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TITRE II : De l’analyse des réformes curriculaires à l’observation des pratiques

Chapitre 2 De la sociologie des curriculums à l’étude du curriculum en acte

Poursuivant notre analyse sur les réformes curriculaires, ce chapitre traite de la manière dont la sociologie des curriculums a posé de nouvelles questions de recherche, en s’intéressant à ce qui est appelé dans le monde anglo-saxon : le curriculum en acte. Dans la période contemporaine, la majorité des réformes éducatives s’est opérée sous l’impulsion d’organismes internationaux ou de grands blocs politico économiques. Il s’agit des organismes comme l’Union Européenne, La Banque mondiale, l’OCDE, Le BIEF. Ces réformes sont justifiées par les gouvernements, soit par des contraintes institutionnelles (le cas de la France pour le socle de compétences) ou par le respect des décisions à la fois politiques et conjoncturelles issues des États généraux de l’Éducation (le cas du Bénin et de la plupart des pays africains). Dès lors, le niveau de l’élaboration des politiques éducatives se trouve alors déplacé. Ainsi, «Les différents gouvernements doivent composer avec les réalités institutionnelles et les traditions politiques et culturelles nationales tout comme ils sont contraints d’instrumentaliser des clivages préexistants et de mobiliser des groupes directement intéressés par la restructuration institutionnelle» (Bruno, Clément et Laval, 2010, p.104). Pour faire face alors aux lobbys internes (associations professionnelles, Inspections générales, Syndicats, Association des parents d’élèves), la négociation s’avère indispensable. C’est ainsi que les responsables politiques des systèmes éducatifs prennent appui sur des personnes dites ressources, des groupes syndicaux modérés et des experts pour la redéfinition des programmes d’études ou l’introduction de nouvelles approches. Cette façon de faire minimise les oppositions externes liées au contexte sociopolitique et aux traditions culturelles qui pèsent fortement dans l’élaboration du curriculum (Crahay, Audigier et Dolz (1999). L’APC dans la plupart des pays qui l’ont adoptée, crée également du

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fait de cette stratégie d’implantation, des frustrations, des résistances à sa mise en œuvre. Dans ce contexte, sa mise en œuvre peut-elle permettre d’atteindre les objectifs, à elle assignés, par les systèmes éducatifs qui l’ont adoptée ? C’est à cette interrogation que les paragraphes suivants vont essayer de répondre en explorant les dimensions sociologiques sous-jacentes aux réformes curriculaires.

1. De la technologie du curriculum à la sociologie du curriculum

De nombreux travaux ont abordé la question de la mise en place des curriculums. Crahay, Dolz et Audigier (2006) soulignent que les décisions curriculaires ne sont pas prises au sein du noosphère où les pédagogues et didacticiens discutent et adoptent les meilleurs choix possibles, mais sont surdéterminées par des choix politiques pris à un niveau de pilotage supranational. Toutefois, ce processus est influencé par le poids du contexte sociopolitique de chaque pays et ses traditions culturelles, ce qui amène Blum et Grobman (1989) à parler de « curriculum adaptation ». Dans la même perspective, Holmes (1977) faisait déjà remarquer que «les systèmes éducatifs avaient leur éthos propres» (p.14). Ce point pose toute la problématique des pesanteurs sociales et des facteurs structurels dont l’influence dans la mise en place des réformes curriculaires discutée par les sociologues des curriculums. Considérer ces deux types de facteurs, c’est faire référence à l’impact d’une part, des traditions culturelles et religieuses, celui des croyances, des convictions et des valeurs des enseignants, des décideurs politiques mais d’autre part, à celui des parents, ainsi qu’au jeu des lobbys, économique ou politique et des différentes structures centralisées (ou non) qui pèsent sur le processus de développement curriculaire (Crahay, Audigier et Dolz, 2006). La prise en compte de ces particularités sociétales sur le processus d’élaboration du curriculum repose sur une double influence : d’un côté celle des concepteurs, de l’autre celle des facteurs contextuels. Mais il faut aussi prendre en considération que les concepteurs font partie intégrante de la communauté pour laquelle les curriculums sont destinés. Ils sont dans la société et vivent sa culture. Ils interviennent dans l’élaboration des curriculums en tant qu’agents actifs, tout en étant dans cette société. Cette perspective est celle de la sociologie des curriculums.

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2. La sociologie du curriculum

A la suite d’autres auteurs Crahay, Audigier et Dolz (2006), considèrent que Durkheim est le père de la sociologie Française des curriculums. Mais comme le montrent les travaux de Forquin (1997), ce domaine de la sociologie de l’éducation a été plus particulièrement développé en grande Bretagne et dans les pays anglo-saxons. Forquin met en évidence la rupture qu’a constituée la nouvelle sociologie de l’éducation en Grande Bretagne notamment à la suite des travaux de Bernstein (1975). En s’intéressant au champ de l’éducation, la sociologie aborde les questions de curriculum qu’elle considère non pas comme un objet affecté par des facteurs externes, culturels ou autres mais comme l’expression de cette même culture. Ce positionnement rejoint selon Crahay, Audigier et Dolz (2006) l’angle d’analyse adopté par Durkheim (1938) dans son célèbre ouvrage « l’évolution pédagogique en France » dans lequel il montre l’émergence non seulement de nouvelles institutions mais aussi de nouvelles conceptions de l’enseignement.

Partir de la nature sociologique des curriculums pour s’intéresser au curriculum en acte comme le font les sociologues américains et britaniques, consiste à considérer quelle est la sélection des savoirs proposés objets de transmission, et leur lien avec l’ensemble des savoirs accumulés dans une société. Pour cela, il est nécessaire d’analyser de façon critique les, les programmes d’études, les contenus d’enseignement et la transmission des connaissances dans l’institution scolaire. La question importante qui est posée consiste à interroger les formes sous lesquelles ces contenus d’enseignement sont transmis et leur rapport avec leur légitimité socioculturelle. La réponse à cette question soulève le problème de l’élaboration et des transformations des contenus d’enseignement. Sur le plan sociologique c’est à Durkheim qu’on doit la première réflexion fondamentale selon laquelle une «transformation pédagogique est toujours le résultat et le signe d’une transformation sociale qui l’explique» (Durkheim, 1938, p.95 cité par Mangez, 2009, p.144).

Par ailleurs, les contenus enseignés dans les institutions ne sont pas aussi simplement le résultat d’une sélection au sein de la culture ; ils sont également le résultat d’un travail de «transposition didactique» (concept que nous développerons dans le chapitre suivant) qui consiste à transformer (en le découpant, en le simplifiant, en l’illustrant….) un objet de connaissance non communicable comme tel en objet d’enseignement (Mangez,2009). Mais

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au-delà du phénomène de transposition didactique, les sociologues de l’éducation montrent qu’il faut aussi reconnaitre un autre rôle à l’école : celui d’un lieu de productions sociales et cognitives véritablement originale. La validité épistémologique et sociale de ces savoirs est l’un des problèmes auquel s’attache la sociologie des curriculums. Nous admettons alors avec Forquin (2009) que les savoirs enseignés et les raisons de leur sélection parmi l’ensemble des connaissances d’une époque, sont redevables d’une analyse sociologique. Comme le développe une partie de l’ouvrage d’Audigier Crahay et Dolz (2006) toute réforme curriculaire renvoie à des enjeux sociétaux que véhiculent les discours pédagogiques selon Bernstein (1975). L’analyse sociologique dénonce l’illusion consistant à faire vivre l’autonomie de la pensée pédagogique. Comme énoncé en introduction de ce titre, il existe un débat idéologique et sociologique relativement aux visées des réformes curriculaires. De nombreux auteurs, en politique en économie, et en sociologie de l’éducation ont déconstruit l’idée de l’autonomie des réformes éducationnelles. Pour notre part, nous ne nous situons pas à ce niveau macroscopique de l’analyse. Nous ne traiterons pas non plus du statut social des différents savoirs enseignés (Forquin, 2008) ; nous nous intéresserons plutôt aux déclinaisons pratiques de la mise en œuvre des curriculums : le curriculum effectif ou en acte.

3. De la sociologie du curriculum au curriculum en acte.

En nous appuyant sur les travaux des sociologues du curriculum nous postulons que les savoirs introduits dans les institutions scolaires sont les produits d’une transformation sociale. Mais ces savoirs subissent une deuxième forme de transformation que Chevallard (1985) appelle la transposition didactique interne. Aborder cette question du passage du curriculum prescrit vers le curriculum en acte (Perrenoud, 1998 ;Audigier, Crahay et Dolz, 2006) nous oblige à explorer d’une part les différentes formes de transformation que subit le savoir codifié jusqu’aux savoirs acquis et quels rôles jouent les différents acteurs impliqués dans ce processus. Deux étapes s’avèrent indispensables, selon ces auteurs : celle qui consiste à éclairer le passage du curriculum officiel au curriculum effectivement enseigné,

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celle qui consiste à rendre compte des effets du curriculum enseigné sur le curriculum acquis par les élèves.

La sociologie du curriculum met en évidence l’emboitement de trois types de curriculum. Le curriculum officiel qui traduit le contexte éducatif social du pays. Il subit un premier niveau de transposition dite externe. Les savoirs à ce niveau doivent selon Veret (1975) répondre aux critères de désyncrétisation, de dépersonnalisation, de programmabilité de l’acquisition du savoir de la publicité et de contrôle social de l’apprentissage avant d’être enseignables. Il devient ainsi le curriculum effectivement enseigné qui subit à son tour un deuxième niveau de transposition, dite interne. Ce niveau curriculaire est celui du« curriculum en acte » (enacted curriculum). Mais cette modélisation à notre avis, ignore le rôle que jouent les enseignants dans la détermination des activités didactiques, et ce faisant, place dans l’ombre d’autres sources d’influences du processus d’enseignement et d’apprentissage. Enfin le troisième niveau est le curriculum acquis par les élèves (Perenoud, 1998 ; Audigier, Crahay et Dolz, 2006 ; De Ketele, 2008). C’est donc à la conjonction des rôles joués par les enseignants et par les élèves, en rapport avec les contenus, qui déterminent la quintessence du curriculum en acte. Même si l’implémentation du curriculum officiel est menée de façon bureaucratique, l’effectivité du curriculum en acte échappe à cette logique car, elle est essentiellement située, et sous la dépendance de déterminations impliquant les acteurs (professeurs et élèves) leur singularité, mais aussi les usages professionnels et scolaires spécifiques du contexte d’implémentation.

Comme l’indique les formulations ci-dessus, il existe des liens entre les problématiques sociologiques d’étude du curriculum effectif, et les problématiques didactiques relatives à la transposition didactiques. Perrenoud (1998) pointait déjà cette articulation possible entre ces deux domaines. L’ouvrage de ’Audigier, Crahay et Dolz (2006) confirme cette analyse en appelant à un dialogue entre « didacticiens, pédagogues et sociologues » (p. 23). Il développent l’idée que les questions que se posent les sociologues du curriculum et les didacticiens ne sont pas réductibles les unes aux autres. Les premiers cherchent à caractériser le statut social des objets d’enseignement de façon à rendre compte des effets sociaux différenciateurs des systèmes éducatifs. Les second, cherchent à éclaircir les

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possibles et les contraintes en tentant de saisir les phénomènes transpositifs dont ils font l’objet (Chevallard, 1991 ; Schubauer-Leoni et Leutenegger, 2005).

4. Pour conclure

La discussion des travaux sur l’APC en tant qu’approche curriculaire a montré, hormis quelques aspects positifs, les controverses théoriques dont cette approche a fait l’objet. Ces controverses se retrouvent tant au niveau des fondements qu’au niveau de la conception d’apprentissage. Dans ces débats, les promoteurs et décideurs politiques de l’APC considèrent proposer une vision moderniste de l’enseignement et de l’apprentissage (Jonnaert et M’Batika, 2004 ; Roegiers, 2000). D’autres auteurs parlent de juxtaposition, ou de faiblesse théorique notamment au regard du socioconstructivisme (Boutin et Julien, 2000). Sur le plan de la conception de l’apprentissage, l’APC en mettant l’apprenant au centre de la construction des savoirs semble aussi réduire le rôle de l’enseignant à celui d’un simple accompagnateur (Roegiers, 2010), alors même que les travaux de Vigotski ou de Bruner ont souligné le rôle essentiel de l’étayage. D’autre part, en mettant en avant les fonctions des échanges entre pairs (dimension sociale de l’apprentissage) au sein du groupe classe, l’APC juxtapose deux formes de constructivisme à savoir celui de Piaget et celui de Vygotski sans les discuter, alors même que les travaux de Vygotsky ou de Bruner ont montré le rôle essentiel de l’étayage de l’adulte.

En ce qui concerne les savoirs, l’APC les dénie et pense qu’ils ne sont pas prioritaires, ce qui est une version appauvrie de l’idée même de compétence telle que développée par de nombreux auteurs (Le Boterf, 2004 ; Pastré, 2004 ; Perrenoud, 1999). Ainsi les compétences ne tournent pas le dos aux savoirs, puisqu’elles ne peuvent s’en passer mais il faut en revanche accepter d’enseigner moins de connaissances si l’on veut réellement développer des compétences rappelle Perrenoud (1999). Ces commentaires amènent Johsua (2000) à considérer que la notion de compétences, telle qu’elle est mise en avant dans les réformes éducatives, relève d’une réponse inadaptée à des difficultés didactiques majeures. Pour cet auteur, « l’interrogation sur la nature des mécanismes socio-cognitifs impliqués dans l’action en situation est de la plus haute importance [si l’on veut] les faire acquérir d’une

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manière systématique » ce qui est la visée de l’Ecole (Ibid., p. 115). Mais cette interrogation ne peut se passer d’une réflexion didactique sur les savoirs surtout si, l’on souhaite comme c’est le cas dans les systèmes éducatifs contemporains passer d’un enseignement basé sur la logique de restitution à un enseignement basé sur la logique de compréhension.

Cette situation inconfortable suscite maintes interrogations : Comment l’APC traduite dans les programmes est mise en œuvre en situation réelle de classe ? Quelles en sont les contraintes et les possibles ? Les réponses à ces questions supposent d’aller sur le terrain de la mise en œuvre du curriculum à travers l’étude des pratiques d’enseignement (Bru, Altet, Blanchard-Laville, 2004). Analyser les pratiques d’enseignement et d’apprentissage auxquelles renvoient les savoirs définis par la société comme faisant partie de la culture, revient alors à étudier les interactions qui se produisent entre les différents acteurs du système didactique, ce qui nous oriente vers l’inscription théorique à partir de laquelle nous étudierons l’implémentation des nouveaux programmes par compétences au Bénin.

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