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La théorie fonctionnaliste des professions

Dans le document Les managers dans les marchés financiers (Page 46-50)

2. L A SOCIOLOGIE DES PROFESSIONS ET LA SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION POUR APPREHENDER LES PARTIES PRENANTES

2.2. La théorie fonctionnaliste des professions

Défini comme « une théorie sociologique tendant à rapporter les phénomènes sociaux aux fonctions qu’ils assurent »32, le fonctionnalisme est une autre voie d’accès à la

compréhension et à l’explication des faits. Issue de l’approche anthropologique de Malinowski et de Radcliffe-Brown sur des études portant sur les sociétés primitives, l’utilisation de l’analyse fonctionnelle en sociologie se trouve déjà chez Emile Durkheim. C’est le cas par exemple lorsqu’il pose les professions comme des remèdes à l’anomie des sociétés par les fonctions qu’elles peuvent remplir.

La thèse de Durkheim sur la socialisation est célèbre : « quoique la société ne soit rien sans les individus, chacun d’eux est beaucoup plus un produit de la société qu’il n’en est l’auteur ».

Durkheim nous montre que contrairement aux sociétés traditionnelles, dans lesquelles les individus sont faiblement individualisés, les sociétés modernes, par la suite de la division du travail, ont vu l’individualisation fortement progresser du fait que « la liberté individuelle est le produit de la densité morale de la société » et que la solidarité organique implique « la coopération volontaire et non plus l’obéissance passive33 ». Ceci n’est possible que s’il existe une socialisation et une réglementation adaptées assurant aux individus une éducation morale, c’est-à-dire l’intériorisation d’un « corps de croyances et de sentiments communs ».

Pour Durkheim, les communautés professionnelles contractuelles sont la base de la solidarité organique et sont faites d’adhésion volontaire, de conviction professionnelle et de morale professionnelle. La régulation professionnelle permet de se doter « d’un corps de règles qui prescrivent à l’individu ce qu’il doit faire pour ne pas attenter aux intérêts collectifs et pour ne pas désorganiser la société dont il fait partie ». Pour lui, ces formes de régulation et d’intégration morales doivent être rétablies au cœur même de l’économie, d’où la place centrale de l’organisation professionnelle.

32 François Chazel , 1999, Dictionnaire de sociologie, Le Robert. Seuil.

47 Le plaidoyer de Durkheim pour la restauration des groupes professionnels en tant que forme éminente de régulation sociale se retrouve chez Carr-Saunders et Wilson pour lesquels le système des professions repose sur l’affiliation volontaire des membres exerçant une même activité à une association qui leur fournira une appartenance et surtout des valeurs de référence (liberté, dignité, responsabilité) et une continuité identitaire au-delà des aléas de la vie de travail, par opposition à la société salariale définie comme mode structuré par l’exploitation du travail par le capital et par la lutte des classes.

« L’homme qui appartient à une profession a conquis, pour lui-même le prestige et une position de dignité qui lui permet de passer d’une entreprise à une autre. Bien que restant salarié toute sa vie, il pourra accroître sa compétence reconnue et son expérience, dans le service d’un client après un autre, bien plus que ne le ferait un travailleur ordinaire non affilié (free lance) …la différence entre la position d’un tel homme et celle d’un travailleur salarié ordinaire n’est pas fondée sur leur situation statutaire respective ; la différence est subtile mais elle est vitale : même si la position du second peut-être aussi enviable que celle du premier, celui-ci pourra toujours surmonter le sentiment de dépendance et d’oppression et accéder à la liberté, à la dignité et à la responsabilité qui ne sont pas données à tous les hommes34 ».

La question durkheimienne des conditions d’émergence et de diffusion de la « morale professionnelle » se retrouve au cœur des réflexions de Parsons sur la socialisation et le contrôle social. Son modèle professionnel s’éloigne cependant du modèle des corps d’état de la théorie durkheimienne : c’est le modèle optimiste de la « main invisible » qui n’est plus ici seulement le marché économique mais le système d’action tout entier.

La réussite, au sens d’accomplissement de soi (achievement), est le « ressort de l’économie capitaliste moderne » et le principe de la « division économique du travail ». C’est la base de ce que Parsons appelle la structure institutionnelle occidentale ; c’est un but commun qui inclut, à des degrés divers, la richesse et le prestige et qui signifie, un peu à la manière de Smith, « l’intégration institutionnelle du self-interest lui-même ».

48 Heilbron35 résume cette continuité en disant que pour Carr-Saunders en 1933 comme pour Parsons en 1968, la « profession » représente « la fusion de l’efficacité économique et de la légitimité culturelle ».

Parmi les applications directes des théories fonctionnalistes, on peut noter la place centrale du concept de professionnalisation. En effet, l’idéologie libérale du professionnalisme se diffusant dans les sociétés modernes, de plus en plus de groupes professionnels cherchent à se faire reconnaître comme des professions. Les sociologues tentent alors de fournir des schémas de passage des occupations aux professions. C’est ce que fera par exemple Merton à l’occasion d’une recherche empirique sur les étudiants en médecine. Sous le terme de professionnalisation, Merton désigne le processus historique par lequel une activité (occupation) devient une profession du fait qu’elle se dote d’un cursus universitaire qui transforme des connaissances empiriques acquises par expérience en savoirs scientifiques appris de façon académique et évalués de manière formelle, sinon incontestables.

Dans les marchés financiers, on constate également la place centrale du concept de professionnalisation. Si les opérateurs de marchés sont de plus en plus diplômés, c’est bien que les savoirs scientifiques appris de manière académique sont aujourd’hui exigés pour faire partie de ce groupe professionnel. Les opérateurs plus âgés, moins diplômés mais disposant d’une solide expérience sur les marchés, sont mis à l’écart au profit d’opérateurs plus jeunes et très diplômés.

Jean-Michel Chapoulie36, constatant que « les recherches empiriques qui se réclament de l’analyse parsonienne étudient les corps professionnels en eux-mêmes et non à partir de leur position dans la structure sociale », estime qu’il existe un très large accord sur le « type idéal professionnel » qu’il soit abordé sous l’angle de la conduite, de l’organisation ou de la catégorie ; il ajoute qu’il existe des propriétés dérivées qui sont très généralement retenues pour compléter le type idéal, comme par exemple « une formation professionnelle longue dans des établissements spécialisés ».

35 J. Heilbron, 1986, la professionnalisation comme concept sociologique et comme stratégie des sociologues, in Historiens et

sociologues aujourd’hui, éditions du CNRS.

49 Catherine Paradeise37, quant à elle, attire notre attention sur l’évolution des formes de régulations des marchés du travail caractérisées par une forte organisation interne, des statuts qui protègent leurs membres de la concurrence et des conditions de recrutement et d’avancement réglementées. Elle décrit ces formes de régulations comme des « super-règles » liant titre, ancienneté et poste de travail au sein des « marchés du travail fermés » de manière à établir un équilibre entre les intérêts respectifs des employeurs, des salariés et de l’Etat.

Les marchés financiers constituent un marché du travail fermé et fortement compartimenté par ces « super-règles » : on n’y accède qu’au moyen d’un diplôme et si possible également de relations ; on ne peut pas changer de fonction une fois que l’on fait partie d’un « clan ».

La théorie fonctionnaliste des professions apporte ainsi des éclairages sur ce que nous avons appelé « un fonctionnement spécifique du marché du travail », et vient en appui de la sociologie interactionniste des groupes professionnels qui, elle aussi, a permis de mieux appréhender l’interdépendance des processus biographiques et des mécanismes d’interaction de même que la reconnaissance sociale.

Nous avons interrogé les managers sur les spécificités du management en salle des marchés ; l’un d’eux nous a répondu : « Le sous-jacent des activités bancaires de marchés se réfère a la notion de "finance de marchés" mais, fondamentalement, seule la recherche du résultat prédomine. A mon sens, il n’y a pas de différence fondamentale, si ce n'est le fait que l'espérance du profit individuel (ou collectif au niveau d'un desk) incite le management à se conformer uniquement a un cadre légal, occultant de fait tout cadre moral dans lequel le respect du client devrait se situer. Cette contradiction apparente entre le message public (nous sommes là pour satisfaire le client) et l'intérêt privé (nous travaillons uniquement le P&L) peut engendrer des comportements schizophréniques au niveau de management des institutions financières».

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2.3. La sociologie de la traduction : le Grand Léviathan de la

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