• Aucun résultat trouvé

Les rémunérations dans la finance

Dans le document Les managers dans les marchés financiers (Page 144-151)

OPPORTUNISTES ET INDIVIDUALISTES

6. L ES RELATIONS A L ’ ARGENT DANS LES SALLES DE MARCHES : APPORT DES THEORIES DE L ’ ACTION

6.4. Les rémunérations dans la finance

Dans un article intitulé : « Comprendre les rémunérations dans la finance : Un cas de hold- up », Olivier Godechot s’est appuyé sur le modèle du hold-up, développé à la suite des travaux de Williamson47.

« D’après ce dernier, l’investissement dans un actif spécifique, actif qui dépend d’un usage spécial, et qui ne peut être redéployé vers un autre usage sans perte de valeur, met (dans la mesure où l’usage spécial dépend d’autres personnes) son détenteur dans une position de faiblesse relationnelle et de dépendance à l’égard des personnes avec lesquelles il mène des échanges. La valeur de son actif n’est conservée que dans la mesure où la relation d’échange dans laquelle l’actif prend de la valeur se perpétue. Le détenteur est donc dépendant de la partie adverse et du risque d’opportunisme post-contractuel. Il peut faire l’objet d’un hold-up, c’est-à-dire que la partie adverse peut menacer de faire cesser la relation et de le laisser avec son actif dévalorisé sur les bras. Elle peut à son profit imposer au détenteur une renégociation défavorable des termes de l’échange ».

« En général la littérature économique cherche plutôt à montrer comment les acteurs économiques évitent de s’engager dans de tels types de dépendance relationnelle et comment ils trouvent des alternatives, soit par exemple en adoptant une organisation hiérarchique (solution de Williamson), soit en sophistiquant les contrats (cf. par exemple Malcomson) ».

Olivier Godechot prend le parti de décrire un cas où deux chefs de salle ont obtenu 17 millions d’euros à la suite d’une renégociation de leurs contrats. Ce cas, une fois reconstruit, lui a permis de montrer, contrairement aux travaux des théories des coûts de transaction, l’existence et l’importance des situations de hold-up et le fait qu’elles n’ont pas toujours été anticipées et évitées par les parties prenantes.

47 Cf. WILLIAMSON Olivier E., 1994 [1985], Les institutions de l'économie, Interéditions ; MALCOMSON James M., 1997,

145 « Ce cas montre tout l’intérêt de l’analyse de terrain lequel, mettant en série de petits détails qui de loin ne sont pas visibles, permet une modélisation inductive, nouveau terrain de confrontation et de collaboration avec la théorie économique ».

Pour étayer sa démonstration, l’auteur s’appuie sur le modèle de Grout48 revisité par

Malcomson49.

« Dans ce modèle, l’entreprise, en investissant dans la construction de la salle de marché, investit dans un actif spécifique pour elle (difficile à redéployer) mais relativement redéployable pour les personnes qui sont à la tête des salles de marché. Les chefs de salle peuvent alors menacer de redéployer cet investissement ailleurs, et de transférer l’ensemble de l’activité de la salle de marché dans une autre banque. Si cette menace est crédible, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit réelle, l’entreprise rétrocèdera une partie des produits de l’investissement aux deux chefs de salle capables de déplacer avec eux cet ensemble. Au- delà du cas des chefs de salle, pour qui l’effet de levier est considérable, de nombreux acteurs de la finance (traders, vendeurs, analystes) sont en situation de pouvoir s’approprier des actifs collectifs (clients, parts de marché, savoir-faire) et de les redéployer ailleurs, situation qui leur donne un très fort pouvoir de négociation, permet une appropriation substantielle du profit et génère un décrochage entre le niveau des prix sur leur marché du travail spécifique et celui en vigueur sur les marchés du travail pour les travailleurs de compétence équivalente ».

« Au-delà de la finance, certaines tendances de l’organisation des entreprises, favorisent sans doute ce genre de situations à la faveur de la haute hiérarchie de l’entreprise. L’organisation de l’entreprise en centres de profit, autonomes, facilement cessibles, permet à son dirigeant de menacer, menace d’autant plus crédible que les actifs sont immatériels, de redéployer hors de l’entreprise l’essentiel du centre de profits et de capturer ainsi une part substantielle de la rente collective ».

48 Cf. GROUT Paul, 1984, « Investment and Wages in the Absence of Binding Contracts », Econometrica, vol. 52, n°2, p. 755-

785. Le modèle de Grout ne s’inscrit pas toutefois dans la filiation de l’étude des coûts de transaction à la Williamson, mais dans celle des négociations collectives : son petit article ne cite d’ailleurs pas les représentants de la première tradition. Dans son texte, il compare deux régimes de relations syndicales, le régime américain, où les syndicats s’engagent à ne pas renégocier un accord avant une certaine date, et l’Angleterre, où un employeur ne peut pas poursuivre un syndicat qui renégocie. En cas d’investissement spécifique de l’entreprise, une partie du profit de l’investissement peut-être capturée par le syndicat. L’entreprise sera alors conduite à sous-investir.

146 Dans les marchés financiers, le contrat qui lie la personne et l’organisation n’a plus grand chose à voir dans son contenu et ses modalités avec un contrat de travail traditionnel : les talents et les organisations s’engagent non plus dans une relation de louage d’un temps de travail, ni même dans la mise à disposition par le salarié de ses compétences pour une mission donnée, mais dans un échange de promesses en vue de relever un défi commun, c’est-à-dire dans un contrat assimilable à une sorte de joint venture, incluant généralement des formes de partage des risques et des profits.

Dans un tel contrat les deux éléments majeurs sont le niveau (la valeur) et la durée de l’engagement réciproque. La valeur du contrat est en rapport avec le niveau de l’ambition affichée, et sa durée fixe l’horizon auquel l’objectif commun se doit d’être atteint.

Un tel contrat affirme nettement la préférence des parties prenantes au talent pour un « contrat psychologique » de type transactionnel (Schein), c’est à dire au fond une relation essentiellement marchande. Comme nous l’avons souligné, dans un tel contexte, la régulation de l’emploi se fait avant tout par le marché externe, en tout cas entre organisations relevant de la même sphère d’activité.

Cela ne signifie pas que les dimensions affective ou communautaire soient absentes de la relation d’emploi. Bien au contraire, elles y prennent une saveur particulière si on veut bien se souvenir que le talent implique un engagement de toute la personne dans l’activité, et que celle-ci est d’abord une passion qui anime l’individu. Le contrôle de l’affectif, de l’émotionnel, sont, comme on l’a vu, une des conditions essentielles de la performance individuelle.

Mais la dimension rationnelle et marchande domine absolument la relation contractuelle.

Comme le souligne Pierre Miraillès : « pour cette catégorie de travailleurs, identifiés par un haut niveau de compétence et d’autonomie, et surtout par la détention de compétences essentielles et transférables entre diverses organisations, émerge une nouvelle forme de relation professionnelle caractérisée notamment par :

1/ des salaires élevés et totalement dépendants de l’état actuel de la demande pour les compétences que ces travailleurs détiennent ;

147 2/ un pouvoir de négociation considérable vis à vis des organisations qui les emploient du fait de leur mobilité potentielle ;

3/ un encadrement totalement personnalisé. A travers cette relation d’emploi du troisième type, la figure du talent n’est finalement pas sans rappeler celle, beaucoup plus archaïque, du compagnon ou mieux, celle du « sublime » (Gazier) qui construit son « chef d’œuvre » au fil de ses expériences successives.

Faycel Benchemal50, quant à lui, a étudié la population des analystes financiers et a classé

ces derniers selon quatre catégories : le modèle de retrait, le modèle du manager, le modèle du technicien-fondamentaliste et le modèle du carriériste.

Les analystes appartenant à la catégorie « modèle du manager » sont assez peu nombreux ( 9 % de la population totale) ; « ce sont des analystes seniors chargés de la gestion d’équipes sectorielles ou bien responsables de bureaux qui sont communément appelés « patrons de la recherche ». Après avoir exercé une expérience significative dans l’analyse, entre dix et quinze années suivant les structures, ils se présentent souvent comme des « animateurs d’équipes » ou « chargés de la gestion des équipes d’analystes ».

Leur première mission consiste à recruter les analystes juniors et à procéder à leur intégration au sein de la structure en les formant pendant une durée de six à douze mois ou bien en confiant cette mission à un analyste senior. Il s’agit alors de vérifier que ces juniors intègrent bien les missions dévolues au travail d’analyse financière. Et lorsque ces managers sont interrogés sur ce qu’ils attendent de leur équipe en général et des juniors en particulier, après avoir énoncé la phase amont du travail d’analyse financière (« C’est un homme ou une femme qui a les compétences d’analyser une entreprise, d’en tirer des conclusions sur la qualité de l’entreprise, d’en tirer des conclusions sur ses perspectives de croissance et financières et à partir de là dans une conclusion sur un investissement boursier. »

Tous insistent tout particulièrement sur les missions commerciales : « La deuxième partie, parce que l’on est dans une équipe sell-side, c’est de communiquer cette conclusion, c’est

50La Gestion des Ressources Humaines dans l’industrie de l’investissement institutionnel : Le cas des analystes financiers français sell- side

148 de marketer comme on dit nous, communiquer, marketer, sous une forme écrite et sous une forme orale en rendez-vous, en présentation, etc. … cette analyse financière »

« La très grande majorité des analystes managers poursuivent leur travail d’analyse financière et de marketing en même temps que leurs activités de gestion d’équipes. Cette situation constitue pour eux une source de légitimité très forte dans la gestion de leurs équipes, dans la mesure où ils estiment qu’eux-mêmes n’échappent pas aux « contraintes » fortes des activités commerciales … indépendamment de ces aspects de marketing, dans leurs relations de travail avec les autres analystes, les analystes managers évoquent la proximité intellectuelle très forte qui existe au sein de leurs équipes et qui constitue pour eux une source importante de motivation … les analystes managers rencontrés nous décrivent ces relations avec les autres analystes comme dénuées de toute soumission hiérarchique. Ils perçoivent en effet ce rôle comme « une aide », « une collaboration », « un soutien », sans obligation dans la mesure où les managers semblent attachés à l’indépendance d’écriture de leurs collaborateurs qui constitue selon eux un principe fort de leur métier … enfin, quand on leur demande les contraintes de leurs activités au quotidien, ces managers évoquent tous la difficulté à gérer les analystes star de leur bureau ».

L’auteur interprète ces difficultés « comme un conflit de légitimité dans la mesure où les managers semblent impuissants à imposer leurs points de vue face à des analystes qui tirent une certaine forme de pouvoir de leur reconnaissance par le marché. Pour les managers, il s’agit avant tout de la détention par ces analystes d’un fort pouvoir de négociation lors de l’attribution des bonus »

Encore une fois, force est de constater que le bonus est « le nerf de la guerre » : initialement instrument de motivation, il est devenu un véritable instrument de pouvoir. Les managers disposent-ils d’outils pour contrecarrer ce pouvoir ?

149 A l’issue de cette première partie, nous avons une meilleure compréhension théorique du jeu des acteurs en présence dans les salles de marchés : si tous visent la croissance absolue, leurs intérêts peuvent parfois diverger.

Dans des cas particuliers, cela peut provoquer des « affaires » comme Jérôme Kerviel (Société Générale) ou Nick Leeson (Barings).

A plus grande échelle, cela peut provoquer des crises financières internationales.

Lorsque nous lisons des articles de journaux démontrant que les crises financières ne sont autres que des crises de modèles financiers, que les fautifs sont des ingénieurs et autres docteurs en mathématiques, nous sommes choqué. Car qui autorise les traders à utiliser ces outils de trading algorithmique ou de trading haute fréquence ? Qui favorise cette véritable « course à l’armement » ? Des hommes et des femmes à la tête de puissantes machines de guerre.

Le management est-il compatible avec les représentations des acteurs de la finance qui fonctionnent dans une logique marchande, où risque et argent sont omniprésents ? Dans ce jeu d’acteurs visant la croissance absolue mais dont les intérêts divergent parfois, quelle est la place du management ?

Cette première partie nous a permis d’appréhender quels peuvent être les principaux enjeux pour les managers et quels types d’interactions peuvent exister avec les différents acteurs en présence.

Nous appuyant sur l’ensemble des théories abordées, nous allons maintenant présenter le cadre épistémologique et méthodologique de notre travail de recherche ainsi que notre modèle de recherche.

L’enquête sur le terrain que nous exposons ensuite a pour objectif de nous apporter un éclairage sur ce que la théorie nous a permis d’appréhender et d’envisager des

150 actions pour aider les managers à donner un cap à leurs collaborateurs … sans avoir recours à des « armes de guerre » supplémentaires.

151

Partie 2 : Terrain

7.

EPISTEMOLOGIE

,

METHODOLOGIE ET MODELE DE

Dans le document Les managers dans les marchés financiers (Page 144-151)