuasion, des calculs, des violences grâce à quoi un acteur ou une force se permet ou se fait attribuer l’autorité de parler ou d’agir au nom d’un autre acteur ou d’une autre force : « vos intérêts sont les nôtres », « fais ce que je veux », « vous ne pouvez réussir sans passer par moi ». Dès qu’un acteur dit « nous », voici qu’il traduit d’autres acteurs en une seule volonté dont il devient l’âme ou le porte-parole. Il se met à agir pour plusieurs et non pour un seul. Il gagne de la force. Il grandit. Ce que le contrat social montre en termes juridiques, à l’origine de la société et une fois pour toutes dans une cérémonie par tout ou rien, les opérations de traduction le démontrent empiriquement, de façon réversible, tous les jours dans les négociations multiples et parcellaires qui élaborent peu à peu le corps social. Il suffit de remplacer le contrat par les opérations de traduction pour voir grandir le Léviathan et rendre ainsi à la solution de Hobbes toute son originalité ».

Callon et Latour étudient le mythe du Léviathan-singe « ou la difficile construction de macroacteurs dans une troupe de babouins sauvages au Kenya. Ils en arrivent à la conclusion suivante : « pour stabiliser une société, chacun – homme ou singe – doit produire des associations qui durent plus longtemps que les interactions leur ayant donné naissance ; par contre les stratégies et les ressources utilisées pour obtenir ce résultat changent lorsque l’on passe de la société des babouins à la société des hommes. Par exemple, au lieu d’agir sur le corps des collègues, parents, amis, on s’attache des matériaux plus solides et moins changeants pour agir plus durablement sur le corps des collègues, parents et amis. Dans l’état de nature, personne n’est assez fort pour résister à toutes les coalitions. Mais si vous transformez l’état de nature en remplaçant partout les alliances indécises par des murs et des contrats écrits, les rangs par des uniformes et des tatouages, les amitiés réversibles par des noms et des marques, vous obtiendrez un Léviathan ».

« Notre analyse, au lieu de retenir les dichotomies social/technique, humain/animal, micro/macro, ne considère que les gradients de résistance, c’est à dire les variations de

56 durée et de solidité relatives des différentes sortes de matériaux (habitudes, mots, bois, aciers, lois, institutions, gênes, sentiments ...). En associant des matériaux de différentes durées, on hiérarchise un ensemble de pratiques de telle sorte que certaines deviennent stables et qu’il n’est plus nécessaire d’y revenir. C’est ainsi seulement qu’on peut « grandir ». Pour construire le Léviathan il faut enrôler un peu plus que des relations, des alliances et des amitiés. Un acteur grandit à proportion du nombre de relations qu’il peut mettre, comme on dit, en boîtes noires. Une boîte noire renferme ce sur quoi on n’a plus à revenir ; ce dont le contenu est devenu indifférent. Plus l’on met d’éléments en boîtes noires – raisonnements, habitudes, forces, objets -, plus l’on peut édifier de constructions larges ». « En résumé, un macroacteur, c’est un microacteur assis sur des boîtes noires. Il n’est pas plus complexe ni plus grand qu’un microacteur ; il est au contraire plus simple ».

Pour Callon et Latour, un acteur est : « n’importe quel élément qui cherche à courber l’espace autour de lui, à rendre d’autres éléments dépendants de lui, à traduire les volontés dans le langage de la sienne propre. Un acteur dénivelle autour de lui l’ensemble des éléments et des concepts que l’on utilise d’habitude pour décrire le monde social ou naturel. En disant ce qui appartient au passé et de quoi est fait l’avenir, en définissant ce qui est avant et ce qui est après, en bâtissant des échéanciers, en dessinant des chronologies, il impose une temporalité. L’espace et son organisation, les tailles et leurs mesures, les valeurs et les étalons, les enjeux, les règles du jeu, l’existence même du jeu, c’est lui qui les définit ou se les laisse imposer par un autre plus puissant. Cette lutte sur l’essentiel a souvent été décrite mais rares sont ceux qui ont cherché à savoir comment un acteur peut faire durer ces asymétries, imposer une temporalité, un espace, des différences. La réponse à cette question est pourtant simple : par la capture d’éléments plus durables qui se substituent aux dénivellations provisoires qu’il est parvenu à imposer. Les interactions faibles et réversibles sont remplacées par des interactions fortes. Les éléments dominés par l’acteur pouvaient s’échapper dans toutes les directions, ils ne le peuvent plus. Des éléments d’un raisonnement, d’un rite, d’un appareil étaient dissociables ; ils ne le sont plus. Au foisonnement des possibles se substituent des lignes de force, des points de passage obligés, des cheminements et des déductions ».

Callon et Latour s’intéressent ensuite à la force des acteurs : « un acteur, nous l’avons vu, est d’autant plus solide qu’il peut associer fortement le plus grand nombre d’éléments – et, bien sûr, dissocier d’autant plus rapidement les éléments enrôlés par d’autres acteurs. La

57 force, c’est donc le pouvoir d’interrompre ou d’interrelier. La force, c’est plus généralement l’inter-vention, l’inter-ruption, l’inter-prétation, l’intérêt comme l’a magistralement démontré Serres. Un acteur est d’autant plus fort qu’il peut intervenir davantage. Mais qu’est-ce qu’intervenir ? Reprenons le Léviathan : ce que tu veux, la paix, je le veux aussi ; faisons un contrat ».

La sociologie de la traduction nous semble très pertinente pour notre recherche car elle prend en compte des acteurs non-humains ; comme nous l’avons vu, pour Callon et Latour, un acteur est : « n’importe quel élément qui cherche à courber l’espace autour de lui, à rendre d’autres éléments dépendants de lui, à traduire les volontés dans le langage de la sienne propre ».

Dans les marchés financiers, les principaux acteurs en présence sont les opérateurs de marchés, les managers et les actionnaires. D’autres acteurs importants sont les clients, les concurrents et les chasseurs de têtes.

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