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La plupart des résultats que j'ai présentés ont été réalisés chez le singe macaque et jusqu'ici, on a implicitement considéré que le traitement visuel chez le singe et chez l'homme était similaire. Chez l'homme, il n'est pas possible d'enregistrer directement le comportement des neurones dans le système visuel, à l'exception de très rares cas où des électrodes doivent être implantées, pour localiser un foyer épileptique par exemple (i.e. Weber et Ojemann, 1995). Pour déterminer l'activité dans les aires visuelles on utilise donc des approches indirectes comme l'imagerie par résonance magnétique (IRMf) ou les potentiels évoqués. La première technique consiste à enregistrer les variations de flux sanguin au sein des aires corticales. La résolution spatiale est de quelques millimètres, mais la résolution temporelle est très faible, de l'ordre de la seconde. Les potentiels évoqués se basent sur l'enregistrement de l'activité électrique à la surface du scalp et il est donc possible d'obtenir une résolution temporelle beaucoup plus élevée. Cependant il est souvent difficile de localiser les zones activées. On utilise en général l'IRMf pour localiser les aires cérébrales coactivées et les potentiels évoqués pour déterminer la dynamique des processus sous-jacents. Je me contenterai ici de citer quelques travaux en IRMf pour comparer les zones activées chez l'homme et chez le singe. Concernant la dynamique des processus visuels que l'on peut mettre à jour avec les potentiels évoqués et que j'ai moi-même utilisés, j'y reviendrai en détail dans la partie expérimentale.

Dans la comparaison du système visuel du singe et de l'homme, il convient de distinguer les aires homologues et les aires analogues : les aires homologues ont une parenté embryologique commune aux deux espèces alors que les aires analogues renvoient à des traits résultant d'une évolution convergente (pour une revue cf. Imbert, 1999). Les expériences récentes indiquent que le système visuel du singe et de l'homme semble être "homologue", notamment pour les aires visuelles de bas niveau de V1 à V4. On connaît depuis longtemps l'organisation rétinotopique de V1 chez l'homme (Holmes, 1818). Comme chez le singe, on observe des colonnes de dominance oculaire, c'est-à-dire des neurones qui répondent

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sélectivement à un œil ou à l'autre. Elles ont d'abord été décrites anatomiquement par un marquage à la cytochrome oxydase15, chez un patient décédé qui avait perdu tardivement l'usage d'un œil (Horton et Stryker, 1993) et ont été plus tard visualisées en IRMf chez un sujet sain stimulé de façon monoculaire (Menon et al, 1997). Autour de V1, plusieurs aires sont présentes, activées par des stimulations visuelles simples, dont on a montré en IRMf qu'elles seraient fonctionnellement homologues aux aires V2 et V3 du singe (figure 2.6; pour une revue cf. Tootell et al, 1996). De même, l'analogue de l'aire V4, sélective à la couleur et à la forme se situerait dans "l'aire de la couleur" du gyrus fusiforme (McKeefry et Zeki, 1997).

Comme on l'a vu, les principales aires du système visuel sont conservées entre l'homme et le singe. Avant d'aborder l'aire analogue d'IT chez l'homme, il convient de déterminer si, comme chez le singe, une voie ventrale, sélective à l'identité des objets, et une voie dorsale, sélective à leurs positions, est présente chez l'homme. Une expérience va en effet dans ce

15 La cytochrome oxydase marque les neurones en activité (juste après le décès du patient). Si le patient avait perdu l'usage d'un œil, seuls les neurones correspondant à l'autre œil présentent une activité et un métabolisme normaux.

Figure 2.6 : Localisation et topographie présumées des aires visuelles chez l'homme. Les aires visuelles sont représentées en couleur à la surface du cortex à partir de données d'IRMf obtenues chez plusieurs sujets. Seul le cortex droit est représenté. La dénomination des aires corticales est identique à celle utilisée chez le singe lorsqu'une homologie topographique et fonctionnelle existe; spécifique à l'humain dans les autres cas, par exemple L[ateral] O[ccipital], L[ateral] S[uperior] P[arietal] O[occipital] (Tootell et al, 1996).

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sens. Dans un protocole d'appariement, les sujets devaient alterner deux tâches (Haxby et al, 1994). Dans la première tâche, ils devaient décider lequel de deux visages était similaire au visage cible. Dans la seconde, ils devaient uniquement prendre en compte la position des photographies de visages, la cible étant indiquée par une double barre ou un point disposé dans une relation spatiale conforme à celle du visage cible. Pour résumer les résultats obtenus, quand on compare les deux tâches, on observe une double dissociation : la tâche d'appariement de forme activait sélectivement le cortex occipito-temporal alors que la tâche de localisation activait de façon sélective le cortex occipito-pariétal16. Cela laisse donc penser qu'il existe également chez l'homme une voie dorsale, sélective à la position des objets, et une voie ventrale, sélective à leur identité (Tootell et al, 1996; Ungerleider et al, 1998).

D'autres expériences renforcent ce résultat en montrant que l'activation de zones dans la voie ventrale, analogue du cortex inféro-temporal chez le singe, semble sélective à la présence d'objets dans le champ visuel. Comme chez le singe, on trouve chez l'homme des zones corticales sélectives à des parties du corps comme les visages, les yeux, les mains ainsi qu'aux scènes naturelles et aux objets manufacturés17 (Kanwisher et al, 1997; Chao et al, 1999; Puce et al, 1999; Gautier et al, 2000). La présentation de visages en particulier, comparée à des présentations de maison ou de mains, active sélectivement en IRMf une partie du gyrus fusiforme18 (Kanwisher et al, 1997; O'Craven et al, 1999). Ces mêmes zones semblent également activées lors de la présentation d'animaux ou d'objets manufacturés comme des voitures (Chao et al, 1999; Gautier et al, 2000). Une spécialisation hémisphérique pourrait également exister : dans l'hémisphère droit, les aires de la voie ventrale ne semblent pas spécialisées dans la reconnaissance spécifique de certains objets alors que cet effet semble présent dans l'hémisphère gauche, l'activation dans le lobe temporal gauche étant plus antérieure pour les objets manufacturés (Moore et Price, 1999). L'étude du comportement de patients cérébro-lésés, confirment ces résultats. Des lésions dans certaines parties du gyrus fusiforme font que le sujet n'est plus capable de reconnaître les visages (Farah, 1996). De même, il existe des patients sélectivement atteints dans la reconnaissance des objets vivants animés, des objets vivants inanimés ou des objets manufacturés. Ces déficits sélectifs laissent penser qu'il existe une certaine spécialisation des aires corticales pour la reconnaissance des différentes catégories d'objets. Nous reviendrons sur ce point en détail quand nous traiterons des modèles étendus du système visuel.

16 Etude réalisée en TEP (Tomographie par Emission de Positon), analogue à l'IRMf.

17 Pour une revue, voir Cabeza et Nyberg (2000).

18 La présentation de photographies de maison activait par contre sélectivement l'aire parahypocampique.

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Comme on l'a vu, les systèmes visuels du singe et de l'homme semblent très similaires à la fois en ce qui concerne l'organisation corticale et la sélectivité. Il convient toutefois d'apporter quelques restrictions à cette vue idéalisée. En ce qui concerne l'organisation du système visuel, chez l'homme, à la différence du singe, la voie ventrale est localisée presque entièrement sur la partie ventrale du lobe temporal. De plus, la voie ventrale n'est pas aussi étendue chez l'homme que chez le singe : chez l'homme, elle n'atteint pas les parties postérieures du lobe temporal. Ces différences suggèrent que ces régions du cortex se seraient déplacées au cours de l'évolution du fait de l'émergence de nouvelles aires spécialisées comme celle du langage (Nobre et al, 1994; Damasio et al, 1996). Concernant la sélectivité des neurones et plus particulièrement la sélectivité des neurones (ou des aires corticales) aux visages, les singes et les hommes semblent également se distinguer. Les cellules dans IT chez le singe répondent aux visages indépendamment de leur orientation, les neurones répondant très bien pour des visages présentés à l'envers (Perrett et al, 1982). A l'opposé, les résultats en psychologie expérimentale indiquent que les hommes présentent des difficultés pour reconnaître des visages présentés à l'envers (Jeffreys, 1989) et donc que les cellules dans le gyrus fusiforme, capables de telles généralisations, sont probablement absentes chez l'homme.

Il est cependant possible que cette différence soit dûe à l'environnement que fréquente l'animal : on peut imaginer que la présence de neurones sélectifs aux visages indépendamment de leur orientation chez le singe est due au fait que ces animaux vivent dans les arbres et doivent donc souvent reconnaître leur congénère dans des positions inhabituelles19. L'environnement de l'animal biaiserait donc la sélectivité neuronale : chez le singe, certains neurones d'IT deviennent en effet sélectifs à des objets que l'animal est habitué à manipuler (Booth et Rolls, 1998).

19 Cette hypothèse semble confirmée par le fait que chez le mouton, bien que certains neurones soient sélectifs aux visages, de telles invariances ne sont pas observées (Kendrick et Baldwin, 1987).

J'ai tenté d'indiquer, aussi succinctement que possible, ce qui était connu de la sélectivité des neurones chez le singe - respectivement des aires corticales chez l'homme - par rapport aux objets du monde extérieur. Très clairement, mon but n'est pas ici d'analyser plus avant les propriétés du système visuel ni de tenter de comparer les différents modèles de traitement décrits dans la littérature. Ces sujets seront abordés dans la discussion des expériences et des

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modèles que je vais présenter. Pour le moment, je préfère ne pas biaiser le jugement du lecteur vers l'un ou l'autre des modèles. Comme je l'ai indiqué dans la partie introductive, je considère qu'il faut absolument prendre en compte les contraintes imposées au système et tenter d'analyser dans quelle mesure, des processus émergents peuvent intervenir pour traiter l'information visuelle. Pour cette raison, l'analyse des décharges des neurones m'a semblé l'approche la plus pertinente car elle prend à la fois en compte la perturbation du monde extérieur et la dynamique d'interaction entre les neurones. Bien que partant d'expériences en psychophysique, je tenterai toujours de revenir à ce niveau de description et d'interpréter les résultats obtenus en terme de dynamique de décharge neuronale.

II

Catégorisation visuelle rapide