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Au seuil de la grotte : La séduction de la transgression

Partie II : Typologie du monstrueux

Chapitre 4 : La Gorgone

II) Au seuil de la grotte : La séduction de la transgression

L'étrange est une tentation : face à la menace, le courage consiste dans la f uite et la lâcheté dans l'affrontement.

(La séduction de l’Étrange, Louis Vax, 1965)

La Gorgone séduit le regard autant qu'elle le châtie, elle est à la fois séduisante, fascinante et pétrifiante. La fertilité de l'interprétation freudienne de ce paradoxe a déjà été amplement explorée, notamment par Jean Clair (1989) et Pascal Quignard (1994). Sans prolonger trop loin cette voie, il convient de noter la proximité avec la « scène primitive » où l'enfant, fasciné, observe la violence du coït parental par le trou de la serrure. A de nombreuses reprises dans Outlast, le personnage-joueur se trouve dans une position similaire, caché dans un placard ou sous un lit, guettant les êtres monstrueux qui hantent l'asile. Le jeu interroge ce regard transgressif lorsqu'un des malades crie à Miles : « Agh ! God dammit! What the fuck is the matter with you? You weren't invited to this, you god damned sicko. What, you like to watch? It's sick. You're sick ». Il y a ici double adresse. Si le journaliste n'est pas à sa place dans cet asile chaotique, le joueur n'y est pas plus dans ce monde numérique d'horreur. L'évocation du plaisir scopique renvoie directement au rôle que doit tenir le personnage-joueur, celui d'observateur, de témoin. Clock Tower (Human Entertainment, 1995) développe cette thématique de manière plus évidente : le joueur y incarne une jeune fille nommée Jennifer qui tente d’échapper avec ses trois amis à un tueur armé d’immenses cisailles hantant un manoir. Le jeu, très influencé par les l’esthétique et la mise en scène grandiloquente des Gialli italiens – et plus particulièrement l’univers de Dario Argento – propose neuf fins différentes qui dépendent, entre autres, du nombre de survivants. Or, c’est l’exploration du joueur qui détermine le destin des camarades de Jennifer : plus il fouille de pièces différentes, plus il se risque à assister à un meurtre.

Ainsi, sa curiosité entraine la mort des autres personnages. L’événement n’a lieu que si le joueur en est témoin. De manière similaire, la découverte macabre du personnage principal dans la nouvelle de Lovecraft, Thurber, découle d'un acte manqué, le vol inconscient de la photographie prouvant la réalité des monstres représentés par Pickman. Or, dès le début, Thurber savait qu'il jouait avec le feu en se rapprochant du peintre sulfureux :

That's because only a real artist knows the actual anatomy of the terrible or the physiology of fear – the exact sort of lines and proportions that connect up with latent instincts or hereditary memories of fright, and the proper colour contrasts and lighting effects to stir the dormant sense of strangeness. […] There's something those fellows catch – beyond life – that they're able to make us catch for a second. Doré had it. Sime has it. Angarola of Chicago has it. And Pickman had it as no man ever had it before or – I hope to Heaven – ever will again.

142 Don't ask me what is it they see. […] If I had ever seen what Pickman saw – but no! Here, let's have a drink before we get any deeper. God, I wouldn't be alive if I'd ever seen what that man – if he was a man – saw! (Lovecraft, 1927, p. 198).

Le discours érudit et esthète de Thurber indique qu'il était tout à fait capable de déceler dans l'art de Pickman une étrangeté telle qu'elle l'amène à douter de l'humanité du peintre. Au contraire, c'est bien ce frisson transgressif de toucher, pour un instant, à la vision que l'artiste ramène d'au-delà de la vie qui l'a poussé en avant. Une curiosité morbide qu'il partage avec le lecteur ; le texte le souligne par des prolepses inquiétantes, où le narrateur laisse entendre qu'il va révéler un secret effroyable, et par l'interruption de la narration (« let's have a drink before we get any deeper ») qui laisse le lecteur dans l'expectative, aiguillonne son intérêt et met en exergue l'intensité émotionnelle du récit à venir.

Pickman lui-même ne s'y prend pas autrement pour attirer Thurber dans son antre :

See here, you're interested in this sort of thing. What if I told you that I've got another studio up there, where I can catch the night-spirit of antique horror and paint things that I couldn't even think of in Newbury Street? […] Yes, Thurber, I decided long ago that one must paint terror as well as beauty from life, so I did some exploring in places where I had reason to know terror lives. […] Now, if you're game, I'll take you there tonight. I think you'd enjoy the pictures, for, as I said, I've let myself go a bit there (Lovecraft, 1927, p. 201-202).

Outre le goût pour le macabre, on trouve une forme de provocation. C'est que l'horreur intègre toujours une part d'antagonisation, de défi. Oserez-vous passer le seuil ? Pourrez-vous contempler l'inconcevable ? Comme dans toute gageure, il s'agit d'aller au-delà de la limite, là où la terreur vit, et de se confronter à des choses auxquelles il nous aurait été même impossible de songer dans le monde quotidien. Or ce que l'on découvre, c'est le regard de la Gorgone dans l'ombre.

Le jeu de Red Barrels présente ce même motif de la transgression et de l'intrusion dans une altérité, en particulier lors des premiers pas du personnage-joueur dans l'asile :

Miles trouve la porte de l'asile fermée. En fouillant alentour, il découvre la brèche d'une grille et décide de s'y glisser. Outlast précise au joueur que sa partie a été sauvegardée, indice qu'il entre dans une zone dangereuse. Le journaliste fait face à des échafaudages. A force de sauts et d'escalade, il parvient à les gravir pour se glisser par une fenêtre ouverte. A peine est-il entré que l'ampoule grille, plongeant la pièce dans l'obscurité. A travers la vision nocturne de sa caméra, Miles parvient à se repérer, découvrant des meubles renversés et brisés.

Passant une porte, il poursuit son exploration de l'étage. De nombreuses barricades encombrent les couloirs. Alors qu'il traverse une pièce, un hurlement retentit, puis ce sont des traces de sang qu'il découvre et une porte que l'on referme sous ses yeux. Au fil de ses macabres découvertes, il se glisse dans un conduit de ventilation et entend un mot prononcé par un interné : « Walrider ». Débouchant dans un couloir il pousse une porte et se fait surprendre par un cadavre tombant du plafond. Avançant dans l'obscurité grâce à la caméra, il se fraye un chemin parmi les rayons d'une bibliothèque, frôlant un pendu et croisant un garde empalé au milieu d'un monceau de viscères. Ce dernier, dans un dernier souffle, a le temps de lui murmurer que les malades ont tué tout le monde et qu'il doit fuir à tout prix.

Arrivant enfin à un nouveau couloir, le journaliste entrevoit une silhouette massive passer

143 une porte. Avançant prudemment à sa suite, il s'apprête à traverser une barricade quand il entend dans son dos : « little pig » [Figure 12]… Il se retrouve saisi par un être monstrueux qui le projette à travers une vitre, vers le hall d'entrée, un étage plus bas.

Fig. 12. Miles Upshur est pris au piège (Outlast, Red Barrels, 2013).

Extrait disponible sur youtube, chaîne « SHN Survival Horror Network » : « OUTLAST PS4 Edition Longplay 1080p/60fps Walkthrough No Commentary », 07min10 à 09min50, url :

<https://youtu.be/XlsVJdJMVCA>.

Miles Upshur entre dans l'asile de son plein gré et malgré les différents obstacles qui compliquent sa tâche : le caractère ergodique (Aarseth, 1997) de l’intrusion vient souligner sa démarche volontaire.

Outlast va alors graduellement multiplier les indices de menace. Il s'agit d'abord de l'information extra-diégétique de la sauvegarde automatique qui, pour le joueur, ne peut s'expliquer que par un risque de mourir et de devoir recommencer la partie. Ce sont ensuite les différents éléments de l'architecture narrative (Jenkins, 2004) du jeu qui révèlent des événements récents d'une violence et d'une cruauté extrême. La structure linéaire de l'espace impose au joueur d'aller de l'avant s'il ne veut pas revenir sur ses pas. Lorsqu'il fait face au premier vrai choc, le charnier de la bibliothèque, il est déjà passé par le conduit d'aération et se trouve donc incité à ne pas reculer. Lorsqu'il est confronté directement au monstrueux, tombant aux mains de l'abominable Chris Walker, il est projeté au rez-de-chaussée et perd de ce fait toute possibilité de retraite. Outlast ménage ainsi la curiosité et l’appréhension du joueur, le poussant à avancer jusqu'à ce qu'il soit trop tard et qu'il ne lui reste plus qu'à regretter de ne pas être parti tant qu'il en avait l'occasion. Cette chute est en effet la première d'une longue série.

L'espace, comme celui de « Pickman's model », est avant tout vertical, renvoyant au chronotope du

144 château théorisé par Bakhtine (1987, p. 384-388). Cette matrice spatio-temporelle place la découverte de secrets et la hantise d'une sombre origine au cœur des œuvres. Pour Jean Clair, cette inquiétude exprimée à travers le regard porté en arrière endosse un caractère auto-réalisateur. Elle fait surgir ce qu’on attend sans l’espérer, une horreur qui, elle aussi, nous observe :

Car les mythes, les légendes, les fables, les religions nous rappellent que le fait de se retourner en arrière, sich besinnen, entraîne toujours une sanction, ou du moins, par le fait même que l'on est inattentif à ce qui pourrait se présenter devant soi, fait courir un péril.

Cham qui se retourne pour regarder, en arrière, la nudité de son père, Noé, est cloué au pilori de l'histoire. La femme de Lot qui se retourne pour voir brûler Sodome est changée en statue de sel. Orphée qui descend dans le royaume des ombres pour sauver Eurydice la voit disparaître au moment où il se retourne pour vérifier qu'elle le suivait. Celui qui regarde en arrière n'y découvre pas ce qu'il cherche : il s'y laisse surprendre par ce qui l'attendait depuis toujours, et cette surprise est de l'ordre de l'épouvante. C'est la tête de Gorgô (Clair, 1989, p. 38).

Il ne s'agit pas seulement de mettre au jour l'horreur sous-jacente au monde, mais également celle qui habite celui qui la contemple. Le trouble ressenti devant la question de l’origine trahit une parenté avec le monstre qui ne peut apparaitre que parce que notre inquiétude l’attend. Comme le remarque Jean-Pierre Vernant, le regard pétrifiant que rend la Gorgone est aussi une reconnaissance :

Quand vous dévisagez Gorgô, c'est elle qui fait de vous ce miroir où en vous transformant en pierre elle mire sa terrible face et se reconnaît dans le double que vous êtes devenu dès lors que vous affrontez son œil (Vernant, 1985, p. 82).

Si la Gorgone fait de nous son propre miroir, elle se trouve au cœur d’une forêt de statues et c’est en explorant ce méandre de doubles pétrifiés que l’on atteint l’horreur elle-même. Ainsi, l'espace ludique d’Outlast ajoute à cette orientation générale une structure labyrinthique visant à perdre le joueur. Ce n'est pas tant lui qui explore l'asile que l'asile qui se joue de lui. Il est jeté dans le vide, tombe dans des failles obscures, voit le sol se dérober sous ses pieds … Il s'égare dans les méandres de couloirs sombres, dans les ténèbres humides des égouts, dans les jardins nocturnes, et s'il lui arrive de remonter ce n'est que pour mieux s'enfoncer. Miles écrit : « The harder I try to escape, the further I get into this god awful place. Like fighting a tar pit ». Plus que tout, Outlast aime montrer ostensiblement l'issue toute proche, mais inaccessible. C'est la porte verrouillée du hall principal, un ascenseur désactivé ou le parc de l'autre côté d'une grille infranchissable. Ce motif atteint son paroxysme lorsque Trager capture Miles, l'attache à un fauteuil roulant et, le plaçant devant la porte de sortie lui dit : « Go on, run free. I'm in no hurry. No ? Alright ». Le joueur est ici privé de toute possibilité d'interaction, il ne peut qu'observer ce que le monstre veut lui montrer, y compris la torture subie par son personnage. L'exploration du territoire de la Gorgone se confond avec une perte, celle du moi qui s'y était aventuré et celle du chemin ramenant au monde humain. Le personnage de

145 Lovecraft se trouve dans une situation similaire : son passage dans les différentes pièces de la maison de Pickman, parmi des toiles où il s'absorbe et se perd, l'a profondément changé.